I. Au théâtre des Variétés, La Blonde Vénus s’annonce comme l’événement de l’année. De hautes affiches jaunes s’étalent violemment, avec le nom de Nana en grosses lettres noires. C’est une caresse que ce nom, un petit nom dont la familiarité va à toutes les bouches. On s’écrase au contrôle, dans un de ces coups d’esprit bête et de brutale sensualité qui passent sur les foules. Paris est là, monde singulièrement mêlé, fait de tous les génies, gâté par tous les vices, où la même fatigue et la même fièvre passent sur les visages.
Nana est si blanche et si grasse, si nature dans ce personnage fort des hanches et de la gueule, que tout de suite elle gagne la salle entière. Une simple gaze l’enveloppe, elle est nue avec une tranquille audace, certaine de la toute-puissance de sa chair. La femme se dresse, inquiétante, apportant le coup de folie de son sexe, ouvrant l’inconnu du désir. Nana a pris possession du public. Le rut qui monte d’elle, ainsi que d’une bête en folie, s’est épandu, emplit la salle, retourne la chair.

II. Chez Nana, le luxe criard se heurte à du bric-à-brac de revendeuse. Cela sent la fille lâchée trop tôt par son premier monsieur sérieux, retombée à des amants louches, un début difficile, un lançage manqué, entravé par des refus de crédit et des menaces d’expulsion. Mais l’appartement est très commode, chaque pièce ouvrant sur le corridor : on peut faire poser les hommes.
Nana, à l’abri se moque d’eux, disant qu’elle les entend souffler, la langue pendante, comme des toutous assis en rond sur leur derrière. C’est son succès de la veille qui continue, cette meute d’hommes qui l’a suivie à la trace : le comte Muffat, le baron de Chouard, le banquier Steiner, le petit Georges Hugon.

III. On entre au salon des Muffat avec une dignité froide, dans des mœurs anciennes, un âge disparu exhalant une odeur de dévotion. On cause des princes qui viendront à l’Exposition, de Bismarck et du roi de Prusse. Les lampes sont pâles, une ombre sévère noie les vieux amis de la maison, et les rires sonnent le cristal qui se brise.
Tout bas, les hommes se racontent leurs aventures, ricanent, s’allument, et complotent un dîner chez Nana le lendemain soir à minuit.

IV. Trente-huit personnes s’étouffent autour de la table. C’est un luxe de restaurant, de la porcelaine à filets dorés sans chiffre, de l’argenterie usée et ternie, des cristaux dépareillés. Cela sent une crémaillère pendue trop vite, au milieu d’une fortune subite. Les candélabres font un jour pâle et jaune, ces messieurs sont très corrects, d’une distinction que la fatigue affine. On baille avec discrétion : ces soupers-là, pour être drôles, ne doivent pas être propres.
Mais le champagne qu’on boit depuis le potage anime peu à peu les convives d’une ivresse nerveuse, on plaisante très haut, on gesticule, on dit des horreurs, on finit par vider les fonds de bouteilles dans le piano. Puis c’est le jour, une lueur louche, d’une affreuse tristesse, entre par les fenêtres. Alors c’est la débandade, pleine de malaise et d’aigreur.

V. Dans les coulisses du théâtre des Variétés, ce qui incommode Muffat, c’est l’étouffement de l’air, épaissi, surchauffé, où traîne une odeur forte, l’odeur des coulisses, la saleté des coins sombres, les dessous douteux des figurantes. Le prince d’Écosse, un vrai prince, héritier d’un trône, se trouve, lui, très à l’aise au milieu de ce peuple d’habilleuses et de filles, de rouleurs de planches et de montreurs de femmes.
Dans la loge de Nana, Muffat se rappelle ses lectures de piété, les possessions diaboliques qui avaient bercé son enfance. Nana est le diable, avec ses rires, avec sa gorge et sa croupe, gonflées de vices. Tout son être se révolte, la lente possession dont Nana l’envahit depuis quelque temps l’effraie, il se promet d’être fort. Mais quand Son Altesse fait tranquillement monter Nana dans sa voiture, tout combat a cessé en lui, un flot de vie nouvelle noie ses idées et ses croyances de quarante années. Il renierait tout, il vendrait tout pour l’avoir une heure.

