Le point de vue de Flaubert
Je trouve cela très fort et de large envergure.
Lettre à Edma Roger des Genettes, [15 mars 1876].
Le point de vue de Mallarmé
Pardonnez-moi de ne pas vous avoir remercié plus tôt ; je l’avais fait quand vous m’avez annoncé l’envoi de votre beau livre. Le volume entre les mains, je l’ai lu tout d’un trait ; puis, refermé, je l’ai ouvert pour l’étudier, fragment par fragment, pendant quelques jours. Ces deux façons de goûter une œuvre qui sont, l’une, ancienne, du temps des romans faits comme des pièces de théâtre et l’autre, la moderne, alors que les conditions elles-mêmes de la vie obligent à prendre un tome, à le quitter, etc., Son Excellence Eugène Rougon s’y prête également : car un intérêt profond s’y dissimule admirablement sous le hasard plein de plis et de cassures avec lequel le narrateur d’aujourd’hui doit étoffer sa conception.
Un livre que son esthétique spéciale met d’accord absolument avec le mode d’en user, que peuvent apporter ses lecteurs, est un chef-d’œuvre ; et voilà pourquoi, préférant peut-être en tant que poète (et j’ai tort) certaines magnificences plus tangibles de La Curée et de L’Abbé Mouret, je considère votre dernière production comme l’expression la plus parfaite du point de vue que vous aurez à jamais l’honneur d’avoir compris et montré dans l’art de ce temps. Tout, depuis ce concept si profond et si bien montré et caché à la fois d’une grande force scindée en deux types contradictoires, c’est-à-dire ennemis et avides l’un de l’autre, Rougon et Clorinde, qui se complètent réciproquement ; jusqu’au style, rapide et transparent, impersonnel et léger comme le regard d’un moderne, votre lecteur, qui verrait juste, oui ! se tient dans une harmonie extraordinaire et qui devrait faire pâmer d’aise la critique la plus doctrinaire, celle que ravissaient toutes les lois d’un genre littéraire bien observées, s’il était à présent une critique quelconque, un peu lucide et croyant en autre chose qu’en la fantaisie.
Dans l’attrayante évolution que subit le roman, ce fils du siècle, Son Excellence… marque encore un point formidable : là où ce genre avoisine l’histoire, se superpose complètement à elle et en garde pour lui tout le côté anecdotique et momentané, hasardeux ; tandis que l’historien de l’avenir n’aura plus qu’à résumer quelques luttes d’idées, etc., les bonshommes fatals qui se sont crus mieux que des porte-principes devenant tout à coup la proie du romancier. Quelle acquisition subite et inattendue pour la littérature que les Anglais appellent la fiction ? […]
Un point qui me reste à élucider, et dont nous causerons quand j’aurai le plaisir de vous voir, c’est pourquoi vous donnez maintenant à de certains dialogues par exemple (une fois avenue de Marbeuf et d’autres dans la rencontre un peu fréquente, à chaque coin de Paris, de la bande) une allure toute de comédie, comme avec des jeux de scènes, etc., n’est-ce pas bien littéraire et fait exprès ? Mais je crois que vous y êtes forcé, à cause du grand emploi du procédé contraire que vous faites à chaque page du livre ».
Lettre à Zola, 18 mars 1876.
L’œuvre d’un écrivain de race
Le roman contemporain n’a pas produit de livre plus curieux que le nouveau volume de M. Zola, intitulé Son Excellence Eugène Rougon, j’allais dire M. Eugène Rouher sans m’écarter de la vérité. Ce livre est dans toutes les mains ; les uns n’y cherchent que le scandale, les autres se régalent de quelques chapitres écrits avec un talent supérieur. On devine sous les noms de fantaisie les héros véritables du volume, et la tâche est facile, car l’auteur ne s’est pas donné la peine de déguiser beaucoup les hommes et les femmes de l’Empire qui défilent dans son ouvrage. Mais si M. Zola a encore eu quelques ménagements pour les hommes d’État du dernier régime, il ne s’est point gêné pour mettre en scène l’empereur, l’impératrice, le prince impérial et même Néro, le chien favori du souverain, tout comme Ponson du Terrail fait mouvoir dans ses romans Henri IV, l’amiral de Coligny, Pibrac et une demi-douzaine de Montmorency. On passe d’une séance de la Chambre des députés qui ouvre le volume, au baptême du prince impérial, décrit avec un talent si grand, qu’il devient de l’art ; puis les soirées des Tuileries, les distractions de Compiègne, les agissements et les intrigues des courtisans passent sous les yeux du lecteur, étonné de tant d’audace.
