Le point de vue de Flaubert
Lundi soir, j’avais fini le volume.
Il ne dépare pas la collection. Soyez sans crainte. Et je ne comprends pas vos doutes sur sa valeur.
Mais je n’en conseillerai pas la lecture à ma fille si j’étais mère !!! – Car, malgré mon grand âge, ce roman m’a troublé. Et excité. On a envie d’Hélène, d’une façon démesurée. Et on comprend très bien votre docteur.
La double scène du rendez-vous est sublime. Je maintiens le mot. & le caractère de la petite fille est très vrai, très neuf – son enterrement merveilleux. Le récit m’a entraîné. J’ai lu tout, d’une seule haleine.
Maintenant, voici mes réserves : trop de descriptions de Paris, et Zéphyrin n’est pas de bien amusant. – Comme personnages secondaires le meilleur, selon moi, c’est Malignon. – sa tête, quand Juliette blague son appartement est quelque chose de délicieux et d’inattendu.
Lettre à Émile Zola, [vers le 25 avril 1878].
Le point de vue de Mallarmé
J’admire beaucoup vos fonds, Paris et son ciel qui alternent avec l’histoire même ; ils ont cela de très beau, entre l’incomparable variété et lucidité de la description, de ne point permettre au lecteur de sortir un instant de chez vous, puisque vous lui fournissez vous-même des horizons et des lointains, et à ces moments où d’ordinaire on lève les yeux, après un épisode du récit, pour songer à soi, se reposer, vous apparaissez avec une tyrannie superbe et présentez la toile de fond de cette rêverie.
Lettre de Mallarmé à Zola, 26 avril 1878.
Œuvre puissante, presque violente
Je suppose qu’Émile Zola, en se servant de cette expression : « œuvre de demi-teinte », a voulu désigner une œuvre douce, où la passion a des sourdines, où les orages éclatent dans le lointain et ne font entendre qu’un roulement assourdi. En cela il se serait trompé. La Page d’amour, malgré son titre paisible, est l’un des romans les plus violents, les plus excessifs d’Émile Zola. Si l’on n’y retrouve ni la crudité voulue de L’Assommoir, ni l’élégante brutalité de La Curée, ni la fièvre extatique de La Faute de l’abbé Mouret, la vie n’y est pas moins manifestée avec toute son outrance, les passions s’y bousculent dans les mêmes paroxysmes. Ce n’est pas une œuvre douce et charmante que la Page d’amour, c’est une œuvre puissante, presque violente. Ne nous laissons pas abuser par les allures posées et de bon ton des personnages. Ils ne marchent point fondus comme des compas et poussant de tragiques exclamations ; les sentiments qui les meuvent et les torturent en sont-ils moins véhéments ? On ne voit pas leur sang couler, les blessures n’en sont pas moins profondes et les coups bien portés à fond.
Edmond Lepelletier, Le Bien public, 28 avril 1878.
La scène capitale est manquée
J’avais été vraiment pris par les deux cents premières pages du livre. Hélas, pourquoi faut-il que la scène capitale, la scène vers laquelle va tout le roman, soit si cruellement manquée ! Cette lettre anonyme, ce rendez-vous troublé, qui amène au autre rendez-vous, quelle pauvre, laborieuse et absurde machination ! Quoi ! M. Zola n’a pas su trouver mieux ! Lui qui se moque si durement des ficelles de nos dramaturges romantiques, c’est lui qui se contente d’un truc si grossier, si en dehors de toute réalité, de toute vraisemblance ! […] M. Zola a le talent, je dirais presque qu’il a le génie, si un tel compliment ne frisait l’impertinence. Quel incomparable romancier il ferait s’il voulait bien s’imposer par-dessus le marché d’avoir du goût !
Charles Bigot, Le XIXe siècle, 17 mai 1878.
Priapisme morbide
Zola change en boue tout ce qu’il manie. Une odeur de bestialité se dégage de toutes ses œuvres. Ses livres sentent le bouc. Ce priapisme morbide se retrouve partout chez lui. […] Il est tellement secoué de cette lubricité littéraire, que les sentiments naturels deviennent avec lui hideux, comme dans Une page d’amour ; qu’il ne peut décrire une poupée, une pauvre poupée d’enfant gisant à terre les jambes écartées, sans chercher à éveiller aussitôt des idées sensuelles. »
Jules Clarétie, La Presse, 20 janvier 1879.
