Plan
« La passion, la bonhommie, la gaieté.
Guide de l’œuvre d’art, la nature embrassée et jamais vaincue.
Lutte de la femme contre l’œuvre, l’enfantement de l’œuvre contre l’enfantement de la vraie chair.
Tout un groupe d’artistes. »
Documents préparatoires de L’Œuvre, NAF 10316, f°1.
Ébauche
« Avec Claude Lantier, je veux peindre la lutte de l’artiste contre la nature, l’effort de la création dans l’œuvre d’art, effort de sang et de larmes pour donner sa chair, faire de la vie : toujours une bataille avec le vrai, et toujours vaincu, la lutte contre l’ange. En un mot, j’y raconterai ma vie intime de production, ce perpétuel accouchement si douloureux ; mais je grandirai le sujet par le drame, par Claude qui ne se contente jamais, qui s’exaspère de ne pouvoir accoucher de son génie, et qui se tue à la fin devant son œuvre irréalisée. – Ce ne sera pas un impuissant, mais un créateur à l’ambition trop large, voulant mettre toute la nature sur une toile, et qui en mourra. Je lui ferai produire quelques morceaux superbes, incomplets, égarés, et peut-être dont on se moque. Puis je lui donnerai le rêve de pages de décoration moderne immense, de fresque résumant toute l’époque ; et c’est là qu’il se brisera.
Tout le drame artistique sera donc dans cette lutte du peintre contre la nature. Mais il faudra mettre cela en drame, avoir des points saillants. Je n’ai que la fin, la crise devant l’impossibilité de se satisfaire, de créer de la vie. D’où vient Claude ? d’un maître qui ne l’a pas compris. Faut-il le faire passer à l’école des Beaux-Arts ? Je ne crois pas (le type qui a passé à l’école des Beaux-Arts, qui se sert de ce Claude fait (Gervex) et qui arrive). Si je le fais exposer, ce sera au Salon des Refusés, c’est une scène, toute la bourgeoisie se tordant devant une toile vivante, et Claude avec un ami au retour, Cézanne et moi à nos retours. À côté succès de Gervex. Cela avant la crise de la fin. Claude jamais content.
Cela manque toujours de perspective. Ne pas oublier les désespoirs de Paul qui croyait toujours trouver la peinture. Un découragement absolu une fois, prêt à tout lâcher ; puis un chef d’œuvre, un morceau d’étude seulement, fait brusquement, et qui le sauve de son accablement. – La question est de savoir ce qui le rend impuissant à se satisfaire : lui avant tout, sa physiologie, sa race, la lésion de son œil ; mais je voudrais aussi que notre art moderne y fût pour quelque chose, notre fièvre à tout vouloir, notre impatience à secouer les traditions, notre déséquilibrement en un mot. Ce qui satisfait le G.[ervex] ne le satisfait pas lui, il va plus avant, il gâte tout. C’est le génie incomplet, sans la réalisation entière : il ne manque que de peu de chose, il est un peu en deçà, ou au delà, par sa physiologie ; et j’ajoute qu’il a produit quelques morceaux absolument merveilleux : un Manet, un Cézanne dramatisé ; plus près de Cézanne. – Une scène où il rêve sa toile.
Comment vit-il ? pauvre, avec de petites ressources assurées ; ou bien il gagne son pain à des besognes de manœuvres : il peint des stores, des stations (chercher autre chose). La misère doit augmenter le drame, la faire intervenir au milieu, avec un marchant de couleur convaincu, les gens de la rue Clauzel. Un ou deux amateurs convaincus aussi.
Maintenant, j’ajoute l’élément femme. Ce qui doit animer tout ce roman, c’est la passion. Claude est un passionné qui enflammera tout le livre. Et il me faut une grande passion dans le livre. Gauche, timide, ayant la peur des femmes, je voudrais le faire prendre tout entier par une femme au milieu ; et à la fin, avant le suicide du dénouement, lui faire renoncer à cette femme pour l’amour de l’art, la lui faire tuer, immoler à sa passion d’artiste. Ce serait le triomphe absolu de la passion d’enfanter des œuvres d’art, contre le vrai enfantement de l’œuvre de chair. Faut-il lui donner un enfant qu’il laissera mourir, et la femme qu’il chassera ou laissera crever ?
