Le point de vue de Flaubert
- Toute ma journée d’hier s’est passée à lire Nana (de 10 h. du matin à 11 h. et demie du soir sans désemparer). Eh bien, on dira tout ce qu’on voudra. Les mots orduriers y sont prodigués, le milieu est ignoble, et il y a des choses d’une obscénité sans pareille. Tous ces reproches sont justes. Mais c’est fait une œuvre énorme faite par un homme de génie ! Quels caractères ! Quels cris de passion ! Quelle ampleur ! – et quel vrai comique ! Nana tourne au mythe sans cesser d’être une femme et sa mort est michelangelesque !
Va-t-on dire des bêtises là-dessus ! mon Dieu ! en va-t-on dire ! C’est du reste ce que demande le bon Zola.
Lettre à sa nièce Caroline, [15 février 1880].
- Nom de Dieu ! quelles couilles vous avez ! quelles boules !
S’il fallait noter tout ce qui s’y trouve de rare et de fort, je ferais un commentaire à toutes les pages ! Les caractères sont merveilleux de vérité. Les mots nature foisonnent ; et la fin, la mort de Nana, est michelangelesque !
Un livre énorme, mon bon ! […]
Maintenant, que vous ayez pu économiser les mots grossiers, c’est possible. que la table d’hôte des tribades « révolte toute pudeur » je le crois ! Eh bien ? après ! merde pour les imbéciles ! – c’est nouveau en tout cas, et crânement fait ! […]
Nana tourne au Mythe, sans cesser d’être réelle. Cette création est Babylonienne.
Lettre à Émile Zola, [15 février 1880].
Nana, dans le Voltaire,
– Grande sensation –
Oui, Nana vient de faire
Son apparition.
Chacun se précipite,
Et veut connaître la
Ravissante petite
Qui pour père a Zola.
Or, Nana n’est point laide ;
On vante sa beauté…
Seulement, c’est d’un raide
Et d’un décolleté !…
Déjà même, – elle est bonne ! –
Le mot de mauvais ton
Que prononça Cambronne
Fut dans un feuilleton…
Et, dans plus d’un passage,
Mince d’émotions !…
Tout est salé : langage
Et situations.
Nana, certes, est belle ;
Mais quel ton immoral
C’est une demoiselle
Qu’on éleva bien mal.
Ce n’est pas un reproche,
Au moins, que je lui fais…
Ce style n’est pas moche,
Et n’a rien de mauvais.
Je ne suis pas bégueule.
Plutôt des mots grossiers
Que le langage veule
De certains romanciers !
D’ailleurs je me méfie
Moi, des pudiques gens
Qui de pornographie
Traitent tant de romans.
Car, en fait de mérites
Ces gens, d’ordinaire ont
Celui d’être hypocrites
Et dépravés au fond.
Vous entendrez Prudhomme,
D’un ton très embêtant
Dire : « Ce genre en somme,
Est sale et révoltant.
» Votre littérature
Se roule dans l’égout,
Se vautre dans l’ordure :
On dit, on décrit tout.
» Il est temps qu’on expurge
Les livres avec soin.
C’en est trop : je m’insurge !
On va vraiment trop loin ! »
Ainsi Prudhomme austère,
Au nom de la pudeur
Tempête et déblatère
Contre un coupable auteur.
Puis, bien vite, il achète
L’histoire de Nana,
Et savoure en cachette
Ce qu’il y condamna !
Bibi [André Gill], La Lune rousse,
26 octobre 1879.
À Émile Zola.
Malgré ta morgue doctorale,
Ordure et « Nana » c’est tout un ;
Si ton livre est de la morale,
Alors la m… est un parfum.
Phénol, Le Tintamarre, 7 décembre 1879.
Nana.
Pour moi, je commençais, je ne puis vous le taire,
À gober quelque peu le talent de Zola,
Quand le feuilleton du Voltaire,
Me désola, désola, dé-Zola.