Poignant et vrai
Le nouveau livre de M. Zola m’a beaucoup surpris, beaucoup charmé, beaucoup tourmenté. C’est un maître livre, à mon avis, et d’où jaillit pour le lecteur une sensation très troublante, faite de plaisir et d’inquiétude. J’ai cherché à me l’expliquer, cette sensation violente et subtile, saine et fiévreuse, persistante, inexpliquée. M. Zola est un de ces écrivains qui s’emparent des lettrés, les forcent à prendre parti, leur plantent dans la cervelle de formidables points d’interrogation auxquels, bon gré, mal gré, ils doivent répondre. Il commence par soulever des colères, il finit par conquérir des sympathies. Ceux-là qui le combattent le respectent profondément, ceux-là qui l’admirent se sentent parfois envahis d’une peur moite devant ses œuvres. Il trace de son temps un tableau de proportions vastes, d’une harmonie vague encore, inachevée, jamais sinistre. […]
J’éprouve, je l’avoue, une sincère admiration pour ce poème poignant et vrai ; je suis pris aux entrailles par cette vérité suprême qui se dégage à grands coups d’ailes des platitudes de la réalité et qui reste réelle. C’est la vie avec le rêve de la vie flottant dans une brume ensoleillée. C’est l’émasculation qui se fait honte à elle-même. Et c’est largement beau.
Mais, il y a une remarque singulière à noter. Pas un personnage de ce roman qui soit dépravé, pas un qui ne soit digne de sympathie. Chacun a ses ridicules aucun n’a de vices accusés. Hélène tombe, et sa chute n’est point honteuse ; on s’explique quelle fatalité pèse sur elle. Le docteur Deberle a une faiblesse, et il ne perd point le droit à l’estime des lecteurs ; il n’aime, au fond, que sa femme et son fils, et c’est à eux qu’il reviendra toujours. Mme Deberle est une mondaine affolée, curieuse, excentrique, grisée de son bonheur : quelle est la Parisienne qui ne la comprendra point ? Les types sont vrais jusqu’aux moelles on les connaît, on les voit sans cesse. Ils ne sont pas virils ils sont de leur temps et vivant mal. Et M. Zola a mis en eux ce qu’il n’avait encore au même degré mis en aucun autre, cette belle franchise de l’émotion.
Oui, c’est à la lettre : l’émotion déborde de ce drame intime. Si jamais l’auteur a été un impassible, voilà qu’il ne l’est plus. Une larme a coulé sur sa page. Larme précieuse et naturelle qui brille en tout le livre et ne l’affadit point. Lorsque, après de lentes journées de voluptés conçues, Hélène est tombée entre les baisers d’un amant, une réflexion se fait jour en elle : « Jamais ils ne s’étaient moins aimés. » C’est la goutte amère au fond de la coupe de l’amour. Et cette goutte va empoisonner Jeanne. Et maintenant le flot de la douleur va jaillir.
B. de Fourcauld, Le Gaulois, 27 avril 1878.
Trop chargé
[…] Par ce très médiocre essai de parodie, j’ai voulu indiquer à M. Émile Zola, – dont je cesse de contester le talent, – les côtés vulnérables de son nouveau roman, Une Page d’amour ; trop de généalogie ; trop de descriptions. On pourrait ajouter : trop de médecine. […] L’antagonisme de cet amour avec l’état de plus en plus inquiétant de la pauvre petite Jeanne, dont la maladie s’aggrave et s’envenime d’une jalousie filiale, instinctive, fébrile, implacable, et qui meurt, victime de l’heure d’entraînement et d’abandon où sa mère l’a laissée seule, voilà, à vrai dire, tout le roman, qui suffisait à l’émotion et que M. Émile Zola a eu tort, selon nous, de trop charger d’incidents et de personnages secondaires. Le volume a plus de 400 pages. Je crois qu’il aurait gagné à être abrégé d’un tiers. […]
Pour courir à un rendez-vous d’urgence dont elle ne prévoit pas l’issue, Hélène repousse, violemment sa fille, qu’elle ne quittait presque jamais, et qui se cramponne à sa robe avec désespoir. Restée seule dans la chambre humide et sombre, en proie à une fièvre jalouse, devinant ce qu’elle ignore, pressentant une immense infidélité maternelle, Jeanne ouvre une fenêtre et aspire la pluie ; – le roman de M. Zola est plus heureux que la Provence ; il y pleut énormément, et, puis qu’il en est déjà à sa quinzième édition, on peut ajouter qu’il a plu ; – une somnolence morbide succède à l’exaspération nerveuse et fiévreuse. Jeanne s’assoupit près de cette fenêtre ouverte, et reçoit toute l’effroyable averse. Eh bien, je voudrais qu’elle mourût deux ou trois jours après, que l’expiation suivît immédiatement la faute, et que le récit finît là. Quel dénouement tragique et poignant ! Le surlendemain, Henri Deberle reviendrait demander à Hélène un nouveau rendez-vous. Pour toute réponse, elle lui montrerait le cadavre de sa fille. – « Elle est morte, et c’est nous qui l’avons tuée ! » Les détails qui suivent, maladie, apparences de mieux, rechute, remèdes, particularités médicales, agonie, enterrement, cimetière, quoiqu’ils révèlent une savante et vigoureuse palette, ressemblent parfois à des hors-d’œuvre.