Peut-être. Mais tout cela sans mélodrame et dans l’élan même du sujet. – J’aurais voulu un amour double. – Par exemple cette première série : Claude ramasse un soir une femme quelque part, grise sans doute, un carnaval. Et il la couche dans son lit (une petite fille délicieuse), se couche sur un divan ; et le matin, quand il s’éveille, il la trouve dessinant une partie de son corps ; puis son ménage, qu’il fait et qu’elle regarde. Sa stupeur, quand elle s’en va et qu’il ne la touche pas. – Cela pose son mépris de la femme. – Je puis la faire revenir, très bien entretenue. – Elle le soigne une fois. – Couchent-ils ensemble ? À elle, finir par donner un véritable amour. – Ils finissent par se mettre ensemble, elle renonce à un entreteneur riche (ne pas la faire ignoble, pas rouleuse), et peu à peu le grand amour qui la fait se coller avec lui. De l’amour aussi à ce moment de la part de Claude. Elle est la réalité, le but atteint, et c’est ce qui l’écarte ensuite. Dès lors, la femme victime, mourant de l’art. Le collage tragique. Un enfant mort, que Claude, le père, dessine ; et à la fin, Claude se tuant, sacrifiant la femme à son autre passion. – Celle-ci tragique dans son terre à terre. – Je puis garder à Claude un autre amour, l’idéal, l’amour supérieur, pour une femme qu’il voit et qu’il ne peut atteindre (le fond romantique qui persiste, le ver de terre amoureux d’une étoile). Un jour peut-être la femme le satisfait. L’autre le sait-elle, le laisse-t-elle aller ? Oui, peut-être. Mais garder l’autre à l’arrière-plan, sans la nommer peut-être. Si, un prénom, et indiquer pourtant qui elle est, pour ne pas rester dans des nuages. Mais lui laisser beaucoup d’inconnu. – Non, pas cet épisode, pas de rivale autre que Christine.
Maintenant, il faudrait en arriver aux amis de Claude, aux comparses. J’ai d’abord un autre peintre, le Gervex de la chose, le peintre à hôtel qui empaume le bourgeois. – Je voudrais m’avoir ensuite aussi, un romancier qui donnerait le travail littéraire, le doute continu, la rage de la production avec Claude, deux amis, deux confidents. Amis de collège. – Mais j’aurais bien aimé avoir aussi une bande de quatre peintres, me donnant une coterie, et avec laquelle je pourrais montrer ce que devient une école.
La réunion dans un café d’abord. J’ai Claude qui est au début la tête, le chef d’école. J’ai le Gervex qui se sert de tout et qui trahit plus tard. J’en ai un qui n’aboutit pas, qui devient amer et accuse Claude de l’avoir empêché d’arriver : quand on est avec Claude, on est fichu. J’ai enfin une sorte de Valabrègue qui avec des ambitions énormes et naïves dégringole au petit tableau insignifiant. Je me prendrai moi-même pour me mettre dans la bande, un journaliste, un romancier. Et je mettrai un Baille, un employé ne tenant pas à l’art, qui fait un riche mariage, et qui tombe dans une bourgeoisie malade et épuisée, sur une femme qui lui donne de pauvres enfants rachitiques ; toute sa vie dès lors est employée à faire vivre ses enfants, petits êtres toujours prêts à disparaître. Lui, soucieux, plombé, soucieux, vie ratée. J’ai raté ma vie. – Des deux autres peintres, l’un sera Valabrègue, celui qui tombe à la miniature ; l’autre sera Alexis, dramatisé et rendu mauvais, grand baiseur. – Toujours des femmes nouvelles, une série à peindre. – Enfin je donnerai au Valabrègue une maîtresse stable sans doute, ce qui me donnera une autre femme au second plan, et je le marierai peut-être à la fin. »
Documents préparatoires de L’Œuvre, NAF 10316, f° 262-273.