Gil Blas, 7 décembre 1879


Un cri d’honnête homme
J’estime que peu de livres ont été d’une utilité plus pratique et qu’il vaut la peine d’écrire quand on sait dire de pareilles vérités à son siècle et à son pays. Nana n’est pas seulement une œuvre d’artiste, et de bel artiste, c’est encore un grand cri d’honnête homme, bouleversé de voir l’avilissement de l’espèce humaine et l’effondrement graduel de toutes les fiertés sur lesquelles nos sociétés sont bâties, depuis qu’on les bâtit. Oui, un cri d’honnête homme assurément, et ceux-là ne s’y tromperont point qui consulteront leur conscience après avoir fermé le livre. […] Gardons-nous donc, ah ! gardons-nous, si vous voulez m’en croire, de crier trop haut au scandale et d’affecter des airs révoltés, parce qu’un portrait ressemblant nous a été mis devant les yeux. Ô sainte bourgeoisie, ma mère, ne cache point ton front érubescent derrière l’éventail de tes pères ! Voilà un garçon qui t’a dit ton fait et il ne te reste qu’à te mordre la langue et à avaler ta salive. […] La leçon est bonne et le sermon est bon. Tant pis pour nous s’il est venu un homme que rien n’effraye et qui porte d’aplomb son flambeau sur les tas d’ordures. [..] Il va comme un bœuf, sicut bos, c’est son affaire. Il n’y met ni gants ni mitaines, c’est son droit. Rien ne lui pue, c’est son droit. Mais lui, au moins, il fait sa besogne, loyalement, brutalement, et sans concéder ça à sa conscience. »
Émile Bergerat, La Vie moderne, 21 février 1880.
Révoltant
Une œuvre brutale qui tend à supprimer la conscience. […]
Se coaliser contre cette invasion, soi-disant naturaliste, qui, par certaines souillures spéciales rappelle l’invasion des Prussiens, me paraît, pour les écrivains français, une œuvre patriotique, nationale, nécessaire. […]
Nana, comme Justine, [de Sade] relève de la pathologie. […]
Je ne mets aucune limite à l’observation du romancier. Ce n’est pas le sujet de Nana en lui-même qui me révolte ; il est légitime. Il peut être salutaire de dénoncer l’influence des drôlesses dans la société moderne. Mais il ne faudrait pas que la dénonciation fût un encouragement par la façon de retrousser l’héroïne, et une souillure par la façon d’en parler. Ce n’est pas la volupté vénale que M. Zola décrit, c’en est la vidange. […]
Cette préoccupation ardente, acharnée, exclusive de l’ordure est arrivée à un paroxysme stupéfiant. C’est vainement qu’on cherche dans ce roman un scénario, une scène, une analyse, une étude. […] Ce roman n’est qu’une suite d’entr’actes dans l’alcôve ou le cabinet de toilette ; l’action principale se passe à la cantonade. Il n’y a ni caractères scrutés, ni péripéties amenées, ni drame.
Ce n’est pas un mauvais livre, c’est un mauvais geste. […]
Zola a voulu en exprimer le pus. Mais il n’a pas compris qu’il s’attachait précisément à ce que le chirurgien dédaigne, à ce qu’il essuie d’une serviette, à ce qui doit tomber dans le baquet, au-dessous de la table de dissection. En ne donnant ni âme, ni esprit, ni illusion, ni hypocrisie sentimentale à ses personnages ; en les faisant tous, également vils, aveuglés par cet hypnotisme sensuel, M. Zola est sorti précisément de la nature éternelle et de l’histoire contemporaine. Il n’a tenu compte ni des influences sociales, littéraires, politiques, ni des vanités, ni des préjugés, ni de cette invincible conscience qui palpite dans le corps de la créature la plus flétrie. […]
Zola prend, dans ses feuilletons, dans ses brochures, beaucoup de peine pour expliquer qu’on a tort de ne pas le comprendre. Il ferait mieux de se rendre compréhensible, et cette manie de s’expliquer, de peur que son œuvre ne l’explique pas, est encore un des signes de l’impuissance et un des symptômes de la maladie. […]
Selon M. Zola, l’art doit se borner à amasser des documents et à les exposer comme on les trouve. Encore faudrait-il les trouver, et ne pas prendre le linge sale pour la peau. […] Aussi le roman de Nana, qui n’est dangereux que pour les écoliers, et qui raconte avec une complaisance coupable, pour imiter Faublas, l’initiation d’un enfant à la grosse volupté, est-il le livre le plus mal fait des livres de ce temps-ci, comme il est le plus mal écrit de tous les livres de M. Zola. Il atteste une décadence terrible, par l’exagération même de l’entêtement. […]
En somme, un livre sans psychologie, sans idée, sans aucun sentiment, sans style et sans pudeur, fait tache dans une bibliothèque et doit être renié par tout écrivain qui écrit pour étudier, pour servir une idée, pour provoquer une émotion, pour mériter l’estime, par tout lecteur qui cherche autre chose qu’un piment pour ses sens amortis.
Louis Ulbach, Gil Blas, 24 février 1880.
Un zona littéraire
Émile Zona.
Ce n’est point une erreur de plume qui nous échappe ; nous entendons bien écrire : M. Émile Zona, et non point, M. Émile Zola. Ce simple changement d’une seule lettre équivaut à toute une définition du talent de cet écrivain bizarre qui est plutôt un romancier in naturalibus qu’un romancier naturaliste.