VI. Le banquier Steiner a acheté une maison de campagne à Nana, non loin de la propriété des Hugon où séjourne Muffat. Tout ce qui lui est arrivé depuis sa descente de wagon, cette campagne si grande, cette maison, ces légumes, la bouleversent. Elle éprouve des choses qu’elle ne savait pas, et tombe en vierge dans les bras de Georges Hugon.
Muffat est venu avec l’air cérémonieux d’un voisin en visite, résolu d’en finir. Jamais Nana n’avait vu un homme dans un état pareil, heureusement Steiner descendait. Avec Georges, la vie est adorable, Nana retrouve ses quinze ans, une fleur d’amour refleurit, dans l’habitude et le dégoût de l’homme. Muffat vient tous les soirs, et s’en retourne, face gonflée, mains brûlantes. Un soir, elle décide de rentrer dans le bon chemin, en le prenant, en prenant un vieux.

VII. Muffat s’inquiète : Nana devient moins gentille. Un journaliste l’a comparée à une mouche d’or, envolée de l’ordure du faubourg, vengeant les gueux et les abandonnés dont elle est le produit, pourrissant l’aristocratie, corrompant et désorganisant Paris entre ses cuisses de neige. C’est la bête, inconsciente comme une force, dont l’odeur seule gâte le monde. Muffat en est possédé, obsédé, gâté jusqu’aux moelles par des ordures qu’il n’aurait pas soupçonnées.
Quand elle lui apprend que sa femme le trompe, il manque lui écraser la tête de son talon pour la faire taire, mais fuit, écrasé de honte, trahi et seul. Même Dieu ne lui répond pas.

VIII. Nana s’est mis brusquement avec le comédien Fontan, le lendemain de l’algarade où elle a flanqué carrément à la porte Steiner et Muffat, retournant à son ancien idéal de fleuriste. Elle est dans un ravissement d’amour, avec des rires et des regards trempés de tendresse. Pendant trois semaines, c’est délicieux. Puis, pour un oui ou pour un non, Fontan lui lâche des claques, disparaît, retrouve des camarades dans les cafés. Elle tolère tout, tremblante, caressante, avec la seule peur de ne plus le voir revenir, si elle lui adresse un reproche.
La vie entre eux devient de plus en plus difficile. D’un bout de la semaine à l’autre, c’est un bruit de gifles, un vrai tic-tac d’horloge, qui semble régler leur existence. Bientôt l’argent devient le gros souci. Alors, tout en adorant son chéri, Nana retombe dans la crotte du début, bat le pavé de ses anciennes savates de petit torchon en quête d’une pièce de cent sous, la culbute des gens chics dans la crapule du vice la surprenant encore. Un soir, en rentrant, elle trouve la porte fermée au verrou.. Cette fois, c’est elle qui est flanquée dehors.

IX. On répète une nouvelle pièce aux Variétés. Muffat s’est invité, pour la reprendre. Elle l’a reconquis lentement, par les souvenirs, par les lâchetés de sa chair, par des sentiments nouveaux, exclusifs, attendris, presque paternels. Elle ne l’aurait pas trahi, s’il l’avait aimée réellement. C’est comme la cuisson d’une blessure ancienne, non plus un désir aveugle et immédiat s’accommodant de tout, mais une passion jalouse, un besoin d’elle seule, de ses cheveux, de sa bouche, de son corps.
Pour l’avoir sans partage, il donnera sa fortune, elle sera la plus belle, la plus riche, voitures, diamants, toilettes, hôtel près du parc Monceau. Elle n’acceptera que s’il lui procure le rôle de la duchesse dans la nouvelle pièce. Elle y est si atrocement mauvaise que c’est un désastre.

X. Nana est devenue une femme chic, rentière de la bêtise et de l’ordure des mâles, marquise des hauts trottoirs. Par prodige, cette grosse fille, si gauche à la scène, si drôle dès qu’elle veut faire la femme honnête, joue à la ville le rôle de charmeuse sans un effort. Fille du pavé de Paris née d’un coup aux raffinements du luxe, elle a d’instinct toutes les élégances. Cependant, au milieu de sa cour d’hommes, elle s’ennuie à crever, sa vie se traîne inoccupée, elle vit en oiseau, comme enfermée dans son métier de fille. « Oh ! que les hommes m’embêtent ! Saleté en bas, saleté en haut, c’est toujours saleté et compagnie. »

XI. Au Grand Prix de Paris, une masse compacte et brouillée s’entasse sur les gradins, fond d’ombre que les tâches pâles des figures éclairent. La foule, impétueusement, se jette aux barrières. C’est la brutalité dernière d’une colossale partie, des spectateurs tournés à l’idée fixe, brillant du même besoin de hasard, derrière des bêtes dont le galop emporte des millions.
C’est le cheval Nana qui gagne d’une longueur de tête. Un enthousiasme fou se déclare, un cri avec une violence de tempête, comme la flamme invisible d’un brasier au-dessus d’un tas vivant de petites figures détraquées, les bras tordus, avec les points noirs des yeux et de la bouche ouverte. C’est son peuple qui applaudit Nana, tandis que droite dans le soleil, elle domine, avec ses cheveux d’astre et sa robe blanche et bleue, couleur du ciel.

