ÉVOLUTION PHYSIQUE

Zola naquit à Paris, le 2 avril 1840. Il fut nourri dans sa famille par une bourguignonne, qui est morte âgée, et sevré dans le temps normal. Il n’eut pas de convulsions ; mais sa première enfance fut chétive et entrecoupée d’alertes pathologiques nombreuses.

La marche paraît s’être faite à l’âge habituel. L’acquisition du langage parlé fut plus difficile. L’élocution resta peu aisée jusqu’à l’âge de 5 à 6 ans : les s étaient prononcés comme les t. On peut d’ailleurs constater encore aujourd’hui une légère trace de ce défaut.

À 2 ans, le jeune Zola fut envahi par une fièvre cérébrale (?) très violente. Pendant quelques heures on le crut mort. Des sangsues qu’on lui posa ne prirent pas. Abandonné quelques minutes, il fut ensuite retrouvé couvert de sang à l’endroit où les sangsues avaient été appliquées. Peut-être eut-il à ce moment une syncope.

Vers les 3 ans, la famille Zola quitta Paris et alla habiter Aix. Entre 6 et 7 ans, de nouvelles maladies sur lesquelles les renseignements sont peu précis, nécessitèrent l’application de nombreux vésicatoires sur les deux bras. Guéri de ces accidents, il resta pâle, fluet et de formes un peu féminines. Plus tard il devint vigoureux, avec une certaine tendance à l’obésité, qui s’est accentuée avec l’âge. […]

La puberté se manifesta en 13 et 14 ans et s’affirma sexuellement vers la 18e année. L’instinct génital fut toujours d’une certaine timidité, comme il arrive chez les névropathes, où les idées sont bien souvent inhibitrices. […]

Après les grandes vacances de 1858, il fut atteint, le lendemain de son retour à Paris, d’une fièvre grave avec vertiges. […] La maladie dura six semaines. […] Faut-il voir dans cette fièvre typhoïde la cause déterminante de la supériorité intellectuelle qui s’est manifestée plus tard, ainsi qu’on l’a souvent dans des cas analogues ? Rien cependant ne permet d’accepter cette interprétation. Le jeune Zola sortit de cette maladie tel qu’il y était entré, et ne manifesta pas – après elle – une intelligence plus vive. […]

Après avoir abandonné ses études, M. Zola menait une vie peu hygiénique, faite d’inquiétude et de privations matérielles. […] Et avec cela, une grande activité intellectuelle qui lui faisait passer des nuits blanches avec l’énervement de l’ambition qui montait. Il y avait là toutes les causes occasionnelles suffisantes pour donner une forme à la prédisposition névropathique congénitale.

Les troubles nerveux s’accentuèrent de plus en plus. Ce furent d’abord, de 20 à 40 ans, des entéralgies. Plus tard, de 45 à 50 ans, ils affectèrent la forme de cystite, d’angine de poitrine avec douleurs dans le bras gauche, de névralgies thoraciques, de rhumatismes articulaires. Le cœur surtout l’a souvent inquiété. […]

Zola ne fut pas un enfant précoce. À 7 ans, il ne savait pas lire ; il est vrai qu’on ne s’était guère occupé auparavant de son instruction. […]

EXAMEN PHYSIOLOGIQUE

Zola a une très mauvaise oreille musicale, peu éduquée et peu susceptible de l’être, à ce point qu’il n’a jamais pu monter une gamme juste. […] Il a, très développé, le sens du rythme. […] On constate, dans ses phrases, un rythme des plus nets, et l’on a pu quelquefois s’amuser à mettre sa prose sous la forme typographique des vers. […] Outre que M. Zola a une mémoire des odeurs très développée et que celles-ci agissent puissamment sur lui, il reconnaît, compare et distingue des sensations olfactives avec une sûreté qui a toujours étonné son entourage. […]

Zola est un auditif verbal, c’est-à-dire que dans l’acte de la pensée verbale il tend à se servir surtout des images auditives du mot. C’est par l’audition interne qu’il juge de l’harmonie de ses phrases, qu’il ne relit pas à haute voix comme le faisait Flaubert. Et cependant il ne comprend bien que s’il lit des yeux ; il serait par exemple incapable de suivre un discours. Cela s’explique par l’habitude professionnelle de l’écrivain dont les yeux sont les fenêtres par lesquelles les connaissances pénètrent. […]