On appelle Zona, dans la langue médicale, une sortie torrentielle de vésicules gonflées de sérosités, voire même de pus, qui affectent généralement une forme semi-circulaire, et s’installent volontiers au bas des reins, non loin de ce viscère que le père Enfantin, poursuivi probablement par l’anagramme de saint Luc, ne craignait pas d’appeler l’équivalent du cœur. Le Zona, que les gens du monde regardent comme un précieux exutoire, est, au contraire, le signe d’un trouble profond dans l’économie du système nerveux. Méfiez-vous de cet enguirlandement d’un coloris farouche, mais suspect.
Eh bien ! à tout prendre, l’œuvre de M. Zola n’est pas autre chose qu’un Zona littéraire ; son talent ne procède ni de l’intuition, ni de l’étude, ni de l’inspiration, ni de l’analyse ; il procède de l’éruption cutanée.
Cette trainée de Rougon-Macquart, qui circule autour du ventre de Paris, avec des aspects d’un rouge luisant piqué de jaune pâte, est pleine d’un virus bien parisien et dénote également une perturbation intense dans l’économie du corps social. On voit qu’elle n’affecte pas précisément les parties nobles. Il faut réellement un état morbide dans les populations pour qu’une horrible sécrétion comme Nana trouve grâce devant la justice et faveur devant le public. Quand on pense qu’un chef-d’œuvre de perversité élégante comme Les Liaisons dangereuses est encore a l’index, et qu’une merveille de description comme Mademoiselle de Maupin a valu a Théophile Gautier une réprobation sourde qui a duré plus de quinze ans, on demeure confondu de l’injustice de cet axiome « à chacun selon ses œuvres ! » Nana n’était pas encore en vente, que cinquante-cinq mille hommes de bonne volonté s’étaient déjà fait inscrire pour l’acquisition du volume ; elle va retrouver, sous la forme du livre, autant d’amants qu’elle en avait arrêté sous la forme de fille ; ce sera. la frénésie du comptoir, après la frénésie du trottoir. – Si on avait dit a nos pères qu’un tel miracle de cynisme se produirait, ils auraient crié a l’invraisemblance. On dirait que la société actuelle court à l’ordure comme sa devancière courait au raffinement, et que l’emuncta naris est près d’être remplacé par le groin. […]
Et remarquez que cette Nana n’a pas même pour excuse les provocations de la plastique. Si un maître comme Gautier avait daigné peindre cette coureuse, digne d’inventer la prostitution à la vapeur – car au besoin elle ferait ses vingt-cinq hommes à l’heure – il aurait trouvé le moyen de nous intéresser, au moins charnellement, à cette fille, folle de son corps. M. Zola nous débite Nana comme un étalier. On est tenté de marchander le gîte à la noix, l’entrecôte et le faux-filet. – Ce n’est plus de la chair dans le sens diabolique du mot, c’est de la viande qui a l’air d’être du ressort de la Boucherie-Parisienne, et qu’on rêve de voir parée de guipures de graisse et de bouquets de fleurs. Encore si ce n’était pas de la viande corrompue !
Xavier Aubryet, Le Gaulois, 27 février 1880.
Un cas pathologique
Le monstre a paru. Ce n’est pas un monstre que je devrais dire, mais une monstruosité. […]
M. Émile Zola a dépassé toutes les audaces imaginables. Le mieux eût été peut-être de s’en taire et d’appuyer un peu, soit à droite, soit à gauche, pour ne pas marcher dans cette ordure. Mais jusqu’ici j’ai été, sans le regretter, absolument confiant dans le talent de M. Zola. À part quelques crudités de langage qui n’avaient rien à voir avec l’affaire, j’ai plaidé pour L’Assommoir, qui est une œuvre forte, et pour Une page d’amour, qui est une œuvre parfois saisissante où l’angoisse est poussée jusqu’aux limites les plus extrêmes. Mais il n’y avait rien, dans tout cela, qui pût faire prévoir ce dévergondage sans nom que M. Zola se plaît à étaler pendant cinq cent pages, comme un enfant se plaît à étaler de la bouillie, sur une nappe, avec ses doigts.
Il me semble avoir affaire ici à un cas pathologique d’où toute préoccupation littéraire est absente. À part un chapitre ou deux de ce livre, où le peintre puissant apparaît, soit dans la description réellement forte d’un jour de Grand prix aux courses de Longchamp, soit dans la peinture minutieuse d’une maison de campagne, avec dépendances, où la triste et sale héroïne du livre va traîner péniblement quelques jours d’ennui, jamais M. Émile Zola n’a été plus lourd, plus terne, plus diffus, et, chose curieuse, plus apparemment sûr de lui-même.
