Le point de vue d’Edmond de Goncourt
- On sort de ce feuilleton fait à coups de Nom de Dieu ! avec l’espèce de triste écœurement qu’on rapporte de sa présence par hasard à une scène de basses et crapuleuses gens. C’est particulier chez Zola, comme le dialogue est toujours d’un manœuvre, jamais d’un artiste. La langue de l’artiste peut être émaillée de jurements, peut être canaille, mais elle a sous les jurements, sous la canaillerie de l’expression, quelque chose qui la distingue, qui la sépare, qui la relève de la langue des charpentiers, et ce sont toujours des charpentiers qui parlent dans L’Œuvre.
Journal d’Edmond de Goncourt, 23 février 1886.
- Voici ma critique à vol d’oiseau sur L’Œuvre. Bonne construction du roman vieux jeu, du roman fabriqué par un faiseur vulgaire. – L’amour de Christine joliment et délicatement posé dans cette succession de chastes visites faites au peintre, mais un amour commençant et finissant par deux situations non vraies et qu’a seul pu trouver un ignorant de la pudeur de la femme comme Zola. […] J’aime à rencontrer Zola dans ses livres, c’est au moins un humain qu’il a étudié – et il semble en avoir connu si peu, d’humains, hommes ou femmes ! Mais vraiment, dans un seul roman, le trouver fabriquant de sa personnalité deux individus, Sandoz et Claude : c’est trop. Bientôt, à l’instar d’Hugo, tous les personnages des livres de Zola seront des Zola, et je ne désespère pas que prochainement, il s’introduise en personne dans ses héroïnes… Oh là là, ce sera mince de distinction ! Il est au fond à mourir de rire, le Zola de L’Œuvre, le Zola de l’imprimé ! Oh ! le tendre, le caressant, l’affectueux bonhomme, et qui apparaît, lorsqu’il donne un gigot et de la raie à ses amis, comme le Christ naturaliste partageant sa chair et son sang avec ses disciples ! Puis il le fait un peu trop violemment à la piété filiale, à la croix de ma mère, et avec toutes les affiches de sentimentalités, usées jusqu’à la corde dans la vie courante par le peintre Marchal. Et vraiment encore, il y a bien des Nom de Dieu ! et surabondemment de la pignouferie et de la voyouterie.
Journal d’Edmond de Goncourt, 5 avril 1886.
Du génie
L’Œuvre est un beau livre, le plus beau livre qu’ait écrit Zola. Dans une langue élevée, superbe, vibrante d’éloquence, l’auteur a montré l’artiste aux prises avec son rêve. L’œuvre , c’est le rêve d’exécution, c’est la réalité avec tous les maux de la vie, l’impuissance, le besoin, les déchirements. Et je me demande si l’histoire de l’artiste n’est pas aussi l’histoire du peuple. La foule des misérables a conçu un idéal de justice qu’elle a poursuivi jusqu’ici sans l’atteindre. Elle voit l’avènement, elle le presse, elle le salue et l’acclame de loin comme un lever de soleil, et la lutte continue avec ses déboires, ses tristesses, ses horreurs. […]
« Il faut mourir pour avoir raison », dit Sandoz dans l’une des plus belles pages de L’Œuvre. Voilà un avis que je ne saurais partager. Je sais bien qu’on a élevé des statues à des gens qu’on avait laissés mourir de faim, mais une clarté s’est faite depuis ces âges, non d’ingratitude, mais de méconnaissance. En ne prenant que les noms cités par Zola, Meyerbeer, Berlioz, Delacroix, Courbet ont triomphé en pleine vie. Wagner lui-même n’est pas contesté, il est combattu pour des raisons étrangères à l’art. Balzac vivant a pu jouir de toute sa gloire, et Sandoz ne fait pas à Balzac mort l’honneur d’une mention. Sandoz parle à plusieurs reprises, et avec un enthousiasme sincère, de son œuvre colossale, l’histoire d’une famille sous le second empire, de quelques bonshommes physiologiques, évoluant sous l’influence des milieux, et il semble n’avoir jamais eu connaissance de la Comédie humaine. Pourtant Balzac est mort. Et j’en appelle à Sandoz lui-même, si Claude Lantier n’était pas un Rougon-Macquart, s’il était né à Orléans et non à Plassans, en quoi son roman en serait-il modifié ? Quel détail faudrait-il y changer ? [ …]
Je dois ajouter, pour parler en toute sincérité, que jamais Zola ne s’est élevé aussi haut que dans L’Œuvre.