Zola n’a pas les qualités nécessaires aux exercices oratoires. D’abord il est très nerveux et timide, et l’émotion paralyse ses moyens. D’autre part il a une mémoire des mots, des phrases et des constructions plutôt faible. Il n’a d’ailleurs jamais pu apprendre à parler une autre langue que le français ; et il a toujours eu une vive appréhension quand il se lève dans une réunion pour parler. […]

L’écriture est la forme du langage que M. Zola emploie pour penser ses œuvres. Sans écrire, il ne peut guère faire un travail intellectuel utile. […]

Les mots ont pour lui une harmonie intrinsèque. Il y en a d’agréables et de désagréables. Parmi les premiers, M. Zola me citait : grive, fleuve, torrent, image, fleurs, etc. ; parmi les seconds, les mots en ion (superfétation, substitution), les mots et adverbes en ment. Les substantifs en é ne seraient pas désagréables, mais par leur grand nombre ils amènent souvent dans les phrases des consonances choquantes. M. Zola n’aime pas le verbe être à cause de quelques-uns de ses temps : j’ai été, j’avais été, j’eus été. L’imparfait du subjonctif est souvent malsonnant, mais quelquefois il est plein d’harmonie, par exemple dans qu’il secouât. […]

Zola se sert surtout de la vision verbale pour comprendre, de l’audition pour retenir et du langage écrit pour analyser et développer ses pensées. […]

La mémoire passive de M. Zola paraît peu développée ; tout ce qui ne l’intéresse pas fortement s’enregistre avec difficulté dans son cerveau. […] Chez lui la sélection des souvenirs est fondée sur l’utilitarisme, dont M. Zola a conscience et qui fait tout converger vers l’effort actuel à accomplir. Ce qui n’est pas utile à la réalisation du but cherché est écarté. Quand M. Zola compose un livre, il ne lit que ce qui peut lui servir. Toute sa pensée se concentre sur son œuvre et reste jusqu’au bout dans une sorte de monoïdéisme. Son attention étant fortement dirigée de ce côté, il existe une sorte de distraction pour tout le reste, et les faits qui n’entrent pas dans le champ du travail ont de la peine à laisser une trace dans son cerveau. […]

La mémoire volontaire est plus développée chez M. Zola. Elle fixe rapidement et retient beaucoup de choses, mais pas durant un temps très prolongé ; comme l’éponge, elle rend aussi vite qu’elle prend. C’est que, avec le développement de son œuvre, l’attention de M. Zola a bien souvent changé d’objet. Or, les faits passés ne sont plus aussi utiles que les faits présents, et la sélection les écarte aussitôt. Mais si M. Zola a besoin de faits anciennement observés, par exemple pour la préparation de ses romans, il peut les rappeler avec facilité. Alors des choses, qui paraissaient complètement perdues, reviennent en pleine lumière. La lecture de courtes notes, écrites quelques mois et même quelques années auparavant, éveille de précis et très nombreux souvenirs de gestes, de physionomies, de voix. Et toujours les détails inutiles disparaissent dans cette sélection constante. […]

NATURE DES IDÉES

Les idées de M. Zola sont plus ou moins connues. J’en citerai seulement quelques-unes. Ses connaissances sont très étendues, sinon très profondes. Elles embrassent, avec la littérature, ce qu’on pourrait appeler la sociologie pratique et une foule de sciences appliquées, de technologies dont l’étude a été provoquée par la diversité de ses romans. M. Zola serait assez porté vers les sciences naturelles et médicales, pas du tout vers les mathématiques. Il ne connaît bien ni langues mortes, ni langues vivantes étrangères, et il n’a jamais appris les éléments d’aucun art ; enfin il paraît généraliser facilement. Voici quelques-unes de ses idées exprimées sans réflexion sur des sujets divers.

(Génie) – Ses trois caractères seraient : la création d’être, la puissance, la fécondité. Ce n’est ni la rareté, ni la perfection, ni le côté exquis qui fait le chef-d’œuvre. Le génie reproduit la nature avec intensité.

(Droit) – C’est l’application de la justice. Il y a une antithèse entre le droit naturel et le droit écrit qui est une mauvaise application de la justice à la société.

(Justice) – C’est une idée sociale d’idéal difficile à atteindre. D’où peut-elle bien venir ? car dans la nature des choses elle n’existe pas. L’égalité n’est pas dans la réalité des choses.

