FLAUBERT
Le tort de Zola, c’est d’avoir un système, de vouloir faire une école.
Lettre de Gustave Flaubert à Edma Roger des Genettes, [3 mars 1877].
DE AMICIS
Ses romans ne sont guère des romans. Ils n’ont pas de squelette, à peine une colonne vertébrale. Essayez d’en raconter un, c’est impossible. Ils sont composés d’une énorme quantité de détails, qu’on oublie en grande partie après la lecture, comme les mille petits tableaux sans sujet d’un musée hollandais. C’est pour cela qu’on les relit avec plaisir. On attend de page en page un événement important, qui fuit devant vous, et qu’on n’atteint jamais. Jamais on n’y rencontre un choc violent de sentiments, d’intérêts, de personnages, qui tienne l’âme en suspens et d’où dépende tout le roman. Il ne s’y trouve pas de points culminants d’où l’on domine du regard un grand espace ; c’est une plaine continue, où l’on chemine la tête baissée, déviant de la route à chaque instant, et s’arrêtant à chaque pas pour observer une pierre, un insecte, une trace, un brin d’herbe.
Ses personnages n’agissent presque pas. La plupart ne sont pas nécessaires à cette apparence d’action qui se déroule dans le roman. Ce ne sont pas des acteurs qui récitent leur rôle ; ce sont des gens occupés de leurs affaires, et photographiés instantanément, sans qu’ils s’en aperçoivent. Il y a dans le roman quelques mois ou quelques années de la vie de chacun. Vous les voyez vivre, chacun pour son compte, et chacun vous intéresse principalement par lui-même, peu ou point pour le rapport qu’il a avec les autres. De là naît la grande force de Zola. Autant la composition manque à ses romans, autant la vérité y abonde. On n’y voit pas la main du romancier qui choisit les faits, qui les accommode pour les relier les uns aux autres, qui les cache les uns derrière les autres pour nous surprendre, et qui prépare un grand effet par mille petits sacrifices de la vraisemblance et de la raison. Le récit va tout seul, et il semble qu’il ne pourrait pas se passer autrement ; on dirait une simple exposition du vrai, non seulement pour .les caractères, mais encore par la nature des faits et par l’ordre où ils se succèdent. On lit, et on croirait assister de sa fenêtre aux mille petits incidents de la rue.
C’est pour cela que tous les romanciers, comparés à lui, ont un peu l’air de joueurs de dés. N’ayant pas la préoccupation ordinaire des faiseurs de romans, de nouer des intrigues et de faire converger tous les événements vers un seul point, il est libre de tourner toutes ses facultés vers son but particulier, qui est de retracer le vrai, et il peut ainsi atteindre un haut degré de puissance dans cet art. Du reste, ses facultés ne sont pas très variées, et il le sent ; aussi il aiguise et fortifie merveilleusement celles qu’il possède, pour suppléer au manque des autres. Et l’on peut mettre en doute si ce manque est à déplorer car peut-être une plus vaste imagination aurait amoindri sa puissance, en distrayant de la description et de l’analyse une partie de ses forces. Doué comme il l’est, il conçoit son roman de façon que son plan et son but ne gênent pas le moins du monde la liberté de son travail. Attentif à une scène et à un dialogue, il semble oublier son roman, il est là tout entier, il creuse et travaille avec toute son âme. Le dialogue marche sans but, la scène se développe sans entraves, et c’est pour cela que l’un et l’autre sont toujours vrais. Il cueille au vol mille riens, la voiture qui passe, la nuée qui cache le soleil, le vent qui agite le rideau, le reflet d’un miroir, un bruit lointain ; et le lecteur lui-même, oubliant tout le reste, vit avec l’écrivain dans ce moment et dans ce lieu, et y éprouve une illusion pleine de charme, qui ne lui laisse rien à désirer. Avec cette faculté de donner du relief à la plus petite chose, et en travaillant, comme il fait, avec ordre et patience, il est supérieur dans l’art des gradations, et il expose admirablement, par une série de transitions imperceptibles, la transformation lente et complète d’un caractère ou d’un état de choses, si bien que le lecteur va en avant avec lui, sans s’en apercevoir, à petits pas, et éprouve ensuite un profond étonnement, quand il arrive à la fin, et qu’il reconnaît, en se retournant, qu’il a fait un immense chemin.
Le grand mérite de plusieurs de ses romans consiste presque entièrement dans cet art. Ses romans sont un tissu de mailles, mailles serrées de petits épisodes, de dialogues rompus et de descriptions répétées, où chaque mot a sa couleur et sa saveur, où tout l’écrivain est, pour ainsi dire, dans chaque période. Il est rare qu’on éprouve une émotion forte et subite. Elle est peut-être unique dans ses œuvres~ la scène désolante et sublime de « Monsieur, écoutez donc » de Gervaise, quand elle s’offre aux passants, mourante de faim, et quand elle se rassasie, en pleurant, sous les yeux de Goujet. Presque toujours, en lisant, on éprouve une suite d’acres sensations de plaisir, de petites secousses et de surprises qui laissent l’esprit incertain : ici un éclat de rire, là un frisson de dégoût, un peu d’impatience, une grande admiration pour une description prodigieusement vive, un serrement de cœur pour une plaie humaine mise à nu sans pitié, et une légère stupeur, depuis la première page jusqu’à la dernière, comme si l’on voyait se dérouler une série de perspectives d’un pays nouveau. Ce sont des romans qui se hument, qui se savourent goutte à goutte, comme des verres de liqueur, et qui vous laissent l’haleine forte et le palais insensible aux sucreries.