La lecture, émouvante et pathétique jusque-là, devient pénible. On n’est pas fâché d’avoir un prétexte pour l’interrompre, prendre l’air, faire un tour de promenade, se rafraîchir le sang et la tête dans une causerie intime avec les fauvettes et les lilas. Je lis tout d’un trait un roman de George Sand, de Mérimée, de Sandeau, d’Octave Feuillet. Il me faut cinq à six séances pour venir à bout d’un volume de M. Émile Zola. Cette impression, toute personnelle peut-être, note rien, je le répète, aux mérites d’un écrivain qui s’affirme trop fort et trop haut pour qu’il soit désormais possible de le méconnaître ou de le nier. […]
La sobriété manque à M. Zola ; il ne possède pas non plus, et, sans doute, il ne se soucie pas de posséder ce je ne sais quoi qu’il est plus facile de sentir que de définir, cette nostalgie de l’exquis, cette passion d’idéal, cette délicatesse de tact, cette fleur d’élégance discrète, qui ne pourraient, par exemple, sans une intime souffrance, mettre un berceau dans le voisinage d’un boudoir, juxtaposer les tendresses maternelles et les images d’amour coupable, et, pour passer du grave au plaisant, nous montrer l’héroïne de cet amour avec des souliers et des bas crottés. Ceci bien entendu une fois pour toutes, il ne me répugne nullement d’avouer que, dans cette Page d’Amour, la principale scène est très originale, très curieuse, très imprévue et très bien menée : que, parmi les tableaux ou les morceaux, qui, dans ce nouveau système, remplacent les situations, les dialogues et les récits, je n’aurais que l’embarras du choix pour citer des pages éclatantes, chaudes, colorées, d’un relief puissant, artistement fouillées, d’un haut ragoût. […]
Chose singulière ! M. Émile Zola est le contraire d’un clérical ; et pourtant telle est la force de la vérité que, dans son roman, le caractère le plus beau, le plus touchant, le plus sympathique, le plus indiscutable, est celui d’un vieux prêtre, l’abbé Jouve, humble héros de douceur, de bonté, de dévouement et de charité. M. Émile Zola est un réaliste à outrance ; et cependant, lorsque la pauvre Hélène, – un peu trop crottée, – s’abandonne à celui qu’elle aime, entre deux averses, le conteur ajoute, en guise de trait final : « Elle pensait que jamais ils ne s’étaient moins aimés que ce jour-là. »
Armand de Pontmartin, Nouveaux samedis, 17e série, 1879.
Une passion anémique
Une page d’amour est l’idylle parisienne au même titre que La Faute de l’abbé Mouret est l’idylle provençale. M. Zola veut décrire comment une honnête femme, après une violente secousse de la passion, retrouve la pleine possession d’elle-même. Il faut qu’elle succombe, mais que cette chute ne la trouble point assez pour l’entraîner plus loin. Elle se relèvera sur le champ, déjà presque calmée. Il s’agit d’Hélène Mouret.
Vous vous rappelez que nous l’avons laissée dans l’appartement du beau Malignon, restant là, on ne saura jamais pourquoi, jusqu’à ce que survienne le docteur Deberle, qui s’attend à trouver sa femme en conversation criminelle. Hélène et le docteur se sont avoués depuis longtemps qu’ils s’aiment. Quand il la rencontre ici, il s’imagine, avec la suffisance et la bêtise d’un amoureux, que c’est pour lui donner un premier rendez-vous qu’elle lui a écrit une lettre anonyme. Elle ne le détrompe pas et elle s’abandonne. Oui, ici, dans l’appartement du fat Malignon, qui d’un instant à l’autre peut feutrer et les surprendre, car les portes (Hélène le sait) ferment très mal. Ici, dans la pièce d’où vient à peine de sortir la femme du docteur, son amie, qui y était venue jouer avec le danger par curiosité perverse, et qui, sans son intervention souverainement opportune, se trouverait, à cette heure même, là où elle se trouve. L’odeur de verveine de Tune n’a pu encore chasser l’odeur de musc de l’autre. Et tout ce qu’il y a chez Hélène de pudeur ne proteste point ? Et elle ne s’écrie pas : « Oui, à toi quand tu voudras, où tu voudras, mais pas ici ! pas ici ! » Cela est monstrueux. Ah ! si Hélène était une de ces femmes « saiges et advisées » dont les ruses remplissent les fabliaux du moyen âge et les contes de La Fontaine, nous comprendrions à merveille : elle aurait joué un tour impayable à l’autre couple en le chassant du nid pour s’y blottir elle-même avec son galant ; et ce qu’il y aurait de plus comique, c’est que son galant serait le mari de l’autre, de la jolie brune douillette qui s’en va toute penaude à côté du piteux Malignon. Hé ! du tout. Nous sommes en présence d’une honnête femme, droite, franche, chaste, car jamais rien ne l’a encore souillée.