Il a clos le bec aux détracteurs, même à ceux qui, ne croyant pas ici plus qu’ailleurs à l’arche sainte, et sans le dénigrer de parti pris, prenaient l’innocente liberté de souligner certains procédés et de critiquer certains détails, au risque d’agacer le sensible Sandoz. Il leur a clos le bec à force de talent. Et si c’est un devoir de ne pas marchander l’admiration à l’auteur de ces pages superbes, où la vie saigne, où la cervelle humaine éclate. Un critique impartial reconnaîtra que Zola s’est élevé jusqu’au génie.
Aurélien Scholl, Le Matin, 10 avril 1886
Un grand artiste
De tous les écrivains contemporains, M. Zola est à coup sûr l’un des plus moroses, mais il a le grand mérite d’être sincère ; c’est un observateur assombri ; il passe dans la vie, un peu comme ce philosophe du tableau de Couture, qui contemple l’orgie romaine d’un œil soucieux. […] Il envisage la vie sous ses aspects les plus noirs ; il en peint, sans les atténuer, toutes les misères avec une précision qui les exagère et les grossit. Mais on sent en même temps chez lui, dans son âme, comme une immense pitié pour ces misères, pour ces douleurs. Après nous les avoir consciencieusement montrées, il lui échappe un grand sanglot, il s’attendrit ; l’émotion l’emporte, l’entraîne. Et c’est alors qu’il écrit ses plus belles pages, des pages chaudes, vibrantes ; il trouve l’éloquence sans la chercher, la seule, la vraie, celle qui jaillit spontanément de l’âme et du cœur. Vous ne lirez pas, sans que quelque chose remue en vous, certains chapitres de Germinal et de L’Œuvre. M. Zola est un poète dans toute la force du terme ; à certains moments, il s’envole, il a de ces élans imprévus, que connaissent seuls les grands artistes. Il est véritablement inspiré, et alors sa forme un peu massive, un peu lourde, trop nourrie, solide et trapue, s’élève, s’épure, prend des ailes. […]
Cette figure de Sandoz, la mieux tracée après celle de Claude Lantier, n’est pas aussi vivante qu’on s’y serait attendu. L’auteur nous la montre de loin ; nous ne pénétrons pas dans l’intimité du personnage, nous ne le voyons pas à l’œuvre. Quant aux autres, Dubuche, Fagerolles, Mahoudeau, Jory, ils flottent dans un demi-jour vague et incertain. C’est le grand reproche que nous ferons à L’Œuvre. Le poète qui est en M. Zola, s’y affirme de plus en plus, mais l’observateur y est moins précis. L’ouvrage perd en vérité ce qu’il gagne en lyrisme. Cette transformation du tempérament de l’auteur est intéressante à noter. Se poursuivra-t-elle ? M. Zola s’abandonnera-t-il au souffle lyrique qui l’entraîne et enfle ses voiles ? Nous ne savons ; toujours est-il qu’une évolution s’accomplit en lui. Ses romans tournent de plus en plus à l’épopée ; il pousse des ailes à son style.
Qu’il est difficile de détruire les préjugés et de refaire les réputations. Toute une partie de la France est fermement convaincue que M. Zola est un réaliste obscène ; de très honnêtes gens se bouchent les oreilles, lorsqu’ils entendent son nom ; ils vous riraient au nez si vous traitiez de poète l’ogre du naturalisme. Au fond, l’ogre n’est pas sanguinaire, et il lui arrive souvent de soupirer aux étoiles. Il est évident qu’il ne boude pas devant les réalités de la vie, qu’elles quelles soient, et qu’il montre volontiers la vérité toute nue ; mais il sait dégager aussi la poésie de la vérité, et c’est ce qui fait que son œuvre , parfois très libre, et même brutale, n’est point immorale.