Ce qui contribue beaucoup à ce résultat, c’est son style, solide, étroitement uni à sa pensée, plein d’artifices ingénieux adroitement cachés sous une certaine allure uniforme, toujours docile à l’écrivain, imitant étonnamment les mouvements et les sons, résolu, harmonieux ; qui semble accompagné par les chocs cadencés d’un poing de fer sur la table, et où l’on sent la respiration large et tranquille d’un homme jeune et puissant. La force, en effet, est le don principal de Zola, et quiconque veut le définir commence par dire il est puissant. Chacun de ses romans est un grand tour de force, un poids énorme qu’il soulève lentement et remet lentement par terre, en faisant tout son possible pour dissimuler l’effort. Quand on a lu la dernière page, on a envie de dire : « Hein ! quelle poigne ! » comme ces trois ivrognes de L’Assommoir, à propos du marquis qui avait jeté par terre trois portefaix à coups de tête dans le ventre.
Elle est étrange, vraiment, l’apparition de ce romancier en manches de chemise, à la poitrine velue et à la voix rude, qui dit tout à tous, en pleine place, impudemment ; son apparition subite au milieu d’une foule de romanciers en habit noir, bien élevés et souriants, qui disent mille obscénités d’une manière décente, dans de petits romans couleur de rose, faits pour l’alcôve et le théâtre. C’est là son plus grand mérite. Il a jeté en l’air d’un coup de pied tous les petits flacons de la toilette littéraire, et il a lavé avec un torchon de toile bise la figure fardée de la Vérité. Il a fait le premier roman populaire qui ait vraiment « l’odeur du peuple ». Il a attaqué presque toutes les classes sociales, flagellant jusqu’au sang la mesquinerie maligne des petites villes de province, la fourberie des agioteurs de haute volée, la corruption dorée, l’intrigue politique, les luttes du prêtre ambitieux, la froideur cruelle de l’égoïsme mercantile, l’oisiveté, la gloutonnerie, la luxure, avec une telle puissance, que bien qu’il ait été précédé dans cette voie par d’autres historiens admirables, il semble y être entré le premier et même les gens flagellés sentent leurs anciennes plaies se rouvrir plus cuisantes que jamais.
Dans son ardeur, il a parfois dépassé les limites de l’art ; mais il a ouvert à l’art de nouvelles éclaircies, par où l’on voit de nouveaux horizons, et il a enseigné à ses rivaux des couleurs, des coups de ciseau, des jeux d’ombres, des formes, des moyens de toute nature, dont mille autres esprits pourront tirer un avantage immense, bien qu’ils marchent par une autre voie à un but absolument différent. Et il n’y a pas lieu de craindre qu’une école excessive et funeste dérive de lui, car la faculté descriptive, qui est sa faculté dominante, ne peut aller plus avant sur le chemin qu’il parcourt, et le culte de la Vérité nue ne peut avoir un prêtre plus intrépide et plus fidèle. Ses imitateurs tomberont misérablement, exténués, en suivant ses traces, et il restera seul là où il est arrivé, sur les derniers confins de son art, debout au bord d’un précipice où tombera quiconque voudra le dépasser.
Mais on ne peut encore prononcer sur lui un jugement définitif. Il n’a que trente-sept ans, il est encore dans la fleur de sa jeunesse d’écrivain, et il est possible qu’il grandisse et se transforme. Il est vrai que la route ou il s’est engagé est si raide et si profondément encaissée, qu’on ne comprend pas comment il pourrait en sortir. Mais il est certain qu’il essayera et, s’il ne réussit pas, au moins nous fera-t-il assister à un de ces efforts puissants, et nous donnera-t-il une de ces œuvres étonnantes, qui sont aussi dignes d’admiration que les grands triomphes.
Edmando de Amicis, Souvenirs de Paris et de Londres, Paris, Hachette, 1880
MAURRAS
Imagination, travail, nervosité, toute la carrière de Zola s’explique par ces trois dons que son physique révèle. Dès son début, âpre à la plume (nullus dies sine linea), âpre au succès, on le jugeait tel, et il ne s’en cachait guère. Il éprouvait le besoin de répéter aux Goncourt, de se répéter à lui-même, en 1868, qu’il n’avait que vingt-huit ans, – un âge où tous les jeunes d’aujourd’hui se seraient crus finis, – et, dans cette récrimination amère, vibrait, nous disent les témoins, « une note de volonté âcre et d’énergie rageuse ». Par besoin d’agir, de sonner de la trompe, de violer la Renommée, il confectionnait la vague de Manet (Mon Salon), tirait à force de rabâchage l’œuvre inconnue de Flaubert et des Goncourt à la pleine lumière, redisant au public ce qu’il leur avait dit, à eux : « Vos ennemis même reconnaissent que vous avez inventé votre art ; ils croient que ce n’est rien : c’est tout ! »
Et cet affalé de la Bibliothèque nationale, ce lecteur accroupi sur un carré de parchemin, comme l’est un rustaud sur le sol qu’il pioche, inventa, lui aussi, à force de vouloir, son art personnel. De la prose grise, pâle des Mystères de Marseille, il se grandit à cette description du passage du Pont-Neuf, or et boue, couleur de gaz pleurant sur des vitrines infectes, qui arrachait à Sainte-Beuve des protestations ahuries (Thérèse Raquin). Il se haussa aux intensités de La Curée, dont les vingt premiers feuillets recevaient ce coup de chapeau du vieux maître styliste, Flaubert : « Celui qui a écrit cela, c’est un monsieur ». Ce monsieur, parfaitement ignoré en ce temps-là, avait, en effet, conçu le plus vaste plan de roman social après celui de Balzac, une Comédie humaine plus poétique, et moins gaie, peut-être aussi moins exacte. Le style se parfaisait, se dégageait, à travers Le Ventre de Paris, jusqu’à La Faute de l’abbé Mouret, dans les efflorescences et les fructifications édeniques du Paradou, dans la belle mort d’Albine, aux soupirs exhalés de roses, une page suprême où, selon moi, se marque la pleine assimilation du Verbe par Zola. Effort énorme chez un tel sensitif ! Et alors vient L’Assommoir, le chef-d’œuvre, ainsi que l’a qualifié Bourget, un concurrent.