Jean de Nivelle, Le Soleil, 27 février 1880.
Bouche d’égoût
Le nom de M. Zola est, depuis quelques jours, dans toutes les bouches – même celles d’égout. Il n’est plus question que de son dernier roman, Nana… C’est le scandale du moment.
Qu’est-ce que Nana ? C’est la suite de L’Assommoir.
On sait que M. Zola a un mépris de mauvais bourgeois pour le peuple. Suivant lui, le peuple est condamné à la dégradation, et ne peut se mouvoir qu’entre deux vices : l’ivrognerie et la prostitution.
Jean Frollo, Le Petit parisien, 29 février 1880.
Une psychologie grossière
Tout jeune, dans les Contes à Ninon, M. Zola ne montrait qu’un goût médiocre pour la « vérité vraie » et donnait volontiers dans les caprices innocents d’une poésie un peu fade. Il n’avait certes rien d’un « expérimentateur ». Mais déjà il manquait d’esprit et de gaieté et se révélait çà et là descripteur vigoureux des choses concrètes par l’infatigable accumulation des détails. Maintenant qu’il a trouvé sa voie et sa matière, il nous apparaît, et de plus en plus, comme le poète brutal et triste des instincts aveugles, des passions grossières, des amours charnelles, des parties basses et répugnantes de la nature humaine. Ce qui l’intéresse dans l’homme, c’est surtout l’animal et, dans chaque type humain, l’animal particulier que ce type enveloppe. C’est cela qu’il aime à montrer, et c’est le reste qu’il élimine, au rebours des romanciers proprement idéalistes. Eugène Delacroix disait que chaque figure humaine, par une hardie simplification de ses traits, par l’exagération des uns et la réduction des autres, peut se ramener à une figure de bête : c’est tout à fait de cette façon que M. Zola simplifie les âmes.
Nana offre un exemple éclatant de cette simplification. Qu’est-elle qu’une conception a priori, la plus générale et par suite la moins ragoûtante, de la courtisane ? Nana n’est point une Manon Lescaut ou une Marguerite Gautier et n’est point non plus une Mme Marneffe ou une Olympe Taverny. Nana est une belle bête au corps magnifique et malfaisant, stupide, sans grâce et sans cœur, ni méchante ni bonne, irrésistible par la seule puissance de son sexe. C’est la « Vénus terrestre » avec de « gros membres faubouriens ». C’est la femme réduite à sa plus simple et plus grossière expression. Et voyez comment l’auteur échappe par là au reproche d’obscénité volontaire. Ayant ainsi conçu son héroïne, il était condamné par la logique des choses à écrire le livre qu’il a écrit : n’étant ni spirituelle, ni méchante, ni passionnée, Nana ne pouvait être d’un bout à l’autre que… ce qu’elle est. Et pour la faire vivante, pour expliquer le genre d’attrait qu’elle exerce sur les hommes, le loyal artiste était bien obligé de s’enfoncer dans les détails que l’on sait.
Ajoutez qu’il ne pouvait guère y avoir d’intérêt dramatique ni de progression dans ces aventures de la chair toute crue. Les caprices de ses sens ne marquent point les phases d’un développement ou d’un travail intérieur. Nana est obscène et immuable comme le simulacre de pierre qu’adoraient à certains jours les filles de Babylone. Et, comme ce simulacre plus grand que nature, elle a par moments quelque chose de symbolique et d’abstrait : l’auteur relève l’ignominie de sa conception par je ne sais quelle sombre apothéose qui fait planer sur tout Paris une Nana impersonnelle, et, lui ôtant sa honte avec sa conscience, lui communique la grandeur des forces naturelles et fatales. Lorsque M. Zola parvient à revêtir cette idée d’une forme concrète, comme dans le grand tableau des courses, où Paris, hurlant autour de Nana, semble saluer en elle la reine de l’impudicité et ne sait plus trop s’il acclame la fille ou la jument, c’est bien vraiment de l’art idéaliste et de la pure poésie.