Adolphe Brisson, Les Annales politiques et littéraires, 11 avril 1886.
Fort
Nous ne savons pas quel accueil lui fera le public, à quel nombre d’éditions parviendra ce livre, ni si les passages sensuels, montants, qu’il contient feront avaler à la masse des lecteurs les théories et les recherches psychologiques, les coups de sonde donnés dans le cerveau humain. Mais nous pouvons dire que pour les artistes, pour les lettrés, pour ceux qui savent ce que c’est que produire, qu’enfanter, pour tous ceux qui caressent la Grande Chimère de la création artistique, ce livre est certainement le meilleur et le plus fort qui soit sorti de l’encrier et du cerveau du romancier.
Le Matin, 12 avril 1886.
Magnifique
Zola depuis Nana nous fait penser à une locomotive accomplissant éternellement sur les mêmes rails, entre deux points toujours les mêmes, le même parcours. Seulement, la livrée des voyageurs varie. Nous avons vu passer un train de plaisir de bourgeois grotesques et luxurieux, un train spécial d employés de commerce, quelque chose comme les grands omnibus du Bon Marché qui conduisent annuellement à la campagne le personnel des magasins ; puis, un train d’ambulance, puis un train de mineurs, et voici qu’on nous promet dans l’avenir un train de campagnards et un train de soldats. Certes, c’est un beau spectacle de voir M. Zola raidir ses muscles de fer pour entraîner d’une vitesse superbe et toujours égale ces formidables charges ; mais à cette sensation magnifique de force se borne aujourd’hui tout notre plaisir. Car pour les personnages qui mettent la tête aux portières des wagons, nous les soupçonnons, sur de justes apparences, d’être de simples figurants qui, afin de nous donner le change, se déguisent tour à tour en bourgeois, en mineurs et en tourlourous. […]
Dans son nouveau roman, dans L’Œuvre, M. Zola avait à faire agir et parler des artistes ; il arrivait à la peinture du milieu qu’il a le mieux connu, des hommes dans la société desquels il vit ordinairement ; enfin, il pouvait lui-même se peindre dans son livre. D’avance, on le pressentait, cette sincérité de l’observation, cette abondance et cette précision des renseignements assureraient une place d’honneur à L’Œuvre dans la série des Rougon-Macquart. Et, en effet, M. Zola a écrit un roman magnifique qui, s’il n’est pas supérieur à Germinal, ne marque certes aucune décadence dans le talent de l’artiste – jamais il n’a fait plus large ni plus fulgurant – mais ce n’est pas le livre que nous attendions, celui que M. Zola devait, pouvait nous donner, celui qui fera éclater le vieux moule où ont été coulés L’Assommoir, Nana, Pot-Bouille et Germinal.
J’en aurais long à conter si je disais tout ce que j’ai sur le cœur au sujet de ce Sandoz qui, sur tous les divans d’ateliers, expose la théorie du roman naturaliste avec une sérénité, une confiance dogmatique que M. Zola n’a plus, qu’il ne peut plus avoir, et qui est tristement propre à égarer les jeunes gens qui liront L’Œuvre avec une piété sans critique. Qu’au début de sa carrière M. Zola ait véritablement cru à la rénovation de l’art par le naturalisme, personne n’en doute. Mais comment ne voit-il pas aujourd’hui que la méthode expérimentale n’a pas de vertu propre, que la formule naturaliste n’est ni plus féconde ni plus large que la formule romantique, puisque lui, l’inventeur, l’a déjà épuisée et que, aujourd’hui, il est son prisonnier ? C’est de cette geôle où il s’est enferme lui-même et où son génie s’ankylose, que ceux qui l’aiment et l’admirent le supplient de sortir. Il n’a pas le droit de s’arrêter dans la sérénité repue, le dogmatisme intolérant de Sandoz. Il faut rentrer dans la lutte, souffrir, chercher comme Claude, connaître encore tes hésitations, les découragements et les terreurs. À ce prix seulement, la gloire de M. Zola, qui depuis quelques années n’a fait que s’enfler, grandira.
Hugues Le Roux, La République française, 28 avril 1886.