Dès ce moment, pleuvent les gros succès, et les gros sous, et les coups de grosse caisse. Les cinq syllabes – Émile Zola – sont jetées en épouvantails aux cœurs simples, et ce renom est exploité par Zola lui-même, ou sans son désaveu. Spectacle chagrinant pour les amis littéraires du romancier. Pourtant ils avaient en lisant Nana, la satisfaction de voir le talent baisser où la morale se voilait. Mais, que dire et que faire devant ce Germinal sombrement beau, la tragédie désespérée d’un peuple sans « bon Dieu », comme geint la Maheude, d’un peuple de viveurs mélancoliques et d’affamés, où la foule crie : « Du pain ! » quand le bourgeois pleure ses hontes de ménage et ses viduités de cœur ? Que faire et que dire même devant l’immonde gueuse, pour laquelle Zola a profané le nom de La Terre ? Car entre tant d’impudeurs et de fétidités, il lui a laissé je ne sais quel charme fou qui peut bien vous donner une envie de la battre – et de battre l’auteur avec, – non vous laisser indifférent. Tant mieux, si vous avez la force d’âme de vous boucher le nez et de passer : je ne peux pas. Quelque chose me retient à regarder, à humer, à souffrir de cette vue et de cette odeur ; un attrait singulier – sans doute la puissance avec laquelle Zola y réunit tous les éléments d’un dégoût surnaturel ; – autre chose encore il me semble : on éprouve à regarder l’univers dans cette glace sombre, un plaisir trop amer et trop vif, pour qu’il n’implique pas l’obsédant souvenir et la rancœur d’une vision meilleure, de quelque paradis perdu…
Oui, l’écrivain que la banalité des choses aigrit à ce point a dû les aimer dans le temps ; il a dû se faire à leur propos de brillantes et d’entières illusions, que la vie a cueillies comme un coup de mistral ébranche des fruits verts. Mais si peu qu’ait duré ce songe, la trace ne s’est pas effacée de l’œuvre du maître, ni de son esprit. Ce sillage luisant fait la moitié de son attirance et de sa terreur ; tout comme le trait du jour qui coupe en biais les Rembrandt, il redouble le mystérieux et l’horrifiant de leurs reculés.
Consultez de nouveau le portrait de Zola. Évidemment, cet homme se serait confiné dans sa tour d’ivoire, dans son cerveau prolifique, dans les adulations de ses rêves, s’il n’avait été perpétuellement tiré de son extase au rappel de ses nerfs émus, – si le Victor Hugo illusionnable et sanguin qui est en lui, n’avait été doublé d’un Goncourt instable et plaintif. Et je crois, en Zola, le Goncourt postérieur à l’Hugo. Ses condisciples du collège d’Aix n’ont guère connu que le rêveur hautain, muet, sérieux, boutonné : immense a été leur surprise en apprenant qu’il faisait à Paris des romans d’observation, des scènes de la vie populacière.
« C’est drôle, me disait l’un d’eux. Moi qui l’ai connu si aristo, je ne peux pas me figurer qu’il soit tombé si bas ! »
On peut saisir dans l’œuvre les reflets de ce Zola idéaliste, lecteur d’Hugo, coureur de champs, amoureux de cascatelles, de lacs et d’une petite demoiselle, à laquelle il donnait ses aubades nocturnes de clarinette et de cornet à piston : les pots-à-eaux de la belle eurent seuls raison de cette cour à l’espagnole. Zola martyr du platonisme ! Anatole France, qui lui refuse la faculté du songe bleu, pourrait-il nous produire d’aussi beaux états de service ?
Charles Maurras. À propos du Rêve, Nouvelle Revue Internationale, Tome 7, septembre-décembre 1888.
HUYSMANS
Zola digère absolument de Flaubert et des Goncourt. Pour me servir d’une expression triviale, il a l’œuvre plus bon enfant qu’eux. Il n’a pas le coup de tranchet, le coup sec du premier, il n’a pas le rire amer et douloureux des derniers. Il rit, lui, à pleine bouche et ce rire étonne par ce temps d’inquiétudes et de névroses. Il digère d’eux aussi par sa manière d’envisager la femme; il n’a point l’impassibilité terrible de l’un, la rancœur méprisante et toujours attendrie des autres, il explique même parfois, comme dans L’Assommoir, avec une sincère pitié les détresses et les chutes de ses héroïnes.
Il est à coup sûr moins anatomiste que ses deux devanciers. Il se rapproche davantage de Balzac en ce sens qu’il a l’intuition plutôt que l’observation prise sur nature des caractères. Il ne dissèque pas fibre par fibre, il ne fouille pas avec une implacable loupe tous les coins et les recoins d’une conscience: la force de son tempérament le porte à l’étude psychologique moins minutieuse et plus large. Il possède selon moi une faculté géniale : savoir créer un personnage auquel il n’infuse aucune idée qu’il ne saurait avoir ; pour me servir d’un exemple, il ne prête à une femme du peuple ni la façon de penser, ni la façon de s’exprimer d’une femme du monde, il ne l’affine ni ne l’enjolive, et, grâce à cette méthode, il atteint ce but suprême de l’artiste : la vérité, la vie ! Il a fait sien enfin un procédé qu’il a poussé jusqu’à la perfection, celui-ci: étant donné deux individus arrivés au moment critique, il fait agir les objets extérieurs qui, faisant irruption sur la scène, ralentissent l’action ou la précipitent. Dans la Curée, au moment où Renée s’affaisse, au café Riche, dans les bras de, Maxime, le boulevard s’anime, grouille, et ses mille bruits emplissant la chambre achèvent d’affoler la femme. Dans Le Ventre de Paris, dans l’Abbé Mouret, dans L’Assommoir, il a obtenu avec ces alternances habilement ménagées, d’incroyables effets!
