I. À la brusque lueur d’un éclair, Claude Lantier aperçoit dans l’encoignure de sa porte une grande jeune fille, déjà trempée, qui grelotte de peur. Une pitié l’envahit, mais cela le fâche de s’attendrir, jamais il n’introduisait de fille chez lui.
Cette Christine doit entrer comme lectrice chez la veuve d’un général, mais une série de contretemps a retardé son train, et personne ne l’attendait plus à la gare.
Au matin, elle dort, baignée de lumière, dans une adorable ligne d’abandon. Ses cheveux noirs, dénoués, la vêtent comme d’un manteau sombre. C’est tout à fait la figure que Claude avait inutilement cherchée pour son tableau, et presque dans la pose ! Il se met à la dessiner, d’un air profondément heureux, avec ces clairs regards de peintre pour qui la femme a disparu, et qui ne voit que le modèle.
II. Quand son ami Sandoz frappe familièrement à la porte, Claude travaille à une ébauche jetée d’un coup, d’une violence superbe, d’une ardente vie de couleurs. Quand ils sont ensemble, le peintre et l’écrivain s’exaltent, se fouettent mutuellement, s’affolent de gloire : Est-ce qu’en art, il y a autre chose que de donner ce qu’on a dans le ventre ? Est-ce qu’une botte de carottes, peinte dans la note personnelle où on la voit, ne vaut pas une peinture au jus de chique, honteusement cuisinée d’après des recettes ? Il faut le soleil, il faut le plein air, une peinture claire et jeune, les choses et les êtres tels qu’ils se comportent dans la vraie lumière. Il faut donner son existence entière à une œuvre, où l’on tâchera de mettre les choses, les bêtes, les hommes, l’arche immense.
Mais rien de clair ni de vivant ne vient sous les doigts de Claude. Qu’a-t-il donc dans le crâne, pour l’entendre craquer de son effort inutile ? Quel inconnu héréditaire lui rend parfois la création si heureuse, et d’autres fois l’abêtit de stérilité ?
III. Lantier est tombé dans un de ces doutes qui lui font exécrer la peinture. Il se met plus bas que des manœuvres, dont les gros bras au moins font leur besogne.
Chez Sandoz, il y a toujours un pot-au-feu à partager avec les camarades. Et quand la bande flâne, elle semble tenir la largeur du boulevard. Il faut empoigner Paris et le mettre dans la poche, avec un immense mépris de tout ce qui n’est pas l’art, un rêve fou de n’être que des artistes sur terre. Sentir et rendre la vie dans sa réalité, y voir la seule beauté vraie, faire vivre, faire des hommes, seule façon d’être Dieu.
IV. Christine est finalement venue remercier Claude. Elle reconnaît sa tête dans le tableau, mais elle est blessée par l’emportement de la peinture. Elle ne la comprend pas, elle se sent contre elle une haine, la haine instinctive d’une ennemie, même si elle est attendrie par cette rage de travail, ce don absolu de tout un être..
Peu à peu, leur amitié devient si vive qu’ils ne peuvent plus vivre l’un sans l’autre. Leur promenade sans cesse répétée, à côté de l’eau, a pris un charme infini. Il semble que l’âme de la grande ville les enveloppe de toutes les tendresses qui ont battu dans les vieilles pierres au travers des âges.
V. Au Salon des refusés, c’est un mélange de l’excellent et du pire. On se sent là dans une bataille, gaie, livrée de verve, avec la certitude de battre l’ennemi avant le coucher du soleil.
Une masse énorme, grouillante, confuse, en tas, s’écrase devant le tableau de Claude. Les mâchoires des visiteurs se fendent, les yeux se rapetissent, les visages s’élargissent, ce sont des souffles tempétueux d’hommes gras, des grincements rouillés d’hommes maigres, des flûtes aiguës de femmes. Cela tourne au scandale, la foule grossit, les faces se congestionnent, chacune avec la bouche ronde et bête des ignorants qui jugent de la peinture, expriment toutes les sortes d’âneries, de ricanements stupides et mauvais que la vue d’une œuvre originale peut tirer à l’imbécillité bourgeoise. N’était-ce pas stupide de croire à l’intelligence du public ?
VI. Christine et Claude se sont installés à la campagne, dans le bout du monde qu’ils cherchaient : une grande lanterne de maison, un jardin abandonné, planté d’abricotiers, envahi de rosiers géants, un champ de pommes de terre. Des mois coulent, avec une félicité monotone, une paix absolue.
Christine a eu un garçon, Claude peint avec une vision nouvelle, comme éclaircie, d’une gaieté de tons chantante. Après trois ans, Claude, qui avait juré de ne plus exposer, s’inquiète du Salon : comme il serait temps qu’un véritable peintre paraisse au milieu des malins et des imbéciles ! Quelle place à prendre !
Il s’est dégoûté de la contrée, ne trouvant plus de motif qui l’enflamme, dans une satiété lasse des mêmes horizons. Ils ont beau vivre tranquille, sans cause de chagrin aucune, ils n’en glissent pas moins à une tristesse, à un malaise qui se traduit par une exaspération de toutes les heures. Débat sourd du bonheur contre la fatalité du destin : faut-il rentrer à Paris ?