Une insuffisante étude de caractère
Le défaut essentiel de L’Œuvre, ce n’est pas la marche désespérément lente de l’action que rachète souvent le pittoresque du paysage, ni même l’absence de composition. C’est l’insuffisance de l’analyse psychologique, ou, si l’expression fait sourire trop amèrement M. Zola, l’insuffisance de l’étude des caractères. Je mets à part Christine, une jeune fille qui est d’abord la maîtresse de Claude et ne devient sa femme que lorsqu’il n’aime déjà plus que la grande figure nue de son tableau. Christine est une sœur charmante de Pauline dans la Joie de vivre, de Denise, dans Le Bonheur des Dames.
Mais les crises de fureur et de morne abattement par où passe Claude ne nous émeuvent guère, car il n’y a là qu’un cas pathologique dont l’analyse est écourtée. Jusqu’aux trois quarts du livre, on ne prévoit nullement que la maladie morale dont Claude est atteint le mènera au suicide, ni surtout que la lésion des Rougon-Macquart fera chez lui de si rapides et si effroyables progrès. Les personnages du second plan, malgré leurs allures brutales et leurs incessantes criailleries, restent ternes et obscurs. Ils ont peut-être été vrais en 1869, et encore ! […]
L’Œuvre reste un livre des plus curieux pour la critique, car M. Zola s’y est mis « carrément » en scène. Déjà nous avions eu le plaisir de l’entrevoir dans Pot-Bouille. On se rappelle le locataire du second dans cette étonnante maison de la rue de Choiseul, le locataire paisible et vertueux, heureux époux, bon père, et excellent romancier naturaliste. Cette fois, le romancier Sandoz et M. Zola ne font qu’un personnage, qui met en axiomes les théories du Roman expérimental, et les exprime à la façon des oracles : « Qui dit psychologue dit traître à la vérité ». Voilà.
Marcel Fouquier, La France, 2 mai 1886.
Une conclusion incertaine et mystérieuse
Ce n’est pas seulement en effet par Sandoz que Zola s’est représenté. N’a-t-il pas aussi mis une partie de lui-même en ce Claude Lantier, si courageux au travail, si incertain de la portée de son effort. Les deux hommes ne se complètent-il pas, celui qui sa cherche, et celui qui s’explique ? Ne sont-ils pas à un égal degré les chercheurs pleins d’angoisses, les passionnés à la besogne, les furieux du désir de créer, les désespérés devant les résultats, les « damnés de l’art ? » Les lamentations de l’un ne sont-elles pas aussi douloureuses que les avortements de l’autre ? N’est-il pas aussi triste, aussi revenu de tout, que le suicidé, celui qui écrit cette forte parole : « On débute toujours », – celui qui raconte la mélancolique promenade à Bennecourt, où pas un vestige n’est resté de ce qui a été la vie et le bonheur de deux êtres, – celui qui se force à une croyance après avoir dit le doute empoisonnant le savoir, dans cette conversation au cimetière qui est la conclusion incertaine et mystérieuse du livre.
Gustave Geoffroy, La Justice, 12 mai 1886.
Ennuyeux
Un des défauts de L’Œuvre, comme de presque tous ses aînés, est d’être prodigieusement ennuyeux. Comment en serait-il autrement ? […]
Quand j’ouvre un roman c’est pour y trouver des situations dramatiques, une action vivement menée, des caractères bien tracés, des passions qui ne relèvent pas toutes du matérialisme le plus abject, des émotions ou, si vous le voulez absolument, des sensations dont je n’aie pas à rougir, comme si je m’arrêtais devant un étalage pornographique. Que m’importent, qu’importent à l’immense majorité des lecteurs, que Claude passe par de perpétuelles alternatives d’enthousiasme et d’abattement, qu’il brosse avec furie une tête ou un torse, et que, le lendemain, il gratte avec rage ce qu’il a peint la veille ? Ce serait bon pour une étude de trente pages, écrite à l’adresse d’un public spécial par un critique d’art. […] Mais, dans un roman de cinq cents pages, destiné à être lu par des milliers de personnes étrangères à la peinture, c’est d’une monotonie agaçante et d’un ennui incommensurable. Quand on croit que c’est fini, cela recommence. L’action, s’il y avait action, pourrait se comparer à ces vieux chevaux de Noria, qui tournent tout un jour sur eux-mêmes sans avancer d’un seul pas. […]
Un autre inconvénient des romans de MM. Zola et consorts, c’est que, non contents de s’assembler, ils se ressemblent. C’est tout simple ; ils n’admettent ni l’imagination, ni l’invention, ni l’action, ni l’esprit, ni la note gaie. Ils s’enferment dans un cercle étroit, dans un milieu spécial, où les personnages finissent par se confondre avec les auteurs, où l’on n’accepte que la formule et le document humain. Ils repoussent, comme indigne de leurs prérogatives hiérophantiques, tout ce qui faisait autrefois l’intérêt, le charme, le mouvement, l’émotion, la vie, la variété du roman.