Comme cuisine littéraire, comme maniement d’outils, Flaubert possède une énergique concision, le mot qui dit plus qu’une ligne et donne à la phrase une intensité vraiment admirable ; les Goncourt s’attaquent avec leur style orfèvre aux sensations les plus fugitives et les plus ténues ; Zola est moins soigné qu’eux, il a des répétitions inutiles, des adjectifs qui reviennent trop vite, il est moins ciseleur, moins joaillier, mais il possède une envergure, une ampleur de style, une magnificence d’images qui demeurent sans égales !
Tous ces éblouissements, toutes ces merveilles l’absoudront-ils d’avoir ainsi rompu avec toutes les vieilles routines, avec tous les préjugés d’antan ? L’immense succès de L’Assommoir me fait croire qu’en dépit des coups de boutoir mal dirigés d’une critique en désarroi, le public a donné raison au grand romancier.
J.-K. Huysmans, L’Actualité, Bruxelles, 1877.
MAUPASSANT
Zola est, en littérature, un révolutionnaire, c’est-à-dire un ennemi féroce de ce qui vient d’exister. […] Mais un révolutionnaire élevé dans l’admiration de ce qu’il veut démolir, comme un prêtre qui quitte l’autel, comme M. Renan soutenant en somme la Religion, dont bien des gens l’ont cru l’ennemi irréconciliable.
Ainsi, tout en attaquant violemment les romantiques, le romancier qui s’est baptisé naturaliste emploie les mêmes procédés de grossissement, mais appliqués d’une manière différente.
Sa théorie est celle-ci : Nous n’avons pas d’autre modèle que la vie puisque nous ne concevons rien au delà de nos sens ; par conséquent, déformer la vie est produire une œuvre mauvaise, puisque c’est produire une œuvre d’erreur. […]
C’est-à-dire que tout l’effort de notre imagination ne peut parvenir qu’à mettre une tête de belle femme sur un corps de cheval, à couvrir cet animal de plumes et à le terminer en hideux poisson ; soit à produire un monstre.
Conclusion : Tout ce qui n’est pas exactement vrai est déformé, c’est-à-dire devient un monstre. De là à affirmer que la littérature d’imagination ne produit que des monstres, il n’y a pas loin.
Il est vrai que l’œil et l’esprit des hommes s’accoutument aux monstres, qui, dès lors, cessent d’en être, puisqu’ils ne sont monstres que par l’étonnement qu’ils excitent en nous.
Donc, pour Zola, la vérité seule peut produire des œuvres d’art. Il ne faut donc pas imaginer ; il faut observer et décrire scrupuleusement ce qu’on a vu.
Ajoutons que le tempérament particulier de l’écrivain donnera aux choses qu’il décrira une couleur spéciale, une allure propre, selon la nature de son esprit. Il a défini ainsi son naturalisme : « La nature vue à travers un tempérament » ; et cette définition est la plus claire, la plus parfaite qu’on puisse donner de la littérature en général. Ce tempérament est la marque de fabrique ; et le plus ou moins de talent de l’artiste imprimera une plus ou moins grande originalité aux visions qu’il nous traduira.
Car la vérité absolue, la vérité sèche, n’existe pas, personne ne pouvant avoir la prétention d’être un miroir parfait. Nous possédons tous une tendance d’esprit qui nous porte à voir, tantôt d’une façon, tantôt d’une autre ; et ce qui semble vérité à celui-ci semblera erreur à celui-là. Prétendre faire vrai, absolument vrai, n’est qu’une prétention irréalisable, et l’on peut tout au plus s’engager à reproduire exactement ce qu’on a vu, tel qu’on l’a vu, à donner les impressions telles qu’on les a senties, selon les facultés de voir et de sentir, selon l’impressionnabilité propre que la nature a mise en nous. […]
Fils des romantiques, romantique lui-même dans tous ses procédés, il porte en lui une tendance au poème, un besoin de grandir, de grossir, de faire des symboles avec les êtres et les choses. Il sent fort bien d’ailleurs cette pente de son esprit ; il la combat sans cesse pour y céder toujours. Ses enseignements et ses œuvres sont éternellement en désaccord.
Qu’importent, du reste, les doctrines, puisque seules les œuvres restent ; et ce romancier a produit d’admirables livres qui gardent quand même, malgré sa volonté, des allures de chants épiques. Ce sont des poèmes sans poésies voulues, sans les conventions adoptées par ses prédécesseurs, sans aucune des rengaines poétiques, sans parti pris, des poèmes où les choses, quelles qu’elles soient, surgissent égales dans leur réalité, et se reflètent élargies, jamais déformées, répugnantes ou séduisantes, laides ou belles indifféremment, dans ce miroir grossissant mais toujours fidèle et probe que l’écrivain porte en lui.
Il semble même pousser jusqu’au défi cet amour de la vérité nue, se complaire dans les descriptions qu’il sait devoir indigner le lecteur, et le gorger de mots grossiers pour lui apprendre à les digérer, à ne plus faire le dégoûté.
Son style large, plein d’images, n’est pas sobre et précis comme celui de Flaubert, ni ciselé et raffiné comme celui de Théophile Gautier, ni subtilement brisé, trouveur, compliqué, délicatement séduisant comme celui de Goncourt ; il est surabondant et impétueux comme un fleuve débordé qui roule de tout.
Né écrivain, doué merveilleusement par la nature, il n’a point travaillé comme d’autres à perfectionner jusqu’à l’excès son instrument. Il s’en sert en dominateur, le conduit et le règle à sa guise, mais il n’en a jamais tiré ces merveilleuses phrases qu’on trouve en certains maîtres. Il n’est point un virtuose de la langue, et il semble même parfois ignorer quelles vibrations prolongées, quelles sensations presque imperceptibles et exquises, quels spasmes d’art certaines combinaisons de mots, certaines harmonies de construction, certains incompréhensibles accords de syllabes produisent au fond des âmes des raffinés fanatiques, de ceux qui vivent pour le Verbe et ne comprennent rien en dehors de lui.
Guy de Maupassant, Émile Zola, 1883.