Sans se ruiner en bouquets de violettes, on peut croire que cette façon de faire un héros de roman d’un souverain qui a régné pendant dix-huit années sur un grand pays, est une haute inconvenance littéraire. Mais, après les événements qui ont amené la chute du deuxième empire, on a publié à droite et à gauche tant de volumes orduriers sur le dernier règne qu’il faut déjà savoir gré à M. Zola de ne pas avoir prostitué sa plume jusqu’à raconter sur le souverain trépassé les histoires infâmes qui, en flattant les appétits grossiers delà foule, ont fait la fortune de quelques libraires. Le livre de M. Zola n’est pas un de ces pamphlets malpropres ; c’est l’œuvre d’un écrivain de race qui manque de tact, j’en conviens, mais son ouvrage est d’un intérêt très grand et d’une valeur incontestable. Sauf quelques chapitres où M. Zola entre dans la vie privée du souverain avec une désinvolture qui frise l’inconvenance et la dépasse même souvent, le nouveau roman est intéressant d’un bout à l’autre. Le héros principal, Eugène Rougon, j’allais encore écrire Eugène Rouher, n’a pas trop à se plaindre de la façon dont le romancier l’a mis en scène. M. Zola le montre sous son enveloppe épaisse, travailleur, éloquent, chaste et ambitieux des grandes choses. Il y a bien de ci de là quelques ombres au tableau mais elles sont si exagérées qu’on ne peut pas les prendre au sérieux.
Le Figaro, 3 avril 1876.
Franc, vigoureux, et réservé
Je ne vois pas qu’il y ait dans l’œuvre d’Émile Zola et dans la série d’études qu’il poursuit, un seul livre qui vaille celui-là, non que je dédaigne les autres, mais ce dernier venu me semble plus franc d’allures, à la fois plus vigoureux et plus réservé. Il donne la note exacte, et pour ainsi dire le la du talent de l’auteur. Voilà le roman que j’attendais pour ma part ; il appartient, cela va de soi, à l’école réaliste, mais il y est attaché par le bon bout. Le dessin est ferme, les contours sont hardiment tracés, la teinture est vive et les teintes parfois criardes, mais les ombres sont assez habilement disposées pour que l’ensemble apparaisse harmonieux.
Son Excellence Eugène Rougon, chacun le devine dès les premières pages, c’est maître Rouher, le grand homme parvenu sous l’empire ; ou si ce n’est lui c’est tel ministre qu’il vous plaira, c’est un ministre que Balzac eût bâti tout exprès pour Napoléon III. Dans ce livre dont l’intrigue, il le faut reconnaître, n’est point de celles qui passionnent à la façon des récits de Dumas ; dans le livre de Zola toute la société impériale défile et s’agite autour de Son Excellence. Ce n’est point avec passion, et voilà bien la marque du talent, c’est sans haine que l’écrivain tire les fils de ses marionnettes, en aucun cas sa main ne tremble et ne fait sauter trop brusquement ses personnages. II dissèque ses bonshommes comme un chirurgien dissèque ses cadavres, il les montre comme un gardien de musée exhibe ses tableaux. Il n’a point fait de Rougon un bandit ou un vulgaire coquin, mais un arbitraire ayant le profond mépris des hommes, un autoritaire sans pitié, sans grandes idées, sans générosité de caractère.
Avec l’écrivain nous pénétrons dans les coulisses de société impériale, et il y a telles pages, celles entre autres où il décrit une séance au Corps législatif, le baptême du prince impérial, une soirée à Compiègne, qui sont véritablement l’œuvre d’un maître.
Le Tintamarre, 9 avril 1876.
Une élucubration
Son Excellence Eugène Rougon est une véritable mystification. On est attiré par l’enseigne, on s’attend à des révélations, à quelque chose de nouveau, d’inédit, de curieux, tout au moins à un portrait du personnage que chacun croit avoir reconnu sous le pseudonyme transparent qui ne le cache qu’à demi ; et l’on ne trouve rien, rien d’intéressant, de vrai, de vraisemblable même.