Armand de Pontmartin, La Gazette de France, 16 mai 1886.
Menteur
Le naturalisme dans l’art est la conséquence naturelle, nécessaire du matérialisme dans la philosophie. Mais la défaite de l’âme est le suicide de l’art. M. Zola et son groupe justifieront cette vérité. Ils auront beau se démener dans l’étroit espace qu’ils se sont choisi, ils s’étrangleront, comme Claude Lantier, avec la corde qu’ils se sont passée autour du cou. La matière remuée, tourmentée dans tous les sens ne sera jamais que matière : elle ne vaudra jamais un éclair de sentiment, un rayon de l’âme. Leurs œuvres mentent ; car l’homme n’est pas un simple composé de chair, de nerfs et de sang, il a une âme, un cœur, une volonté libre, et sa vraie histoire est là, l’histoire de ses défaites comme de ses triomphes. Leurs œuvres sont mortes d’avance, et le tableau de ces bières pourries brûlées dans le cimetière où M. Zola enfouit son héros pourrait bien être le symbole de la destinée qui attend les œuvres des ratés comme Claude Lantier et des victorieux comme Sandoz.
Le Français, 21 mai 1886.
L’œuvre d’un parvenu
Il y a dans L‘Œuvre des confidences autobiographiques qui expliquent la nature intime de M. Zola, et montrent, sous un jour parfois pénible, le parvenu qui est en lui. Sandoz, en qui M. Zola s’est personnifié, a enfin vaincu, à force de volonté, de travail, de courage, la sottise et la haine qui entravèrent ses débuts. Il est presque illustre ; il commence à être riche. Toutes les semaines, il invite à dîner ses amis pauvres, attardés dans la malchance ou dans la bohème. Et il éprouve une joie immense, non à les voir réunis autour de sa table, mais à les écraser de son luxe naissant ; il mesure son bonheur d’homme bien nourri, bien vêtu, aux visages maigres, aux habits râpés de ses hôtes. En termes blessants, il insiste sur l’abondance du menu, sur la variété des plats rares et compliqués. Ah ! ce n’est plus les misérables dîners d’autrefois, dans la petite chambre à peine meublée, où ils étouffaient, autour d’un pot-au-feu morose. Et Sandoz rappelle les plus lointains souvenirs des dèches anciennes, anciennes pour lui, toujours présentes pour eux. « Mangez donc, leur dit-il, emplissez-vous, mes vieux ; profitez de mes largesses… Demain, ce sera le ventre serré, ou bien la nausée de l’infâme crémerie… Tenez, du homard !… et du kilkis !… Vous ne savez pas ce que c’est, vous autres, que du kilkis ! » Il leur met des morceaux dans la bouche, en leur disant ce que cela coûte.