LÉON BLOY
Je sais, parbleu ! aussi bien qu’un autre, ce qu’on peut reprocher à M. Zola : l’enivrement de sa propre force, l’amour du vaste décor dont il a le sentiment et le besoin plus qu’aucun homme qui ait existé, l’incompréhension presque absolue de tout spiritualisme dans les passions de l’amour qu’il ravale invariablement jusqu’au rut bestial, enfin et surtout, l’ivresse du succès, le respect de l’or qui le fait tomber en extase devant les pompes industrielles du Printemps ou du Bon Marché.
N’importe, ce grossisseur des réalités vulgaires est, malgré tout, l’ouvrier d’une infaillible justice. Il a divulgué le Secret moderne qui est une combinaison de sottise, de férocité et de lâcheté, amalgamées suivant des formules dictées par l’orgueil vagissant du prochain siècle, et c’est là sa glorieuse assise dans le jugement épouvantable qui va survenir.
Quand les portes de bronze capitonnées de fer forgé de l’inévitable mort se refermeront sur lui, cet homme ignorant Dieu s’en ira, peut-être, à tâtons, dans les couloirs de l’éternité ; mais il laissera derrière lui la plus vaste nappe de lumière triste où l’humanité déchue puisse jamais contempler son ignominie.
Léon Bloy, Gil Blas, 21 janvier 1889.
OCTAVE MIRBEAU
C’est une chose curieuse, vraiment, qu’un homme ne puisse plus, maintenant, confesser une foi littéraire, combattre pour une idée parce qu’il la croyait juste, belle et féconde, sans qu’on l’accuse d’être mû par des désirs bas de réclame et des avidités d’argent.
Il lui est interdit d’aspirer à un idéal artiste, qu’il juge supérieur à celui des autres ; il ne peut avoir une préférence ou marquer un dégoût, on lui refuse le droit de se défendre quand il est, de toutes parts, vilainement attaqué, non seulement dans les réalisations, mais dans les intentions de son œuvre ; on lui refuse surtout le droit d’être riche et illustre.
Et il faut que cet homme se laisse béatement exploiter, voler, calomnier, vilipender.
S’il pousse un cri, alors ce n’est que de la vanité ou le besoin pervers de faire retentir son nom sur la foule des imbéciles et des gobe-mouches.
Car enfin, pourquoi ?
Qui donc les luttes littéraires passionnent-elles encore ?
Ne savons-nous pas que l’art a, depuis longtemps, abdiqué sa souveraineté aux mains des agioteurs et des croupiers, et que, chassé des temples où brûle la lampe sacrée, il se réfugie dans les banques où luit le chiffre d’or ?
La haine qui, à travers beaucoup d’admiration, je m’empresse de le dire, poursuit encore M. Zola, est facile à connaître et à déterminer.
Elle vient de son grand talent, d’abord, car les médiocres ne pardonnent pas aux forts d’être des forts ; elle vient ensuite de ce que M. Zola s’est poussé tout seul dans la vie.
Car c’est la jouissance égoïste des médiocres de s’imaginer qu’ils sont pour quelque chose dans la gloire d’un écrivain et de s’écrier en chœur :
« C’est moi qui l’ai découvert. »
Or le malheur veut que M. Zola se soit découvert lui-même.
Il n’est le produit d’aucune camaraderie ; comme tant d’autres, il n’est point sorti des fabriques ordinaires de renommées.
Soutenu par la force seule de son génie, par l’âpre ténacité de son courage, il a marché droit devant lui, et il a fait sa trouée magnifiquement.
Il ne s’est abaissé à aucune concession ; il n’est point entré dans les compromis, les soumissions, les grandes intrigues et les petites lâchetés dont se compose la vie des lettres… et le voilà.
Octave Mirbeau, Le Matin, 6 novembre 1885.
ÉMILE HENNEQUIN
Zola n’est pas un styliste, dans le sens très moderne de ce mot.
Quand il lui faut décrire un objet ou un ensemble, noter un dialogue, exprimer une idée, il ne tente pas de choisir, entre les termes exacts possibles, ceux doués de qualités communes indépendantes de leur sens, la sonorité et la splendeur comme chez Flaubert, le mouvement et la grâce comme chez les de Goncourt, la rudesse cladélienne ou la noblesse et le mystère de M. Villiers de l’Isle-Adam.
Le vocabulaire de M. Zola n’a d’autre caractère spécifique que l’abondance, qualité appartenant à tous ceux qui ont frayé avec les romantiques, et, par endroits, un coloris fumeux.
De même, la façon dont M. Zola assemble ses mots en phrases est extrêmement simple, commode, apte à tout.
Il procède d’habitude par l’accolement, sans conjonction, de deux propositions à sens presque identique, qui redoublent l’idée, l’enfoncent en deux coups de maillet, et marchent puissamment dans un rythme balancé, jusqu’à ce que soit atteinte la fin du paragraphe, que M. Zola termine indifféremment par un retentissant accord, finale d’une gradation ascendante, ou par une phrase surajoutée et superflue qui laisse en suspens la voix du lecteur.
En cette façon d’écrire aisée, maniable et large, propre à tout dire et appliquée par M. Zola à tous les usages, celui-ci polémise, expose, raconte, parle et décrit, énonce l’énorme masse de petits faits qui lui servent à poser ses lieux, ses personnages et ses ensembles.
En opposition au procédé classique qui décrit en quelques mots généraux, et au procédé romantique, qui décrit en quelques mots particuliers, conformément à l’acte de la vision qui est une synthèse de mille perceptions élémentaires, M. Zola, avec tous les réalistes, forme ses tableaux de l’énumération d’une infinité de détails résumés parfois en un aspect d’ensemble.
Chaque spectacle est dépeint en ses parties constituantes, marquées chacune par l’adjectif coloré qui correspond à sa perception ; puis, en une phrase générale, le tout est repris avec des termes où domine celui des caractères de forme ou de nuance, qui existe en le plus de parties. […]
Par un procédé identique exactement – série d’actes condensés en trois ou quatre qualificatifs fréquemment rappelés –
M. Zola pose ses personnages.
Leur aspect physique déterminé, le romancier les place dans une scène, soit journalière, soit exceptionnelle, montre par une conduite concordante de quelle façon particulière tel être se caractérise.
