PREMIÈRE PARTIE
I. Une nuit de février, Jeanne a une crise. Raidie, la tête renversée, les muscles du cou rigides et durs, ses poings sont serrés, par moments elle cherche à saisir des objets dans le vide pour les tordre. Quand elle rencontre le châle d’Hélène, sa mère, elle s’y cramponne. Le docteur Deberle introduit de la potion entre ses dents serrées. Peu à peu une grande paix se fait sur son visage. Rien de grave, mais elle est délicate, nerveuse, aime sa mère avec une passion, une jalousie qui la font sangloter.
II. Hélène trouve qu’il est convenable d’aller remercier le docteur Deberle. Juliette, sa femme, la reçoit parmi ses amies du samedi, dans un riche salon aux rideaux et aux sièges noir et or qui jettent un éblouissement d’astre, où toutes ces dames parlent à la fois.
III. Chaque mardi, Hélène reçoit monsieur Rambaud et l’abbé Jouve, qui veulent la tirer de sa solitude de veuve. Ils lui suffisent, et elle redoute toute amitié nouvelle. Lors de ses visites de charité chez la mère Fétu, une pauvresse à la voix pleurarde mais aux yeux fins, elle rencontre le docteur Deberle et une intimité s’établit entre eux. Ils se comprennent sans ouvrir les lèvres, le cœur noyé de la même charité débordante.
IV. Juliette Deberle a invité Hélène et Jeanne dans son jardin, où quelques ormes superbes donnent l’illusion d’un parc, où les murs du pavillon japonais sont tendus d’étoffes brodées d’or, avec des vols de grues qui s’envolent et des barques bleues nageant sur des fleuves jaunes. Sur la balançoire, Hélène entre dans le soleil, on dirait qu’elle flambe toute entière, la tête abandonnée en arrière, les paupières closes, la natte dénouée battant sur son cou.
V. Tombée sur le gravier, Hélène doit rester allongée, et contemple Paris devant elle. Paris insondable et changeant comme un océan, candide le matin et incendié le soir, prenant les joies et les tristesses des cieux qu’il reflète. Paris qui reste l’infini et l’inconnu, qui inquiète souvent en envoyant des haleines chaudes et troublantes. Mais ce matin, avec une gaieté et une innocence d’enfant, son mystère ne souffle que de la tendresse.
DEUXIÈME PARTIE
I. Zéphyrin, le fiancée de la bonne Rosalie, vient la voir tous les dimanches, et doit lui jurer qu’il a été à la messe et dit religieusement ses prières matin et soir. Pendant des quarts d’heures entiers, ils ne disent rien. Ils se comprennent d’un mot, et cela leur suffit. Leurs amours ont une certitude calme, dans leur petites faces rondes, tranquilles et claires comme des lunes.
II. L’abbé Jouve a emmené Hélène dans la chambre à coucher : « Vous êtes trop seule, et cette solitude dans laquelle vous vous enfoncez n’est pas saine. Il faut vous remarier. » Hélène ne le laisse pas achever, avec une révolte et une répulsion extraordinaire : « Jamais ! ». Mais quand il lui nomme monsieur Rambaud, elle devient toute grave, l’idée qu’il l’aime la pénètre d’un grand froid.
III. Des rapports de plus en plus étroits se nouent entre Hélène et les Deberle. Juliette bavarde comme une pie, mais avec le docteur c’est une entente absolue, intime, venue du fond de leur être, qui se resserre jusque dans leurs silences, comme s’ils se fussent vus jusqu’au cœur.
IV. Au bal des enfants, Jeanne porte un costume de Japonaise d’une singularité magnifique. Il y a là une centaine de têtes blondes, pêle-mêle dans la gaieté bariolée des costumes clairs, où le bleu et le rose éclatent dans un fouillis de rubans et de dentelles, de soie et de velours. Hélène n’a plus la force d’échapper à l’aveu d’Henri Deberle : « Je vous aime ! Oh ! je vous aime ! »
V. Chez elle, Hélène appuie ses doigts sur ses paupières closes, comme pour augmenter la nuit où elle se plonge. Une volonté de s’anéantir l’a prise, de ne plus voir, d’être seule au fond des ténèbres. Il a parlé, et c’est dans son cœur un sentiment de protestation indignée, d’orgueilleuse colère, mêlée à une sourde et invincible volupté qui lui monte des entrailles et la grise. Le soleil à son déclin, fait craquer les nuages dans une bigarrure d’ombre et de lumières. Il y a, sur le doré des toits, des nappes noires, et une ombre immense, allongée, ouvrant une gueule de reptile, barre un instant Paris, bientôt rapetissée à la taille d’un ver de terre, sous un rayon de poussière d’or comme un sable fin.