Zola a été un fort ; mais il lui a manqué, comme à Sandoz, ce qui fait l’esprit et le sourire de la force : la bonté ; tout son malheur vient de là. Tant que dura la lutte, son implacable volonté de parvenir, sa fièvre de créer l’œuvre glorieuse suffirent à remplir sa vie, donnèrent une constante activité à ses constants besoins de victoires et d’égoïsme. La tête en feu laissait le cœur glacé. Aujourd’hui que l’heure bien gagnée du repos a sonné, il regarde autour de lui. Son œuvre est immense, toujours debout en son bloc de lumière ; mais les amis d’autrefois ne sont plus là. Écrasés dans la bataille, ou bien chassés par les kilkis, ils sont partis. À mesure que les hospitalières et accueillantes maisons de M. de Goncourt et de M. Daudet s’emplissent d’amis, la sienne se vide. Il a peur de la solitude pour sa vieillesse, il redoute de devenir une sorte de vieux Fouan, errant à travers les plaines glacées de la littérature, si durement, si sauvagement, si superbement labourées par lui. Alors, il cherche. Il espère que l’amitié des académiciens comblera le vide laissé par les artistes, camarades des premières luttes, des premiers espoirs.
Octave Mirbeau, La Fin d’un homme, Le Figaro, 9 août 1888.
L’Œuvre dans le Grand Dictionnaire universel de Pierre Larousse
L’œuvre, c’est l’idéal rêvé, c’est la chimère toujours poursuivie, jamais atteinte, et qui fait le tourment et le désespoir de l’artiste. Dans son livre, M. Zola met en scène un groupe de jeunes gens, hommes de lettres, peintres, sculpteurs, pleins d’ardeur, d’enthousiasme et d’illusions, bien décidés à faire vite leur place au soleil. L’un, Pierre Sandoz, est un romancier ; l’autre, Claude Lantier, est un peintre : ce dernier est le héros principal du roman. Fils de la Gervaise, de L’Assommoir, et d’un alcoolique quelconque, Claude est frappé d’une sorte d’impuissance morale.
Chez lui la conception est vive, lumineuse, mais la réalisation défaillante. En vain il s’acharne au travail, il n’est jamais satisfait. L’œuvre ne vient pas. Ce sont alors des découragements que l’affection de ses camarades ne peut suffire à lui faire surmonter. M. Émile Zola, dans une page animée d’un souffle lyrique, présente l’artiste dans une de ces heures de désespoir. Depuis des mois il pâlit sur son grand tableau, une figure de femme qu’il ne peut achever. « Le soleil se couchait, une ombre commençait à assombrir l’atelier où cette fin de jour prenait une mélancolie affreuse. Lorsque la lumière s’en allait ainsi, sur une crise de mauvais travail, c’était comme si le soleil ne devait jamais reparaître, après avoir emporté la vie, la gaieté chantante des couleurs. «Viens », supplia Sandoz, avec l’attendrissement d’une pitié fraternelle. Dubuche lui-même ajouta: « Tu verras plus clair demain. Viens dîner. » Un moment Claude refusa de se rendre. Il demeurait cloué au parquet, sourd à leurs voix amicales, farouche dans son entêtement. Que voulait-il faire, maintenant que ses doigts raidis lâchaient le pinceau ? Il ne savait pas ; mais il avait beau ne plus pouvoir, il était ravagé par un désir furieux de vouloir encore, de créer quand même. Et s’il ne faisait rien, il resterait au moins, il ne quitterait pas la place. Puis, il se décida, un tressaillement le traversa comme d’un sanglot. À pleine main, il avait pris un couteau à palette très large, et d’un seul coup, lentement, profondément, il gratta la tête et la gorge de la femme. Ce fut un meurtre véritable, un écrasement, tout disparut dans une bouillie fangeuse. »
Cette lutte entre l’artiste et son œuvre grandit sous la plume de M. Zola et prend des proportions épiques. Cependant Claude a trouvé pour compagne une femme courageuse qui se dévoue pour lui, Christine, dont la douce figure est le charme et la grâce du roman. C’est en voulant consoler l’artiste qu’elle est tombée dans ses bras et s’est donnée tout entière. À eux deux ils continuent la lutte, mais sans succès. Les années passent, les ressources s’épuisent, le désespoir envahit l’âme du peintre. Après des déboires sans nombre, il finit par se pendre en face de son œuvre inachevée. Cette dernière scène est un chef-d’œuvre. Dans L’Œuvre M. Zola s’est peint, dit-on, lui-même, sous les traits de Sandoz et y retrace son existence de travail et les joies de sa vie laborieuse, joies qui ne sont pas toujours sans amertume.
Pierre Larousse, Grand Dictionnaire universel, deuxième supplément, 1890.