Voulez-vous des exemples moins frappants à première vue, mais plus significatifs encore, de cette façon de concevoir et de construire un personnage ? Vous les trouverez dans Le Bonheur des dames et La Joie de vivre. Remarquez que ce sont deux romans « vertueux », c’est-à-dire où la vertu nous est peinte et finalement triomphe. Mais quelle vertu ? L’histoire de Denise, de cette fille pauvre et sage qui épouse son patron au dénouement, c’est une donnée de berquinade. Or voyez ce que cette berquinade est devenue ; si Nana est vicieuse à la manière d’une bête, c’est comme une bête aussi que Denise est vertueuse, c’est grâce à son tempérament parfaitement équilibré, à sa belle santé physique. L’auteur tient à ce qu’on ne s’y trompe pas, à ce qu’on n’aille pas la prendre par hasard pour une héroïne ni croire qu’elle fait exprès d’être sage, et il y revient je ne sais combien de fois. On ne saurait imaginer peinture plus immodeste d’une vierge. Et c’est de la même manière que Pauline est bonne et dévouée. Si elle a à combattre un moment, c’est contre une influence physiologique, et ce n’est pas sa volonté qui triomphe, mais sa santé. Tout cela est dit fort expressément.
Ainsi, par la suppression du libre arbitre, par l’élimination du vieux fonds de la psychologie classique qui consistait essentiellement dans la lutte de la volonté et de la passion, M. Zola arrive à construire des figures d’une beauté imposante et grossière, de grandioses et frustes images des forces élémentaires – mauvaises ou meurtrières à la façon de la peste ou bonnes et bienfaisantes à la façon du soleil et du printemps. Seulement toute psychologie un peu fine disparaît. Le plus grand effort de M. Zola ne va qu’à nous peindre le progrès non combattu d’une idée fixe, d’une manie ou d’un vice. Immuables ou toujours emportés dans le même sens, tels sont ses personnages. Même quand il nous expose un cas très particulier, très moderne, et qui paraît être surtout psychologique, comme celui de Lazare dans La Joie de vivre, il trouve moyen d’y appliquer encore, et dans le même esprit, ses procédés de simplification.
Oh ! il a bientôt fait d’effacer les nuances trop subtiles de sentiment ou de pensée, de débrouiller les complexités des maladies mentales et, là encore, de trouver l’animal sous l’homme ! Lazare devait sans doute représenter toute une partie de la jeune génération, si intéressante par le besoin de sensations rares, par le dégoût de l’action, par la dépravation et l’énervement de la volonté, par le pessimisme pédant et peut-être sincère : or tout le pessimisme de Lazare se réduit finalement à la peur physique de la mort et, Pauline étant dévouée comme une bonne chienne, c’est comme un chien peureux que Lazare est pessimiste.
Jules Lemaître, La Revue politique et littéraire, 14 mars 1885.
Zola, c’est Nana !
Zola, cette façon d’ogre littéraire, hanté de rêves de parvenu, devait tout de suite imaginer la courtisane de haut vol, entretenue dans une orgie de dorures criardes et de plantes rares, la «mousseuse » de première marque, aux épaules nues ornées de perles fastueuses. Il vole, comme un moucheron à la lumière, à tout ce qui flambe et culmine, à tout ce qui tient, comme il ritournelle dans ses chroniques, « le haut du pavé ». Il devait saisir cette occasion de déverser le trop plein de ses rêves, de ses envies, de ses appétences de linge fin et de chère-lie.
Déjà, il avait tenté d’incarner sa dévorante ambition dans Son Excellence Eugène Rougon. Pour dépeindre cette fille qui traverse la scène dans un vacarme de millions secoués et de rires, jetant sur tout un reflet d’or et de sang, pour dresser cette idole de chair gavée de luxes, emplissant Paris du roulement de ses équipages, de l’éclat de ses toilettes, de la rumeur montante de ses fêtes, il n’avait qu’à fermer les yeux et copier la forme sous la quelle lui était apparue la gloire, cette gloire de réclame, tapageuse et bruyante, qu’il rêvait et qu’il sut conquérir. Il souhaitait d’être cette exhibition devant un public dont les yeux flambent. Il mit dans Nana son désir de domination, son besoin de parvenir, son impatience d’être quelqu’un. Il a écrit ce livre avec la fièvre de ses convoitises, avec ses angoisses d’ambition surchauffée, des inquiétudes d’homme en quête de réclame à outrance.
Zola, c’est Nana ! Il n’est pas jusqu’au nom qui n’offre – en sa sonorité dissyllabique de tam-tam – une frappante analogie. Nana, c’est Zola. C’est le symbole de sa vie publique, à cette courtisane de lettres, qui s’étala pendant dix ans sur les affiches des murs et dans les manifestes des préfaces, et que consacrèrent les fanfares triomphales des centièmes éditions. Pendant dix ans, Zola accapara exclusivement les librairies comme Nana le trottoir, démembrant, pillant, saccageant les réputations de confrères, faisant la retape jusque dans les rédactions exotiques, promenant sur la Chaussée le quadrige de sa gloire de mi-carême, de pharmacien de Sainte-Menehould, de savonnier du Congo.