TROISIÈME PARTIE
I. C’est le mois de Marie. Chaque soir, Juliette et Hélène font la partie de se rendre à l’église. Toute la raison d’Hélène est revenue. Elle goûtera le joie d’être aimée, elle n’avouera jamais son amour, car elle sent que sa paix est à ce prix. Elle se contentera d’une parole, d’un regard échangé de loin en loin : ils s’aiment, mais ils ne se le diront plus, ils se contenteront de le savoir. Mais le travail sourd continue, et quand elle s’éveille de son engourdissement dévot, elle se sent envahie, liée par des liens qui lui arracheraient la chair, si elle voulait les rompre. Au fond d’elle, une joie débordante monte de son angoisse même, elle chérit son mal.
II. Jeanne est à nouveau malade. Quand elle sort de courtes somnolences, elle n’entend plus, elle ne voit plus, les yeux voilées de fumées blanches. Ce sont trois semaines d’abominables angoisses. Jeanne ne trouve un peu de calme que lorsque le docteur Deberle est là et qu’elle lui a donné l’une de ses petites mains, tandis que sa mère tient l’autre. Elle partage en eux son adoration tyrannique, comme si elle avait compris sous quelle protection d’ardente tendresse elle se met. Hélène ne tient à la vie que par cette chère créature agonisante et cet homme qui lui promet un miracle. Quand il lui annonce que Jeanne est sauvée, elle se jette au cou d’Henri, offrant son amour tout brûlant de sa reconnaissance : « Que je t’aime et que nous allons être heureux ! ». Mais Jeanne a levé sur eux un regard furtif, tandis qu’une ombre de méfiance et de colère blêmit son visage.
III. Quand le docteur est là, Jeanne tombe à de grandes tristesses, des rancunes d’un après-midi, les yeux fixés sur le mur. Une flamme sort de ses grands yeux fixes, une ombre farouche descend sur son front, ses joues blêmissent et se creusent. « Tu ne m’aimes plus », crie-t-elle à sa mère, elle ne veut plus la partager. Elle se prend d’une rancune pour le docteur, d’une rancune qui grandit sourdement et tourne à la haine à mesure qu’elle se porte mieux.
IV. En août, le jardin des Deberle est un véritable puits de feuillage, un rêve de forêt vierge au parfum pénétrant de roses. Jeanne ne peut pas voir le docteur s’approcher de sa femme sans changer de visage, frémissante, le poursuivant du regard enflammé d’une maîtresse trahie. Une colère fait trembler ses lèvres décolorées dans sa figure de femme jalouse et méchante.
V. Hélène cède à un besoin de silence, goûtant le charme du crépuscule, l’effacement dernier des choses, l’assoupissement des bruits. Rien ne l’attendrit plus que cette minute d’arrêt dans la vie de la cité, quand une odeur chaude fume des toits encore brûlants, tandis que Paris, disparu, a le repos rêveur d’un colosse qui laisse la nuit l’envelopper, et reste là, immobile un moment les yeux ouverts.
QUATRIÈME PARTIE
I. Hélène a surpris des paroles entre Juliette Deberle et son ami Malignon, qui semblent indiquer qu’elle n’a pas cédé encore, mais que la chute est prochaine. Dans ce monde digne, parmi cette bourgeoisie d’apparence si honnête, il n’y a donc que des femmes coupables ? Mais peut-être a-t-elle rêvé : si ces choses étaient vraies, Henri serait près d’elle, tous deux auraient déjà quitté cette maison. Depuis trois mois, ils n’ont échangé que des poignées de main amicales : ils ne voulaient plus s’aimer. Mais quand elle se renverse entre ses bras, il la serre follement, il la baise au cou. Et elle plie la tête en arrière pour lui rendre son baiser.
II. Hélène n’a pas dormi de la nuit, tourmentée d’une idée fixe : connaître le lieu du rendez-vous entre Juliette et Malignon. C’est chez la mère Fétu, une chambre rose dans sa vieille maison délabrée, les ouvriers sont restés plus de quinze jours, ils en ont fait un bijou. Alors, près du feu mort sa volonté lui échappe, des pensées inavouables font en elle un travail sourd. C’est comme une femme méchante et sensuelle qu’elle ne connaissait point et qui lui parle d’une voix souveraine, à laquelle elle ne peut désobéir. Avec la pâle résolution d’une somnambule, elle écrit une lettre, une dénonciation vague, trois lignes priant le docteur Deberle de se rendre à tel lieu, à telle heure, sans explication, sans signature.