(Femme) – Elle lui paraît moins bien équilibrée, de moindre initiative que l’homme. Au total elle est plutôt inférieure à ce dernier. Et cependant, dans le petit commerce, chez les ouvriers, elle serait supérieure à son mari…

(Idées métaphysiques) – L’inconnu ne trouble pas M. Zola, parce qu’il a conscience qu’il ne pourra jamais le pénétrer. À ce point de vue il est positiviste, et ce qui lui échappe, il ne s’en occupe pas. Il serait cependant assez porté à croire à l’anéantissement complet après la mort. Dieu lui paraît une hypothèse naïve, et toutes les affirmations des dogmes religieux lui semblent être sans consistance, en dehors de la raison et du bon sens.

(Idées morales) – Il aurait de la tendance à baser la morale sur l’observation des lois purement naturelles. À ce point de vue, il a une conception païenne de la vie. Ce qui est sain ne le blesse pas ; au contraire, ce qui est en dehors de la nature est pour lui incompréhensible et le choque. Il considère la virginité prononcée comme une vilénie ; aussi la conception de la Vierge Marie l’a toujours offusqué comme une idée anti-naturelle. De même il ne comprend pas l’amour incomplet, la continuité de l’espèce devant être à son avis le but du baiser.

(Idées d’ordre et de méthode) – Elles sont très développées chez M. Zola, qui est devenu à la longue leur prisonnier. Il les a toujours eues ; mais peu à peu elles se sont étendues à tout, depuis les soins de toilette jusqu’à la composition de ses œuvres. Chaque chose a sa place autour de M. Zola, sur son bureau, dans son appartement ; et le désordre lui est très pénible. J’ai cru longtemps qu’il ne travaillait pas à Paris dans le cabinet où il me recevait, tant sa table était nette et bien ordonnée ; sur elle aucun papier ne traînait jamais. L’encrier, le porte-plume, le sablier, une foule de petits objets étaient rangés dans un ordre immuable. Quand il écrit, M. Zola classe toutes ses notes dans des chemises, qui forment des paquets distincts, destinés chacun à des tiroirs spéciaux. À la fin de la séance, le sous-main, couvert de notes, est dépouillé, les fiches qui sont dressées vont dans leur couverture et classées méthodiquement avec une grande patience. […] Ce n’est pas que dans les choses matérielles que M. Zola est méthodique, c’est aussi dans la conception et l’élaboration de ses romans. […] Cette tendance d’esprit a quelque chose de morbide, puisqu’elle provoque une certaine souffrance dans les cas de désordre.

IDÉES MORBIDES

[…] Une de ces idées morbides est l’idée du doute. Ainsi il est dans la perpétuelle crainte de ne pouvoir faire sa tâche journalière, d’être incapable de terminer un livre. […] Il ne relit jamais ses romans, car il craint d’y faire de mauvaises découvertes. Il n’a aucune confiance en lui à ce point de vue et dans beaucoup d’autres cas, dans les plus importantes comme dans les plus petites affaires de la vie.

L’arithmomanie ou le besoin de compter est aussi une de ses idées morbides. M. Zola dit que ce besoin est chez lui une manifestation de ses instincts d’ordre. […] Sur ce besoin de compter se sont greffées d’autres idées morbides, et notamment des superstitions. C’est ainsi que certains chiffres ont pour M. Zola une influence mauvaise. […] Des idées superstitieuses analogues se manifestent aussi en dehors de toute arithmomanie. C’est ainsi qu’il accomplit certains actes avec l’idée que s’il ne le faisait pas, il lui arriverait des ennuis : par exemple, toucher les becs de gaz qu’il rencontre dans la rue, franchir un obstacle du pied droit, marcher d’une certaine façon sur les pavés, etc. […] Toutes ces idées morbides, dont M. Zola apprécie le côté absurde, […] troublent peu son équilibre mental. On peut dire qu’elles sont à fleur de peau ; ce sont des habitudes vicieuses, mais qui n’atteignent pas profondément le fonctionnement psychique.

IMAGINATION

L’imagination volontaire paraît s’exercer d’une façon raisonnée, logique, plutôt que brusquement, avec spontanéité. […] Son imagination créatrice est une sorte de déduction, où les personnages et les épisodes sont les conséquences d’idées générales.