L’auteur, absolument étranger au milieu politique qu’il paraît avoir eu la prétention de peindre, trébuche dès les premiers pas. Il se fourvoie à la seconde page, met en scène des personnages de fantaisie qui n’ont guère existé que dans son imagination, ou qui n’ont pas joué le rôle qu’il juge à propos de leur attribuer, et il finit par se perdre dans le dédale de la comédie qu’il a substituée à la réalité sans en avoir suffisamment étudié le scénario.
Pour montrer les hommes d’État derrière les coulisses, pour dévoiler le dessous des cartes de la politique et les petites intrigues qui produisent souvent les grands événements, il faut avoir vu ce monde là de près, il faut le connaître autrement que par ouï-dire et pouvoir plonger son regard au-delà du rayon embrassé par M. Émile Zola. Son livre n’est en définitive ni un pamphlet, ni un roman. C’est un mélange assez confus de l’un et de l’autre, une sorte d’élucubration fantastique et obscure se traînant péniblement à travers des détails puérils ou blessants, mais presque toujours absurdes jusqu’au dénouement, sans parvenir, en dépit d’un certain talent qui apparaît de loin en loin, à intéresser le lecteur.
Agénor, Le Figaro, 13 avril 1876.
Plus tempéré et plus mûr
Dans Son Excellence Eugène Rougon, il y a moins de cette fougue, de cette impétuosité trop ardente, forcément suivie de repos, de cette surexcitation momentanée amenant après elle la fatigue que l’on rencontre parfois dans les précédents volumes. Pourtant si, après ces grands élans, l’écrivain devait naturellement retomber, du moins, il lui arrivait parfois de s’élever à une grande hauteur ; dans le tome qui nous occupe, M. Zola ne monte peut-être pas aussi haut, mais il ne descend jamais. Tout est plus tempéré, plus mûr. […]
D’ailleurs ne suffit-il pas d’observer en lui-même et sous toutes ses faces ce personnage si curieux, si étrange ? Son action n’a-t-elle pas été assez puissante pour donner lieu à une étude approfondie et à des situations toutes nouvelles ? Cette figure si vivante, si vraie sous le pinceau de M. Zola, remplit tout le volume, c’est autour de lui que l’intrigue gravite, c’est à lui que tout se ramène. Ce misérable avocat de province qui, par sa remarquable intuition des événements, s’élève aux postes les plus élevés, après être parti du point le plus bas, n’offre-t-il pas un singulier contraste avec son rival de Marsy, grand seigneur par la naissance comme par le caractère, véritable tempérament aristocratique ? Tous deux vont au même but, tous deux ont, comme tous les hommes du règne, le désir de jouissance et l’ambition démesurée ; mais leurs moyens sont différents ; c’est, du reste, la seule raison de la lutte engagée entre eux. L’un est athlète, l’autre diplomate ; l’un, c’est le poing qui assomme, l’autre, la main fine et gantée qui étrangle.
Mais ce que M. Zola a le mieux imaginé peut-être, ce sont les deux grandes idées qui conduisent tout le roman, et, par leur développement régulier, amènent leur conséquence logique dans l’avènement et puis la chute de Rougon. D’abord, c’est l’influence de la femme, influence énorme en ce temps, auprès de tous, même du souverain, surtout de lui peut-être ; on se doute alors de ce que pourra accomplir une femme, surtout si elle est pourvue de tous les moyens de séduction, comme l’héroïne du livre. L’autre influence, c’est celle de la bande à Rougon ; celui-là, en effet, comme un véritable prétendant, a une bande à lui qui le pousse an pouvoir, et, se fait gorger ensuite de dignités et d’argent. Rougon aura pour lui la force de sa bande, qui, par ses instances répétées et ses appétits violents, le stimulera, l’aiguillonnera sans cesse, l’empêchera de s’endormir dans la vie privée et l’obligera de remonter au pouvoir. Mais aussi il aura contre lui l’influence de la femme, cette influence qu’il dédaigne et par laquelle il sera vaincu. Ici encore, c’est la femme qui triomphe, comme toujours, chez
M. Zola ; parce que la femme c’est l’amour, et que, pour le romancier, l’amour conduit tout. […]
Pour moi, je l’avoue, c’est avec défiance et presque répugnance que j’abordai l’œuvre de M. Zola ; j’avais des préjugés, à la lecture ils n’ont pu subsister un instant ; j’ai été subjugué, vaincu. M. Zola, il faut le reconnaître, est un talent original, puissant, avec lequel on doit compter désormais. Il y a en lui du Balzac, du Flaubert, […] il a conquis droit de cité dans le haut domaine littéraire.