VII. à Paris, Claude Lantier erre jusqu’à la nuit noire, dans la boue glacée des rues, sous la clarté des becs de gaz qui s’allument un à un, pareils à des étoiles fumeuses au fond du brouillard. Depuis le Salon des refusés l’école du plein air s’est élargie, toute une influence croissante se fait sentir. Malheureusement les efforts s’éparpillent. Et la fissure est là, la fente à peine visible, qui a fêlé les vieilles amitiés jurées, qui va les faire craquer un jour en mille pièces.
VIII. Claude vit ces premiers mois dans une excitation croissante. Paris l’a repris aux moelles, violemment. Il découvre des tableaux partout, la ville entière se déroule en fresques immenses, qu’il juge toujours trop petites, pris de l’ivresse des besognes colossales. Une fièvre le raidit, il travaille avec l’obstination aveugle de l’artiste qui s’ouvre la chair pour en tirer le fruit dont il est tourmenté ; et pendant trois ans lutte sans faiblir, fouetté par les échecs.
Peu à peu, si la bravoure de son obstination paraît grandir, il retombe pourtant à ses doutes d’autrefois, ravagé par la lutte qu’il soutient contre la nature. Perpétuel mirage qui fouette le courage des damnés de l’art, mensonge de tendresse et de pitié sans lequel la production serait impossible, pour tous ceux qui se meurent de ne pouvoir faire de la vie !
Chaque jour, Christine devine que la peinture lui prend son amant davantage. Elle n’en est pas encore à la lutte, elle cède. Mais une tristesse monte de ce commencement d’abdication.
IX. Claude va peindre un grand tableau de l’île de la Cité, long de huit mètres, haut de cinq, et ne vit plus que pour lui. Il en sort une ébauche magistrale, une de ces ébauches où le génie flambe, dans le chaos encore mal débrouillé des tons. Mais il n’arrive pas à faire sortir le reste, il ne sait pas finir, et ne fait que la gâter, même en vivant plus de deux années sur cette toile.
Bientôt, il imagine une femme toute droite, toute nue à la proue de l’île, d’une nudité si éclatante qu’elle rayonnera comme un soleil. Christine s’offre comme modèle pour économiser sept francs par séance. Mais ce corps, couvert de ses baisers d’amant, il ne le regarde plus, il ne l’adore plus qu’en artiste. C’est la fin, elle n’est plus, il n’aime plus en elle que son art, la nature, la vie. Des années s’écoulent, sans que le tableau aboutisse. Jamais le doute d’être un génie incomplet n’a traqué Claude ainsi.
Leur petit garçon est mort. D’abord Claude résiste, mais l’idée confuse se précise, finit par être une obsession : il prend une petite toile. Il n’y a plus là son fils glacé, il n’y a qu’un modèle, un sujet dont l’étrange intérêt le passionne. C’est un chef-d’œuvre de clarté et de puissance, avec une immense tendresse en plus.
X. Au Salon, L’enfant mort est discuté. Toute la haine de l’originalité déréglée, de la concurrence dont on a eu peur, de la force invincible qui triomphe même battue, gronde dans l’éclat des voix. Non, pas ce fou qui s’entête depuis quinze ans, non , non, à la porte ! Le tableau n’est pris que par la charité d’un juré.
Le jour du vernissage, Claude cherche son tableau, en s’étonnant de la vulgarité des visages, du manque de majesté de ce monde, de cette bousculade de troupeau, de cette curiosité en bande sans jeunesse ni passion, de cet air de souffrance mauvaise. Dans la salle où l’on empile les vastes compositions historiques et religieuses, d’un froid sombre, il a une secousse : là-haut, entre des choses rosâtres, violâtres, c’est bien sa toile, si haut, si haut qu’il hésite à la reconnaître. Ce n’est plus, à cette distance, qu’une confusion de chairs, la carcasse échouée de quelque bête informe. Après vingt années de passion, aboutir à cela, à cette pauvre chose sinistre, toute petite, inaperçue, d’une navrante mélancolie dans son isolement de pestiférée !
XI. Les yeux de Claude restent fous, on y voit comme une mort de la lumière quand ils se fixent sur sa grande toile, l’œuvre manquée de sa vie. C’est une cassure irréparable, une plaie par où la vie coule, invisible. Et ce qui le hante, c’est la Cité, ce cœur de Paris dont il emporte l’obsession partout, qu’il évoque de ses yeux fixes au travers des murs, qui lui crie ce continuel appel, à des lieues, entendu de lui seul.
XII. Claude est devant son tableau, sa palette à ses pieds, une main tenant la bougie, l’autre peignant. Plus il s’acharne, plus l’incohérence augmente, un empâtement de tons lourds, un effort épaissi et fuyant du dessin.
Alors Christine se révolte : il voit bien qu’il est vaincu, pourquoi s’obstiner encore ? S’il ne peut être un grand peintre, il leur reste la vie ! Plus de tourments pour des chimères, rien que la joie de vivre ! Mais peut-il encore vivre, si la peinture ne veut plus de lui ?
Au matin, au premier coup d’œil, Christine ne voit rien, l’atelier lui paraît désert sous le petit jour boueux et froid. Elle lève les yeux vers la toile : Claude s’est pendu en face de son œuvre manquée.
Ce résumé n’utilise que des mots employés par Zola