Aujourd’hui la gloire flambe encore, mais la mèche commence à charbonner. Les sympathies s’éloignent. Les princes s’envolent. C’est la baisse, le tour des entrepreneurs de démolitions, des gros négociants de Bercy : Zola, ce sera Nana jusqu’au bout, Nana mourant abandonnée dans une chambre d’hôtel, aux premières lueurs d’incendie d’une révolution ; il mourra, lui, dans la débâcle de son talent, les chairs dissoutes, liquéfiées par la basse prostitution, aux cris de guerre des romanciers symbolistes et des poètes décadents. Est-ce qu’il ne patauge pas déjà dans les ruisseaux marécageux du feuilleton ?
C’est parce qu’il a mis en jeu sa personnalité qu’il a fait de Nana une œuvre vivante et attachante : c’est son chef-d’œuvre. Il a donné tout ce qu’il avait, il s’y est vidé.
Ernest Reynaud, Mercure de France, 1er juillet 1890.
Rien ne se tient
Dans Nana il n’y a point d’histoire du tout. Sauf ses débuts au théâtre, qui la lancent décidément dans la haute galanterie, et sauf son éclipse avec Fontan derrière les hauteurs de Montmartre, il n’y a dans la vie de l’héroïne d’autres événements que la succession monotone de ses amants et parfois leurs rencontres imprévues dans sa chambre à coucher, quand elle oublie de pousser le verrou. Elle en reçoit tant, que M. Zola lui-même ne s’y reconnaît pas toujours. Elle et lui en perdent en route. Le petit Georges, dit Zizi, est tellement oublié après son coup de ciseaux dans le cœur que lorsqu’on apprend ensuite sa mort, on est tout surpris non pas qu’il soit trépassé, mais qu’il ait encore vécu. Quant à son frère Philippe, élégant officier qui a volé et commis des faux pour acheter de petits cadeaux à la courtisane, il faudrait le faire comparaître devant un conseil de guerre.
Mais cela distrairait l’attention, amènerait une action dans un livre qui ne peut ni ne doit en avoir. Par un procédé de justice militaire dont il garde le secret, M. Zola lui ouvre les portes de la prison – simplement, comme Coupeau ouvre à Lantier la porte de la chambre de sa femme, – et l’on n’en parlera plus. Une foule d’autres personnages qui s’installent largement au début disparaissent dans une sorte de brouillard. La comtesse Sabine est une ombre, pareille aux ombres que son mari voit se dessiner sur les rideaux de Fauchery, la nuit qu’elle passe en chemin de fer. Sa fille Estelle, si menaçante dans sa sécheresse virginale, n’apparaît que pour s’évanouir. Le marquis de Chouard, que tout semble désigner d’abord comme un des acteurs principaux du roman, pouvait fort bien être mort et enterré, quand tout à la fin il apporte quatre billets de mille francs sur le lit d’orfèvrerie sculpturale que devrait payer son gendre. M. Venot, ce marguillier de la Madeleine, ce chargé d’affaires des sacristies, ce petit vieillard au visage terreux, aux yeux d’acier, devant lequel tout le monde s’incline avec crainte, qui n’aurait cru que M. Théophile Venot serait appelé à jouer un rôle important et ténébreux ? Il se contente d’accompagner Muffat, la première fois, jusqu’à la porte du boudoir et, dans les derniers temps, de venir l’y chercher de temps à autre. Pourquoi faire ? Nul ne le sait.
Rien ne se tient dans cet ouvrage, un des plus mal composés de la littérature moderne, qui est tout ce qu’on voudra excepté un roman, excepté le récit du développement logique d’une situation ou d’un caractère. Les mêmes scènes s y répètent indéfiniment, si bien que le livre pourrait être, avec une égale raison, dix fois plus long ou dix fois plus court. Cela déjà irrite le lecteur ; mais en outre il se creuse en vain l’esprit pour découvrir la cause secrète de deux faits qui dominent tout et que M. Zola ne daigne point expliquer. D’abord d’où vient le béguin (pardon du mot, mais il est approprié à la chose), le béguin de Nana pour le comte Muffat ? Il n’est ni beau, ni jeune, ni aimable, ni particulièrement riche. Son titre de chambellan de l’impératrice ne peut éblouir une fille qui connaît intimement l’héritier d’une monarchie puissante. Qu’est-ce donc qui l’attire ? Dès le premier jour elle ne veut entendre parler que de lui, elle le réclame impérieusement, et lorsqu’il s’approche elle s’émeut toute confuse et tout épanouie. Elle se défend durant six mois comme si elle avait peur de l’empire qu’il prendrait sur elle, puis elle lui accorde tout, quoique longtemps il ignore, dans sa naïveté de dévot, l’usage de témoigner sa gratitude en espèces sonnantes et trébuchantes. Elle lui fera certes des avanies plus tard, mais elle l’en consolera avec une sorte de tendresse maternelle, ne pouvant se résoudre à le « lâcher » définitivement. Et cependant auprès de lui elle n’éprouve point de plaisir !