Albert Just, Le Bien public, 29 avril 1876.
L’ossature fait défaut
À propos de Son Excellence Eugène Rougon, je remarque de nouveau combien un fond historique est utile aux romans de M. Zola. Si je ne craignais d’exciter sa colère, je le rangerais parmi les écrivains « gras » qui ont une chair surabondante, fortement colorée, mais une chair molle, aux contours indécis et parfois monstrueux parce que l’ossature fait défaut. Il ne trouve guère dans son imagination les éléments solides, fermes et durs d’un squelette.
Qui est Eugène Rougon ? D’après la date de son ministère à poigne, ce serait le général Espinasse ; d’après celle de son ministère d’État, ce serait l’avocat Billault ; mais il est clair que M. Zola a fait poser devant lui un troisième personnage, un avocat de pays montagnard, dont il a copié la lourde encolure et reproduit l’étrange dialectique et la rhétorique pleine d’emphase. Quoi qu’il en soit, il vit, ce rude fils ou petit-fils de paysan. S’il sert l’Empire, c’est que tout ce qui est brutal lui plaît ; s’il sert le somnambule Napoléon III, c’est qu’il est, lui Rougon, « de la bande qui l’a fait ». Quand il succombe d’abord dans son duel avec l’aventurière Clorinde parce qu’il n’a que sa force et qu’elle « parbleu ! elle a autre chose », on sent bien qu’il prendra sa revanche. Il a sa force, mais il a aussi sa souplesse. L’Empire libéral ne pourra pas plus se passer de lui que l’Empire proscripteur.
Il y a donc beaucoup de talent dans ce livre. Malheureusement, au moment décisif, nous nous heurtons à une invraisemblance choquante. La première disgrâce de Rougon dure depuis bien longtemps ; ni ses amis, ni lui-même, ni l’auteur ne découvrent le moyen de le faire rentrer au pouvoir, ce qui cependant est urgent pour les uns et les autres. Le hasard s’en mêle. Rougon est informé en termes précis du complot Orsini vingt-quatre heures avant l’attentat. Il devrait, semble-t-il, courir à l’empereur, lui montrer que seul, malgré sa disgrâce, il veille sur les jours sacrés de Sa Majesté, et puis attendre patiemment la récompense de son beau zèle. Non, ce n’est pas possible : l’empereur ne se rendrait pas le lendemain à l’Opéra et le roman se trouverait en contradiction flagrante avec des faits d’une notoriété universelle. Rougon, d’accord avec M. Zola, tiendra cette information très certaine comme non avenue. Il faut que Napoléon III ait peur pour tout de bon : quand il aura bien tremblé, il ne manquera point, paraît-il, d’appeler l’homme qu’il néglige depuis deux ans. Mais si le complot aboutissait ? Si l’empereur tombait avec l’impératrice sur les degrés de l’Opéra ? Si, au milieu de la stupeur générale, les républicains s’emparaient du pouvoir ? Ou si quelques généraux proclamaient soit le comte de Chambord, soit le comte de Paris ? Ou bien encore si Napoléon III, resté sain et sauf, finissait par apprendre l’abominable conduite de Rougon, connue d’un ou même de deux complices ? Bah ! s’est écrié le fils de la vieille Félicité, il y a une Providence ! Puis il a pris ses cartes et fait une patience qui lui réussit. Sa machiavélique combinaison lui réussit également, grâce à la Providence. Cela n’est pas fort étonnant, puisque dans un roman il n’y a d’autre providence que le bon plaisir de l’auteur, et qu’ici l’auteur a ses raisons de vouloir le succès de Rougon.
Timothée Colani, Les Rougon-Macquart, par Émile Zola, La Nouvelle Revue, 1er et 15 mars 1880.