III. Son devoir serait de parler à Juliette, de la faire renoncer à son rendez-vous. Mais elle la trouve sans émotion, parlant de courses chez les fournisseurs, dans un sang-froid d’indifférence. Que faire maintenant ? Elle ne peut laisser s’accomplir une telle abomination. Il lui faut sortir, sans Jeanne qui lui crie avoir peur et devoir mourir si elle la laisse.
IV. Malignon, renversé dans un fauteuil, allongeant les jambes devant le grand feu qui flambe, attend tranquillement Juliette qui entre, la voilette baissée, empaquetée dans un manteau de fourrure. Elle s’était imaginée qu’elle l’aimait. Jusqu’à ce jour elle avait à peu près fait tout ce que faisaient ses amies autour d’elle. Mais une passion lui manque, c’est la curiosité et le besoin d’être comme les autres qui l’ont poussée. Quand une porte s’ouvre, ils ne comprennent pas d’abord ce que leur crie Hélène : « Sauvez-vous, vous allez être surpris ! ». Deberle, préoccupé de cette lettre sans signature, la découvre avec plus de stupeur que de joie. Quand il la saisit entre ses bras, elle a une anxiété dernière ; puis quand elle revient, les pieds nus, chercher ses souliers devant le feu qui se meurt, elle pense que jamais ils ne s’étaient moins aimés que ce jour-là.
V. Jeanne est restée dans le gros chagrin du départ de sa mère. Son abandon lui apparaît noir, sans borne, d’une injustice et d’une méchanceté qui l’enragent. On lui a défendu d’ouvrir la fenêtre, mais elle adore la pluie, elle allonge les bras pour sentir les grosses gouttes froides. Les manches trempées, elle a un accès de tout, mais ne sent pas le froid qui la pénètre. Un tel désespoir emplit son cœur d’enfant qu’il fait noir autour d’elle. Et c’est, derrière le cristal rayé de ce déluge, un Paris fantôme, aux lignes tremblantes, qui paraît se dissoudre, évanoui comme une ombre de ville, le ciel confondu dans le chaos brouillé de l’étendue, la plus grise tombant toujours, entêtée.
CINQUIÈME PARTIE
I. Hélène rentre, marchant dans un rêve, dans la surprise de ces baisers qu’elle vient de recevoir et de rendre, songeant n’avoir ni remords ni joie. Jeanne, énervée par l’approche de ces choses subtiles et rudes qu’elle flaire, comprenant qu’elle respire l’odeur de la trahison, éclate en sanglots : « Tu n’es plus la même, tu ne sens plus la même chose. C’est fini, fini, fini, je veux mourir. »
II. Hélène ne vit plus chez elle, elle vit chez Henri par ses pensées de chaque heure. Tous deux frémissent dans l’attente de l’étreinte passionnée dont ils se reprendront, ils ne savent où, quelque part, une nuit. Hélène, hantée de ce désir, n’existe désormais que pour cette minute-là, indifférente aux autres, passant ses journées à l’espérer, très heureuse et ayant seulement dans son bonheur la sensation inquiète que Jeanne tousse autour d’elle.
III. C’est une phtisie aigue. Sa faiblesse est si grande qu’elle n’ouvre plus les yeux sans fatigue. Baignée de sueur, elle reste appesantie, la face blême, allumée d’une flamme aux pommettes. Quand elle reconnaît le docteur Deberle, c’est de la terreur. « Allez-vous en » dit Hélène à l’oreille de son amant, « vous voyez bien que nous l’avons tuée. » La figure de Jeanne s’est encore allongée, avec des traits sévères, une ombre grise descendue des sourcils qu’elle fronce ; et elle a dans la mort son visage blême de femme jalouse.
IV. L’étroit cercueil baigne dans un rayon de soleil qui épanouit les fleurs coupées dont la bière est couverte, toute une neige de pétales blancs qui s’effeuillent. Cela ne se fait pas, mais Hélène s’enfuit vers le cimetière, n’arrive qu’à la dernière bénédiction, entend seulement le bruit sourd de la pierre du caveau qui retombe. C’est fini.
V. Deux ans se sont écoulés. Hélène a épousé monsieur Rambaud. Le petit cimetière dort dans un grand froid, une brume s’élève des lointains de Paris, dont l’immensité s’enfonce dans le vague blafard de cette nuée. Le calme d’Hélène est fait de sa douleur ancienne. Quand elle s’évoque, elle croit juger une personne étrangère dont la conduite l’emplit de mépris et d’étonnement. À cette heure encore elle ne s’explique rien. Le docteur Deberle a eu une petite fille.
Ce résumé n’utilise que des mots employés par Zola