Puis la dominante psychologique, habituellement analogue à la dominante physiologique établie, il les résume en une phrase appositive qu’il accole sans cesse au nom de l’individu ainsi présenté. […]
Pour la partie la plus étendue de son ensemble de romans, M. Zola emprunte ces éléments à la vie réelle, et. les reproduit tels que sa mémoire et ses sens et les ont perçus et emmagasinés.
Les livres de M. Zola, comme ceux de tout grand réaliste, possèdent une vérité supérieure.
Constamment construits par un minutieux détaillement de faits, d’anecdotes, d’observations, de notes prises sur les lieux, et de spectacles réellement vus, ils tendent à donner de la vie une image adéquate, aussi complexe, aussi variée, abondante en contrastes, sans que le choix, l’idéal personnel de l’auteur restreigne le rayon de son observation et résume la vie et les âmes en des extraits fragmentaires.
C’est là la véritable différence entre un roman idéaliste et un roman réaliste. […]
Zola a constamment proposé à son analyse des caractères simples et sains, ou déséquilibrés par une maladie concrète.
La facilité choisie de cette tâche permet qu’on l’accuse de manquer de psychologie, défaut dont la présence est confirmée par la fixité de ses caractères.
En tous ses livres, sauf L’Assommoir, les personnages restent les mêmes du commencement à la fin, sans que leur vie, dont l’instabilité normale est scientifiquement admise, varie d’un linéament.
Bien plus, dans quelques-uns des livres récents de M. Zola, notamment dans Nana, Le Bonheur, Germinal, le romancier, tout en conservant une vue très nette des lieux où se passe son action, et d’excellentes aptitudes descriptives, a si bien simplifié le mécanisme de ses personnages, leur prête des conversations si banales et des caractères si généraux, qu’ils perdent toute individualité nette.
Au milieu de décors magnifiquement visibles, circulent des ombres d’autant plus ténues.
Enfin, M. Zola, comme tous les écrivains peu aptes à imaginer le mécanisme intérieur de la machine humaine, et comme aucun des romanciers psychologues, montre les actes de ses personnages de préférence à leurs raisonnements, les effets plutôt que les causes.
De sorte que, le lecteur voyant ces créatures, de visage et de caractère nettement défini, réagir aux événements sans hésitation, sans débat, sans trouble, d’une façon constamment conséquente, identique et directe, se sent parfois en présence d’êtres trop simples pour des hommes.
De même, mais dans une plus faible mesure, les descriptions de M. Zola ne sont pas matériellement exactes.
Tout artiste choisit entre les diverses sensations d’un ensemble celles que ses nerfs lui permettent de sentir le plus vivement. Pour M. Zola, cette sélection porte évidemment sur les odeurs et les couleurs. […]
Ces réserves diminuent déjà dans une faible mesure l’aptitude de M. Zola à reproduire exactement toute l’humanité actuelle, et marquent des bornes à l’envergure de ce romancier, qui demeure cependant très grande.
Il est une autre cause d’un ordre tout différent qui empêche encore M. Zola de voir et de rendre entièrement toute la nature : son individualité qui, dans l’ensemble total des faits psychologiques et matériels, l’a porté à en préférer une série douée d’un caractère commun, à modifier certains rapports, à dénaturer certains aspects, à donner de tout ce qu’il décrit une image notablement altérée dans le sens de ses sympathies, c’est-à-dire de sa nature d’esprit.
Les livres de M. Zola n’échappent pas à la formule que lui-même a donnée justement de toute œuvre d’art : « La nature vue à travers un tempérament. »
Émile Hennequin, Quelques écrivains français, 1890
ÉMILE FAGUET
C’était donc un romantique de second ordre, qui aurait paru très mince personnage, avec son style gros et lourd et incorrect, aux environs de 1830 ; mais ce qui est plus intéressant c’est de voir comment le romantisme s’est déformé en lui.
Il s’est déformé de telle sorte que Zola sera un document d’histoire littéraire très intéressant pour qui se demandera vers quoi le romantisme tendait sans le savoir, à travers ses essors, ses envolées et ses splendeurs.
Il s’est déformé à travers le cerveau de Zola comme à travers celui d’un lecteur vulgaire, illettré et barbare, des romantiques en 1840. […]
Dans ces auteurs, ou encore mieux dans leurs imitateurs ridicules, le mot cru et gros, la couleur violente et aveuglante, la description acharnée qui ne demande à l’intelligence aucun effort et qui fait simplement tourner le cinématographe, le relief des choses, cathédrale, quartier, morceau de mer, champ de bataille, aussi l’imagination débordante et enlevante, qui vous entraîne vers des hauteurs ou des lointains confus comme dans la nacelle d’un ballon, toutes ces choses qui ne demandent au lecteur aucune collaboration, qui le laissent passif tout en le remuant et l’émouvant ; aussi et enfin une misanthropie qui ne donne pas ses raisons et qui ne nous fait pas réfléchir sur nous-mêmes, mais seulement flatte en nous notre orgueil secret en nous faisant mépriser nos semblables sans nous inviter à nous mépriser nous-mêmes : voilà ce que le lecteur illettré de 1840 voit, admire et chérit dans les romantiques ; voilà la déformation du romantisme dans son propre cerveau mal nourri, dans la misère physiologique de son esprit.
C’est une déformation moins misérable, mais à peu près semblable, qui s’est produite dans le cerveau d’Émile Zola.
Tous les éléments romantiques se sont comme avilis et dégradés en lui.