Chronologie
« Au début de L’Assommoir, il [Claude Lantier] a 8 ans (en 1850). Dans Le Ventre de Paris, au début, il a seize ans (en 1858), et 19 environ au dénouement (en 1861). Si mon roman commence tout de suite après (en 1862), il a donc 20 ans. – Mais il faudra tricher, je lui donnerai de 22 à 25 ; et cette fois, je suis décidé à dépasser 1870, à mener Claude jusqu’à 35 ans au moins, sans préciser les dates. »
Documents préparatoires de L’Œuvre, NAF 10316, f° 219.
Plan détaillé
I. Juillet. En action. La maîtresse chez Claude. Atelier. Tous les deux posés. Dessin de la gorge. Demande de pose. Tout jusqu’au départ.
II. Juillet. En récit. Claude, moi, puis l’architecte. Le tableau posé. Toute notre amitié à Plassans. Toutes nos idées posées. Les trois posés. Plassans et Paris. Moi, je pose toutes mes théories. L’art, historique et où l’on en est.
III. Juillet. En action. Chapitre pour poser tous les personnages secondaires. Une soirée chez moi. Promenades dans Paris. Le vieux qui décline. Irma Bécot avec le Gervex. Discussion. La bande, l’école.
IV. Juillet à mai. En récit. La maîtresse reparaît. Camarades chez Claude. Le duel peut-être. Voir un cadre général. Je voudrais un fait dramatique. Le tableau fini.
V. Mai. En action. Le salon des refusés. Grande discussion avec moi. Tous les amis reparaissent. Le dieu passant dans le fond. À la fin du chapitre Claude pleurant et couchant avec la maîtresse. Le Baille avec Irma.
VI. Deux ans. La passion de la maîtresse et de Claude. Comment ils vivent. À la campagne sans doute. Habitant Bennecourt ou autre. Grosse. Jusqu’à Claude repris. Des amis (à voir). Irma Bécot menée par l’Alexis. La future propriété de Baille.
VII. Mars. Retour à Paris. Autre atelier. Tous les amis reparaissent. Autre dîner chez moi ; ou soirée. Le vieux qui décline. Irma Bécot plus chic. Le Baille va se marier.
VIII. Trois années s’écoulent. Le mariage. Je voudrais une scène là. Le mariage doit être le cadre. L’idée première du tableau. Vie à Paris. Claude se détachant de la maîtresse, qui lutte et déchoit de jour en jour. Claude ne l’aime plus. Le grand tableau renvoyé de salon en salon.
IX. Sept ans. Profonde misère. La maîtresse, pas mère, travaillant oubliée. Irma Bécot tolérée par elle. Autre atelier, plus misérable. La lutte de Christine, une scène de batailles, une violence. L’enfant mort et peint. Le tableau renvoyé de salon en salon, les autres refusés. La pose.
X. Mai. Le salon, tous reviennent, très brillant. Le Gervex, le vieux, le dieu repasse. Claude s’en va seul, pas de discussion avec moi. Un mot de la maîtresse qui est restée seule avec moi. Fin très triste (mais pas de larmes) Comment il rentre chez lui, ou plutôt sa maîtresse l’attend. Poser déjà le suicide. Une visite au motif.
XI. Mai. Un chapitre avec moi, dernier jeudi, tous finis et débandés. Visite au Baille et à ses enfants. Le vieux qui décline. Claude retourné à la campagne, où il a été heureux. (Les trois chapitres se suivent dans le même élan)
XII. Mai. Tout le drame de la maîtresse avec Claude. Elle sent la mort et lutte. Grande misère. Il lui échappe, va revoir le motif, et se pend devant la toile. – L’enterrement, entretien du vieux et de moi. La maîtresse devenue bonne.
Documents préparatoires de L’Œuvre, NAF 10316, f° 2-3.