Autre mystère. Qu’est-ce donc qui attache à Nana, par des liens indissolubles, Muffat lui-même et Georges et Philippe et Steiner et Vandeuvres et tous les autres, malgré ses infidélités de chaque jour, presque de chaque heure et, ce qui est bien pire, malgré ses mœurs immondes ? C’est une belle femme, une blonde grasse, ce qui sous la plume de M. Zola apparaît comme le comble de la perfection ; elle a de vives carnations, une chevelure d’un fauve splendide. Mais enfin il est par le monde d’autres belles femmes, non moins blondes et non moins grasses, aux carnations tout aussi vives et à la chevelure également fauve. Il me souvient d’avoir entendu parler quelque part de ses gros membres de faubourienne. J’ignore si c’est une perfection de plus ; mais en tout cas cette perfection-là n’est point introuvable en dehors de Nana. L’élégance lui fait défaut, et il ne semble pas qu’elle soit hors ligne non plus dans les manières canailles qui enchantent les vieux débauchés. D’esprit, elle n’en possède aucune trace, et d’ailleurs qu’en feraient les hommes de M. Zola ? Elle n’a que son corps, avec ou sans les gros membres de faubourienne, et c’est dans son corps que le romancier devrait nous montrer le secret de sa magie, ce je ne sais quoi de capiteux qui enivre ses amants et qu’ils ne rencontrent pas ailleurs. Mignon paraît avoir eu ses idées là-dessus, si j’en juge par l’enthousiasme qu’il éprouve un jour à l’aspect des richesses accumulées dans l’hôtel de Nana et surtout à la pensée de l’art avec lequel elle les a acquises. Il s’exprime un peu autrement. Si ce passage a été écrit avec intention, et qui peut en douter, j’estime M. Zola d’une timidité ridicule. Il tenait en main un sujet de pure physiologie pornographique, et, au lieu de s’y lancer en plein, il a composé un roman très dégoûtant, je n’en disconviens pas, mais qui est rempli d’obscurités et de réticences.
Timothée Colani, Les Rougon-Macquart, par Émile Zola, La Nouvelle Revue, 1er et 15 mars 1880.
Nana dans le Grand Dictionnaire universel de Pierre Larousse
Malgré son succès de scandale, ce roman a commencé à marquer le déclin du naturalisme ; il est très inférieur, comme conception et comme étude, à Germinal et même à L’Assommoir.
Nana, une fille que le cynique Bordenave, directeur des Variétés, a tirée du ruisseau pour en faire une actrice, est, dans la filiation des Rougon-Macquart, la fille de la blanchisseuse Gervaise et du fameux ivrogne Coupeau, de L’Assommoir ; cela importe bien peu, quoique l’auteur y attacha un prix extrême, son but étant de nous dévoiler, d’après la méthode expérimentale, toutes les particularités de la dégénérescence d’une famille sous le second Empire.
Nana, d’après les lois fatales de l’hérédité, doit être une fort belle fille, profondément détraquée par l’alcoolisme du père, et ses fantaisies ruineuses, aidées de sa beauté et de son insouciance, seront autant de ferments de décomposition sociale. Le journaliste du roman, Fauchery, dans une chronique du Figaro, la surnomme la Mouche d’or et définit en ces termes son action et sa raison d’être : « Elle a poussé dans un faubourg, sur le pavé parisien, et grande, belle, de chair superbe ainsi qu’une plante en plein fumier, elle venge les gueux et les abandonnés dont elle est le produit. Avec elle, la pourriture qu’on laisse fermenter dans le peuple remonte et pourrit l’aristocratie. Elle devient une force de la nature, un ferment de destruction, sans le vouloir elle-même, corrompant et désorganisant Paris entre ses cuisses de neige, le faisant tourner comme des femmes, chaque mois, font tourner le lait.
C’est la mouche, la mouche couleur de soleil, envolée de l’ordure ; une mouche qui prend la mort sur les ordures tolérées le long des chemins, et qui, bourdonnante, dansante, jetant un éclat de pierreries, empoisonne les hommes rien qu’à se poser sur eux dans les palais où elle entre par la fenêtre. » C’est sans doute par une sorte de divination que Fauchery voit tout cela, car au moment où cet article paraît, Nana, bonne grosse fille insouciante, n’a encore rien désorganisé du tout. On l’a vue paraître dans La Blonde Vénus, très déshabillée, puis entretenue par un banquier véreux, Steiner, qui lui donne à peine mille francs par mois, et rendant fou d’amour le comte Muffat, un chambellan, s’il vous plaît, qui ne lui donne rien du tout. Elle vient d’envoyer promener et le théâtre et Steiner et le comte, et va se mettre en ménage avec un comédien, qui la gifle et qui la rosse.