Le sens pittoresque est devenu en lui cette couleur grosse et criarde qui fait comme hurler les objets au lieu de les faire chanter, comme disent les peintres, dans une harmonie et comme une symphonie générale selon leurs rapports avec les autres objets qui les entourent. – L’objet matériel animé d’une vie mystérieuse, qui est peut-être l’invention la plus originale des romantiques et d’où est venue toute la poésie symbolique, est devenu chez Zola, souvent, du moins, une véritable caricature lourde, grossière et puérile et la « solennité de l’escalier » d’une maison de la rue de Choiseul a défrayé avec raison la verve facile des petits journaux satiriques. – La simplification de l’homme, réduit à une passion unique et dépouillé de sa richesse sentimentale et de sa variété sensationnelle, est devenue, chez Zola, une simplification plus indigente encore et plus brutale ; chaque homme n’étant plus chez lui qu’un instinct et l’homme descendant, en son œuvre, on a dit jusqu’à la brute et il faut dire beaucoup plus bas, tant s’en fallant que l’animal soit une brute et que chaque animal n’ait qu’un instinct.
Le pessimisme et la misanthropie romantiques, si nobles chez la plupart des grands hommes de 1830, sont devenus chez lui une passion chagrine de dénigrement systématique, une passion d’horreur à l’endroit de l’humanité, qui a quelque chose de haineux, d’entêté, d’étroit, de sombre et de triste comme une manie, et qui en vérité chez Zola n’est qu’une manie d’aveugle ou de myope.
On croit sentir chez Zola une manière de rancune amère contre une société, contre un genre humain plutôt, qui ne lui a pas fait tout de suite la place de premier rang à laquelle il avait droit comme de plain-pied.
Nul homme, – ce qui ne m’irrite point outre mesure, et, après tout, on l’a pardonné bien facilement à Byron et à Henri Heine, mais ce qui me blesse cependant un peu, – n’a plus âprement et plus injustement calomnié son pays.
Une partie du mépris que professent à notre égard les étrangers vient des livres d’Émile Zola.
Je n’attribue pas à l’œuvre d’un romancier populaire tant d’influence internationale que je m’avise de protester ici avec indignation.
Je n’ignore pas, non plus, puisque je l’ai dit assez souvent, que la satire est un sel salutaire ou une médecine amère, une sorte de tonique qui souvent a son bon office et plus d’efficace que les émollients et les solanées.
Mais il faut qu’on sente chez le satirique un désir vrai, sincère et vif de corriger ses concitoyens en leur peignant leurs défauts ou leurs vices ; et il faut bien avouer que dans les livres de Zola on ne le sentait nullement, mais seulement une haine cordiale et un mépris de parti pris pour ceux dont il avait le malheur d’être né le compatriote, ou à peu près le compatriote ; et cela ne laisse pas d’être un peu désobligeant et un peu coupable.
Enfin ce goût de quelques romantiques, au nom de la liberté de l’art, pour le mot cru, la peinture brutale, était devenu chez Zola une véritable passion pour l’indécence et pour l’indécence froide et, si je puis dire, de sens rassis.
On le sentait si calme en son travail, si peu fougueux, si éloigné de la verve débridée d’un Diderot, ayant, du reste, le soin d’insérer une scène de sensualité brutale dans une histoire ou un épisode qui ne la comportait nullement, qu’on le soupçonnait de viser à la vente en exploitant la denrée de librairie qui a plus que toute autre la faveur du public payant.
Sans qu’on puisse, en conscience, rien affirmer à cet égard, cette manie ou cette adresse était singulièrement fâcheuse. […]
Ainsi s’était déformé et comme avili le romantisme aux mains d’un homme qui n’était pas capable d’en comprendre les parties hautes et qui était trop prédisposé à en saisir comme avec ravissement les aspects vulgaires, ou bien plutôt qui n’en pouvait comprendre que les dehors et était parfaitement inapte à en pénétrer le fond.
Aussi fut-il comme repoussé avec impatience par tout ce que la France comptait d’esprits élevés, délicats ou tout simplement lettrés. […]
Si Zola a tant déplu aux délicats et à ce qu’on appelait, au XVIIe siècle, « les honnêtes gens », pourquoi, ce qu’on ne peut nier, a-t-il eu tant de succès auprès de la foule ?
D’abord, c’est à cause de ses défauts ; ensuite, c’est un peu à cause de ses qualités ; car il en a.
C’est à cause de ses défauts.
La force brutale et le défaut de mesure ont sur les hommes à demi lettrés, ou qui ne sont point lettrés du tout, un prestige incomparable.
La vérité plaît à un petit nombre d’hommes, l’hyperbole ravit la majorité des hommes.
Les livres de Zola étaient une hyperbole continuelle.
La sensualité étalée fut une des causes aussi du succès de ces livres.
Le public aime les ouvrages où un certain talent sert de passeport à la pornographie et excuse de la savourer.
On n’avoue pas un livre purement sensuel ; on est heureux de pouvoir assurer aux autres et à soi-même qu’on a lu un livre licencieux à cause du talent qui s’y trouve. […]
La misanthropie aussi, comme je crois l’avoir déjà dit, flatte tellement un lecteur peu averti qui s’excepte toujours de la condamnation portée contre le genre humain tout entier, que, si outrée et presque maladive et folle qu’elle fût chez Zola, elle ravissait d’aise et de joie maligne un public volontiers contempteur et prompt à reconnaître le prochain dans les plus noires peintures, sans songer que le prochain c’est le semblable.
Enfin, une manie particulièrement française était délicieusement chatouillée dans les romans de Zola, le goût d’entendre dire du mal de la France.
Le Français est le seul peuple du monde qui ait ce singulier goût ; mais il est chez lui extrêmement fort.
On ne peut aller trop loin, en France, dans l’expression du mépris à l’égard du peuple français.
Si Zola voulut faire l’expérience de dépasser la mesure, il dut voir qu’il était à peu près impossible de la dépasser et qu’elle est, pour ainsi parler, à l’infini.
Et il faut bien savoir dire que Zola dut son succès à un petit nombre de qualités très réelles.