Le sentiment intellectuel qui fait travailler M. Zola n’est pas un plaisir ; c’est chez lui une nécessité d’accomplir la tâche qu’il s’est imposée. […] Son langage émotionnel est faible. Il est d’autre part incapable de mimer une voix, un geste, et il a la conscience qu’il lui aurait été impossible d’être acteur. […] Ses actes sont déterminés par des raisons plus que par des sentiments. […] C’est un ambitieux, conscient de sa valeur et servi par une ténacité extraordinaire. […] Il faut noter aussi que M. Zola est un homme qui se plaît dans les luttes. […] Ce qui le domine, c’est l’idée d’agir, de travailler, de combattre, sans autre but conscient que l’action elle-même. […] Une autre caractéristique de M. Zola, c’est l’esprit de coordination. Il faut qu’il unisse les faits par des liens – vrais ou faux – pour se les rendre assimilables. C’est un besoin de mettre de l’ordre partout, même là où il n’y en a pas. Cette tendance psychologique, aidée d’une ténacité extraordinaire, l’a naturellement poussé à entreprendre de longues œuvres formant un ensemble. […]

Il faut un forceps à l’enfantement des idées et c’est la plume qui va être cet outil. M. Zola se met à son bureau tous les matins très régulièrement et il compose ce qu’il appelle l’Ébauche. Celle-ci n’est pas autre chose qu’un soliloque que l’auteur tient avec lui-même. Il pose l’idée générale qui domine l’œuvre, puis, de déduction en déduction, il en tire les personnages et toute l’affabulation. Il écrit pour penser comme d’autres parlent. En dehors des heures consacrées à cette besogne, M. Zola ne cherche rien ; et il ne lui vient aucune idée importante. […]

Il n’est pas niable que M. Zola soit un névropathe, c’est-à-dire un homme dont le système nerveux est douloureux. Pourquoi est-il ainsi ? Ses troubles sont-ils héréditaires ? sont-ils acquis ? Je suppose que l’hérédité a préparé le terrain et que le travail intellectuel constant a peu à peu détruit la santé délicate du tissu nerveux. Mais je ne crois pas que cet état névropathique ait été et soit indispensable d’aucune façon à l’exercice des heureuses facultés de M. Zola. C’est là une conséquence peut-être inévitable, mais enfin une conséquence plutôt fâcheuses ; et cela ne paraît nullement une condition nécessaire. […]

Ses qualités sont : la finesse et l’exactitude des perceptions, l’intensité de l’attention, une grande éducabilité, la clarté dans les conceptions, la sûreté du jugement, l’ordre dans le travail, l’esprit de coordination, une ténacité extraordinaire dans l’effort, et, par-dessus tout, l’utilitarisme psychologique poussé à l’extrême. […]

Ce qui manque à M. Zola, c’est la fantaisie, c’est la variété des opinions qui crée le dilettantisme, c’est l’esprit de saillie, c’est cette faculté de transformer les menues observations en choses rares et compliquées. Et quand on l’approche, on comprend que ces tendances psychologiques ne pouvaient pas se développer chez M. Zola, qui est l’homme pénétré de ses convictions, croyant à la nécessité de la tâche à remplir et au sérieux du travail, l’écrivain qui ne se sert des faits que pour illustrer une idée générale et dont toute l’intelligence est composée de santé de solidité et d’équilibre. »

Édouard Toulouse. Enquête médico-psychologique sur les rapports de la supériorité intellectuelle avec la névropathie.
Tome I, introduction générale, Émile Zola. Paris, Société d’éditions scientifiques, 1896.

LES COMMENTAIRES DE ZOLA

• « J’ai préféré assister à ma dissection, que de livrer mon ombre à l’inconnu du scalpel. »
Le Journal, 24 novembre 1896

• « Mon cher docteur,
Je vous donne bien volontiers l’autorisation que vous désirez, en contresignant vos pages comme authentiques et vraies. […] Quel vif intérêt présente une étude comme la vôtre, établissant sur des données certaines, par des expériences décisives, la vraie nature et physique et psychologique d’un artiste. Le fait est une certitude contre laquelle rien ne prévaut. […] Je vous donne aussi mon autorisation, parce que je n’ai jamais rien caché, n’ayant rien à cacher. J’ai vécu tout haut, j’ai dit tout haut, sans peur, ce que j’ai cru qu’il était bon et utile de dire. Parmi tant de milliers de pages que j’ai écrites, je n’ai à en renier aucune. […] Mon cerveau est comme un crâne de verre, je l’ai donné à tous, et je ne crains pas que tous viennent y lire. Et quant à la guenille humaine, puisque vous croyez qu’elle peut être bonne à quelque chose, comme enseignement et comme leçon, prenez-là donc ; elle est à vous, elle est à tous. Si elle a quelques tares, il me semble pourtant qu’elle est assez saine et assez forte, pour que je ne sois pas trop honteux d’elle. D’ailleurs, qu’importe, j’accepte la vérité. »
Lettre-préface à l’ouvrage du docteur Toulouse, datée du 15 octobre 1896.

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