Cette première partie du roman est longue et fastidieuse. L’œuvre ne prend de l’animation que lorsque Nana, lâchée par le comédien et de nouveau retombée au trottoir, sur le point d’être pincée par la police, se résout à jouer le grand jeu et à ruiner ceux qui l’aiment ; tous y passent : le comte Muffat, qu’elle a repris et dont elle fait une sorte de contrefaçon du baron Hulot, de La Cousine Bette ; l’élégant Vandeuvres, dont elle mange jusqu’à l’écurie de chevaux de courses ; La Faloise, un viveur nigaud et prétentieux ; le capitaine-trésorier Hugon, qui, pour elle, puise à pleines mains dans la caisse du régiment et sacrifie jusqu’à son honneur ; ceux qui ne peuvent lui donner de l’argent lui donnent leur vie, comme Georges Hugon, le frère cadet du capitaine, un petit collégien amoureux, le Chérubin du livre, qui s’enfonce la pointe des ciseaux de Nana dans la poitrine. Rien ne lui résiste, les plus grands noms se salissent et les plus grandes fortunes fondent entre ses mains sans qu’elle en profite, car tout le long du roman on entend le carillon des créanciers sonnant à sa porte, et elle meurt horriblement, de la petite vérole, dans une chambre d’hôtel.
On ne peut nier qu’il y ait dans Nana des pages puissantes et d’une belle tenue ; mais il y a aussi par trop d’ordures, un parti pris de faire lâcher aux personnages des mots malpropres, même lorsqu’ils ne sont pas la moins du monde en situation.
Pierre Larousse, Grand Dictionnaire universel, deuxième supplément, 1890.
Défense du roman, par Zola
« Lorsque je publiais Nana dans un journal, tout le Paris boulevardier et demi-mondain protestait. J’avais pu me tromper sur certains détails techniques, dans une étude si complexe et si encombrée de faits ; mais les protestations portaient plus encore sur l’esprit même du livre, sur les mœurs et les caractères, particulièrement sur la peinture de cette débauche parisienne qui bat des trottoirs. Ce n’était pas ça du tout, criait-on ; cette débauche était plus gaie, plus spirituelle, moins enfoncée dans le drame de la chair. Des chroniqueurs, des auteurs dramatiques de talent, vivant dans le monde des artistes des filles, juraient en souriant que ma Nana n’existait point ; et ils regrettaient évidemment que je n’eusse pas crayonné d’un trait léger un de ces fins profils de Grévin, né de ces fleurs charmante du vice convenu, ayant simplement la pointe d’élégance canaille à la mode.
Eh bien, il y a eu là un phénomène dont l’explication est facile. Voilà des hommes d’esprit qui prennent du vice ce qu’il a de plaisant ; ils jouissent de la belle humeur, du luxe et du parfum des filles ; ils soupent avec elles, s’oublient avec elles, mais en acceptant seulement le côté agréable, dans une rencontre ou dans une liaison. Ce sont des fleurs qu’ils mettent dans leur vie. Même lorsqu’une femme les éclabousse de son ordure, lorsqu’ils tombent une belle nuit dans un égout par bêtise ou par folie personnelle, ils gardent le silence, ayant par tempérament l’horreur de ce qui n’est pas gai et aimable, préfèrent tout voir en rose, sous un nuage de poudre de riz.
Dès lors, on comprend le malaise de ces témoins, de ces acteurs du vice parisien, dès qu’on les met en présence, comme dans Nana, d’un drame sans voile et qui descend jusqu’à l’infamie des personnages. Si vous ne vous en tenez pas à la surface charmante, si vous allez au-delà de la robe pour entrer dans la peau, au-delà du boudoir pour ouvrir publiquement l’alcôve, vous les bousculez terriblement, vous leur gâtez leur jouissance. Ils se fâcheront en vous voyant avec les filles, grave, sérieux, un scalpel à la main, fouillant le ventre de ces jolies personnes, dont ils ne tiennent à connaître que le satin. Et ils auront raison de se fâcher, et s’ils crient au mensonge, ils seront de bonne foi ; car, personnellement, ils ont toujours refusé de voir la bête dans la créature. »
Le Messager de l’Europe, octobre 1880.