XII. Depuis quelques temps, la religion a reconquis Muffat : ses crises de foi reprennent avec la violence de coups de sang qui le laissent assommé. Un malaise grandit en lui, quelque chose d’appauvri et de honteux, et des embarras d’argent dont il ne sait comment sortir. Nana lui prêche des complaisances, un partage de bonhomme entre sa femme et sa maîtresse, une vie de tranquillité, quelque chose comme un heureux sommeil dans les saletés inévitables de l’existence.
Muffat marie sa fille, la musique pénètre son vieil hôtel d’une onde sonore, d’un frisson chauffant les murs, qui semble un vent de chair, venu de la rue, emportant un siècle d’honneur endormi sous les plafonds. Ce n’est plus le son d’un cristal qui se brise, c’est une fêlure qui lézarde la maison, annonçant l’effondrement prochain, sonnant le glas d’une vieille race ; pendant que Nana, invisible, épandue au-dessus du bal avec ses membres souples, décompose ce monde, le pénètre du ferment de son odeur flottant dans l’air chaud, sur le rythme canaille de la musique.

XIII. Muffat ne croit plus à la fidélité de Nana, et ne reste dans le tourment de sa possession que par un besoin lâche, par une épouvante de la vie, à l’idée de la vivre sans elle. C’est à cette époque que Nana éclaire Paris d’un redoublement de splendeur, grandissant encore à l’horizon du vice, dominant la ville de l’insolence affichée de son luxe, de son mépris de l’argent qui lui fait fondre publiquement des fortunes. Dépenser tout pour elle est la seule preuve d’amour qui la touche. Elle ne se gêne plus, c’est la grande retape, le raccrochage des catins illustres, étalées dans le sourire de tolérance et le luxe éclatant de Paris. Elle passe comme une de ces nuées de sauterelles dont le vol de flamme rase une province.
Jamais Muffat n’a senti plus douloureusement la misère de son amour, cette gravité de son cœur perdue dans cette blague du plaisir. Il s’abandonne à la force de l’amour et de la foi dont le double levier soulève le monde, disparaît en grelottant dans la toute-puissance du sexe, comme il s’évanouit devant l’inconnu du vaste ciel. Un jour il n’en peut plus, et retombe dans les stricts devoirs de la religion. C’est un prolongement des voluptés de Nana, avec les balbutiements, les prières et les désespoirs, les humilités d’une créature maudite écrasée sous la boue de son origine.

XIV. Nana se meurt de la petite vérole, face en l’air. C’est un charnier, un tas d’humeur et de sang, une pelletée de chair corrompue, jetée là, sur un coussin. Les pustules ont envahi la figure entière, un bouton touchant l’autre ; et, flétries, affaissées, d’un aspect grisâtre de boue, elles semblent déjà une moisissure de la terre, sur cette bouillie informe où l’on ne retrouve plus les traits. Un œil, celui de gauche, a complètement sombré dans le bouillonnement de la purulence ; l’autre, à demi ouvert, s’enfonce, comme un trou noir et gâté. Toute une croûte rougeâtre partant d’une joue envahit la bouche, qu’elle tire dans un rire abominable. Et, sur ce masque horrible et grotesque du néant, les cheveux, les beaux cheveux, gardant leur flambée de soleil, coulent en un ruissellement d’or. Vénus se décompose : le virus pris par elle dans les ruisseaux, sur les charognes tolérées, ce ferment dont elle a empoisonné un peuple, lui est remonté au visage et l’a pourri.
Le Corps législatif vient de voter la guerre, la foule descend de toute les rues, coule le long des trottoirs, une poussée continue balaie la chaussée : « à Berlin ! à Berlin ! à Berlin ! ».

Ce résumé n’utilise que des mots employés par Zola

Fermer le menu