Il n’écrivait pas trop bien ; il écrivait d’un style déplorablement abondant, surchargé et alourdi, sans finesses et sans nuances. « Il a le style primaire », disait très finement, au contraire, Rodenbach.
Mais il savait composer et il savait peindre certaines choses.
Il composait fortement et lumineusement.
Un peu de flottement et de « traînasseries » toujours, au milieu de ses romans toujours trop longs ; mais des débuts et des fins excellents.
Songez au début de Nana et à la fin merveilleuse de Germinal, et à la fin, si prestigieuse, de La Terre.
Il peignait les foules en mouvement d’une manière qui le met au tout premier rang. […]
Nul doute : cet homme était une manière de poète barbare, un Hugo vulgaire et fruste, mais puissant, un démiurge gauche, mais robuste, qui pétrissait vigoureusement la matière vivace et la faisait grimacer, mais palpiter, une sorte de démon étrange qui tenait le milieu entre Prométhée et Caliban, et, comme a dit très précisément M. Jules Lemaître, « il se dégage de ces vastes ensembles une impression de vie presque uniquement matérielle et bestiale, mais grouillante, profonde, vaste, illimitée ».
C’est par ces morceaux où a passé souvent le souffle de Notre-Dame de Paris et de La Kermesse que Zola pourra se survivre dans les anthologies du XXe siècle, alors qu’on aura cessé de lire ses pesants volumes.
Émile Faguet, Zola, 1903.
LES FRÈRES GONCOURT
• C’était la première fois que nous nous voyions. Notre impression toute première fut de voir en lui un normalien, crevé, à la fois râblé et chétif, à encolure de Sarcey, et à teint exsangue et cireux, un fort jeune homme avec des délicatesses et du modelage d’une fine porcelaine dans les traits de la figure, le dessin des paupières, les furieux méplats du nez, les mains. Un peu taillé en toute sa personne comme ses personnages, qu’il faut de deux types contraires, ces figures où il mêle le mâle et le féminin ; et au moral même, laissant échapper une ressemblance avec ses créations d’âmes aux contrastes ambigus.
Le côté qui domine, le côté maladif, souffrant, ultra-nerveux, approchant de vous par moments, la sensation pénétrante de la victime tendre d’une maladie de cœur. Être insaisissable, profond, mêlé, après tout ; douloureux, anxieux, trouble douteux.
Il nous parle de la difficulté de sa vie, du désir et du besoin qu’il aurait d’un éditeur l’achetant pour six ans 30 000 francs, lui assurant chaque année 6 000 francs : le pain pour lui et sa mère, et la faculté de faire l’Histoire d’une famille, roman en dix volumes.
Journal des frères Goncourt, 14 décembre 1868.
• Ce soir, regardant Zola, chez lequel toutes les petites délicatesses nerveuses de sa chair d’autrefois ont disparu en une grosseur mastoc, il m’apparaît comme un entrepreneur de bâtiment fait d’un ancien gâcheur.
Journal d’Edmond de Goncourt, 7 janvier 1876.
• Hier, les Charpentier m’ont montré un Zola que je ne connaissais pas, un Zola gueulard, gourmand, gourmet, un Zola dépensant tout son argent à des choses de la gueule, courant les marchands de comestibles et les épiciers à la grande renommée, se nourrissant de primeurs. Ils me peignaient ce nerveux les doigts si tremblants de bonheur, quand il avait dès palourdes à déjeuner à Piriac, qu’il ne pouvait tout d’abord les manger.
Et cette gueulardise est chez le romancier doublée d’une science de la cuisine qui lui fait dire aussitôt ce qui manque à un plat ; ou l’absence d’un assaisonnement particulier ou la quantité de minutes qui ont manqué à son mijotement. D’un œuf à la coque, en examinant la chambre, il vous indique professoralement combien l’œuf a de jours, a d’heures.
Journal d’Edmond de Goncourt, 15 octobre 1876.
• Vraiment, il est très curieux, Zola. C’est la plus immense personnalité que je connaisse, mais elle est toute dans le sous-entendu : l’homme ne parle pas de lui, mais toutes les théories, toutes les idées, toutes les logomachies qu’il émet combattent uniquement, à propos de tout et de n’importe quoi, en faveur de sa littérature et de son talent.
Journal d’Edmond de Goncourt, 20 avril 1883.
• Zola avec son nez de chien de chasse, et ses interrogations en arrêt des choses, et ses petits frémissements, qui ont quelque chose du chatouillement d’une muqueuse sous le passage d’une mouche.
Journal d’Edmond de Goncourt, 8 juin 1884.
• Ce soir, on causait superstition chez Daudet. Sur ce chapitre, Zola est tout à fait curieux ; il parle de ces choses à voix basses, mystérieusement, comme s’il avait peur d’une oreille redoutable, qui l’écouterait dans l’ombre de l’appartement. Il ne croit plus à la vertu du nombre 3. C’est le nombre 7 qui est pour lui, dans le moment, le nombre porte-bonheur. Et il laisse entendre qu’à Médan, le soir, il ferme ses fenêtres avec certaines combinaisons hermétiques.
Journal d’Edmond de Goncourt, 2 mai 1885.
• Zola, c’est le retors dans les audaces, l’habile dans les hardiesses littéraires.
Journal d’Edmond de Goncourt, 27 octobre 1885.
• Chez Charpentier, ce soir, un monsieur vient à moi, que je ne reconnais pas tout d’abord. C’est Zola, mais si changé que vraiment, dans la rue, je serais passé à côté de lui sans lui donner la main. Ce n’est plus sa tête du portrait de Manet, qu’il avait un moment retrouvée : c’est, avec ses trous sous les pommettes, son grand front sous ses cheveux retroussés, la squalidité jaune de son teint, la contraction nerveuse de la bouche, une certaine fixité du regard, c’est la tête d’un être larveux avec une méchanceté maladive répandue sur toute sa figure.
Journal d’Edmond de Goncourt, 4 novembre 1888.