M. Zola me paraît impardonnable de n’avoir pas compris qu’une pareille scène, si elle ne tourne pas en gauloiserie, est tout simplement odieuse. Mais voici qu’il nous jette dans un nouvel étonnement. Au bout de trois à quatre heures, « quand Hélène revient chercher ses souliers devant le feu, elle pense que jamais ils ne s’étaient moins aimés que ce jour-là ». Remarquez-le, ils s’aiment d’une passion profonde qu’ils contiennent et combattent depuis plusieurs mois. Bien loin de se livrer à l’emportement brutal qui effraye et révolte la femme, Deberle vient de se montrer doux, affectueux, très tendre, entourant d’abord de soins touchants son amie mouillée et transie par l’orage et ne se laissant aller que lentement et timidement à des caresses. Pendant ces longues heures, « pendant l’enivrement qui succède au plaisir », comme dit Musset, ils ont dû se confesser l’un à l’autre tous les secrets d’amour qui faisaient éclater leurs cœurs trop pleins et qui en débordent maintenant délicieusement. Et Hélène n’éprouve aucune joie ? Elle sort de là plus froide que les jours où ils échangeaient devant le monde un timide regard ? Il lui semble que cette fois ils se sont bien peu aimés ! C’est à n’y rien comprendre. Lorsqu’une femme se livre par caprice ou par curiosité, elle doit éprouver, je pense, ce désenchantement. Tout à l’heure, quand Mme Deberle, poussée chez Malignon par une vague idée de débauche, s’apercevait qu’il faudrait bien qu’elle allât jusqu’au bout de cette stupide aventure, « ce fut, nous disait M. Zola, une des minutes les plus désagréables de son existence ».
Très juste ! Mais entre le cas de Mme Deberle et celui d’Hélène il y a un abîme : pourquoi leur prêtez-vous des sensations analogues ? Vous qui parlez sans cesse de l’odeur de la femme, n’avez-vous donc aucune intelligence de son âme ? Au commencement de l’entrevue des amants, vous attribuez à Hélène, contre toute vraisemblance, une absence de pudeur, une indélicatesse intolérable, et à présent, contre toute vraisemblance aussi, vous lui donnez une nature insensible, éthérée, dédaigneuse des voluptés de l’amour. Cette froideur ne se justifierait que si, par suite de scrupules religieux ou au nom d’un idéal moral, Hélène se reprochait sa faiblesse. Si elle croyait avoir irrité le Créateur, ou si elle pensait qu’en se donnant sans réserve à un homme qui ne peut lui appartenir tout entier, elle s’est avilie, puisque tout partage avilit la femme, elle pourrait et elle devrait, en effet, ressentir dans ce moment une tristesse dont l’amertume empoisonnerait son bonheur. Mais Hélène n’est pas dévote, et, de même que tous les autres personnages de M. Zola, Hélène s’inquiète peu des raffinements de la morale. Veuve et par conséquent maîtresse de sa personne, elle ne se reproche point d’en avoir disposé à son gré. Il n’y a chez elle aucune trace de scrupule, « ni joie, ni remords », nous dit-on. Dès lors, sa froideur, son mécontentement, sa déception après les heures qu’elle a passées dans les bras de son amant, ne s’expliquent d’aucune manière au point de vue de la vérité psychologique, au point de vue de la nature humaine.
Au point de vue du roman, c’est tout autre chose, j’en tombe d’accord. M. Zola ne pouvait absolument pas la laisser s’engager davantage dans sa passion, car il avait décidé qu’à la fin du volume, vingt-deux mois plus tard, elle pêcherait tranquillement à la ligne aux côtés d’un brave négociant retiré des affaires. Cela était écrit dans le livre des destinées de la famille Rougon-Macquart. Or, comme M. Zola a introduit dans la composition littéraire l’utile principe que la fin justifie les moyens, il s’est cru autorisé à rendre subitement anémique la passion d’Hélène Mouret.
Timothée Colani, Les Rougon-Macquart, par Émile Zola, La Nouvelle Revue, 1er et 15 mars 1880.