Une littérature infecte
C’est un roman, ou du moins cela a la prétention d’en être un ; mais n’y cherchez point l’intérêt du récit : il est nul ; les événements sont si peu nombreux et si vulgaires que l’on voit aisément que l’auteur a fièrement et de parti pris négligé cet élément de succès, qui lui a semblé trop grossier. Ne lui demandez pas d’étude de caractère, ni de passion. Tous ses héros sont des brutes qui végètent plutôt qu’elles ne vivent, qui suivent avec la docilité de la bête les penchants de leur nature ; ce sont les instincts de l’animal primitif, et non les sentiments ou les passions de l’homme, que M. Zola a voulu mettre en scène.
S’il n’y a ni intrigue, ni caractère, ni passion, ni rien, que reste-t-il ?
Ce qui reste ? Eh ! mais, profanes que vous êtes, il reste l’oignon coupé en quatre, le trognon de chou, l’ordure de la borne. C’est plus qu’il n’en faut pour remplir quatre cents pages. […]
Le plus étrange passage du livre, c’est un fragment de vingt pages au moins, que l’on pourrait appeler la symphonie des fromages. […] N’allez pas croire que ce soit la mystification d’un farceur qui se moque de son public. Tout cela est fait sérieusement, et les frères et amis se pâment sur cette littérature infecte.
– Quel talent ! s’écrient-ils.
Eh ! oui, il y en a du talent là-dedans, pas tant qu’on veut bien le dire, ni du meilleur, ni du plus rare. Mais il y en a ; tout ce qu’on peut dire de mieux, c’est que voilà du talent bien mal employé.
Quel plaisir noble et délicat y a-t-il à contempler et à sentir une charogne crevée ?
Après avoir lu ces descriptions nauséabondes, on se rappelle involontairement la chanson où nos pères, grands et épais raillards, disaient qu’ils en étaient dégoûtés pour y avoir trouvé un cheveu.
C’est une tignasse qu’on trouve dans l’ouvrage de M. Émile Zola !
Francisque Sarcey, le XIXe siècle, 3 mai 1873.
Des immondices
Telle est la signification de son livre : faire de l’art en faisant du boudin ! […] Son Ventre de Paris est l’œuvre à présent la plus avancée (et vous pouvez l’entendre comme il vous plaira) dans le sens de vulgarité et de matière qui nous emporte de plus en plus… Mais ce ne sera pas la dernière ! Il y a plus bas que le ventre. Il y a ce qu’on y met et ce qui en sort. Aujourd’hui on nous donne de la charcuterie, demain ce sera de la vidange. Et ce sera peut-être M. Zola qui nous décrira cette nouvelle chose, avec cette plume qui n’oublie rien ! […]
Là est tombé son talent, dans un saloir qui ne le salera pas ! […] L’écrivain qui, avec les mots seuls et leur entassement, croit arriver aux résultats du peintre plastique, comme M. Zola, n’est jamais en littérature qu’un rapin, tout au plus enragé ! […]
Le drame humain qui se noue et se dénoue dans ce Ventre de Paris où il n’y a, comme dans le ventre de l’homme, que des choses physiques, est d’une pauvreté psychologique qui fait pitié. J’ai cru un moment que ce drame serait politique, que la flamme des passions démocratiques allait s’y allumer, car M. Zola est trop absolument matérialiste pour n’être pas un démocrate, et surtout quand j’ai vu, dès les premières pages, le héros du livre revenir de Cayenne d’où il s’est sauvé pour vivre caché dans ce Paris qui engouffre également tous les crimes et toutes les misères. Mais l’auteur du Ventre de Paris n’avait inventé son héros que pour les besoins de sa halle et pour en faire tourner, à vous en donner des bluettes, dans une valse de description éternelle, toutes les nombreuses faces autour de lui ! […]
Voilà, en toute brièveté, dans sa conception sans profondeur et dans sa chétive conception dramatique, – si chétive qu’elle arrive à la nullité, – ce roman de M. Zola, qui du reste ne devait exister dans la pensée de son auteur que par son exécution pittoresque. Mais M. Zola, qui croyait à une fresque monumentale, n’est arrivé qu’à une énorme photographie coloriée, qui s’amenuise et se perd dans la fatigue et l’infinité des détails. Dans ce roman très travaillé, toutes les prétentions, tous les défauts, tous les vices, toutes les manies, et je dirai plus, tous les tics de l’école à laquelle l’auteur appartient, sont poussés par un homme qui ne manque pas de vigueur, jusqu’au dernier degré de l’aigu, de l’exaspéré, du systématique, de l’opiniâtre et du fou ! On y trouve toutes les immondices qui leur sont chères. […]
Je crois bien que le talent de M. Zola, comme ces fromages, […] je crois bien que dans peu d’années le talent et les œuvres de M. Zola auront coulé.
Barbey d’Aurevilly, Le Constitutionnel, 14 juillet 1873.
Des yeux de magicien
Zola est un artiste savant et de premier ordre, un puissant évocateur, un descripteur prodigieux. En se résignant ou en s’appliquant à ne rien connaître, il a acquis ce don inestimable d’être impressionné par tout ce qu’il voit, comme le serait un enfant et un sauvage, de sorte que ses visions lui apparaissent transfigurées par un grossissement titanique et inouï. Un jour, il découvre une de ses Amériques, les halles centrales ; il admire ces tas de poissons d’argent, d’or, d’azur, ces langoustes écarlates, ces montagnes de fruits et de fleurs, ces amas de légumes, navets, carottes, oignons aux pelures roses, et les volailles, et les quartiers de viande sanglantes ; il s’étonne que personne n’ait jamais songer à remarquer une telle abondance de victuailles ; il en fait un tableau à la Martion, où les bottes de carottes sont hautes comme la Jungfrau, et les paniers de marée démesurés comme les monuments de Ninive ; cette halle, il la peuple de Titanes grandes comme Théia et Dioné, ayant des aurores dans leurs chevelures blondes et sur leurs joues roses des couchers de soleil, et épluchant les merlans avec des mains divines assez fortes pour étouffer les hydres et pour enchaîner les constellations dans les cieux. C’est ainsi qu’il travaille d’après nature, copiant fidèlement des citrons auxquels il donne la taille des éléphants, et des gouttes d’eau dont il fait des océans déchainés.
Émile Zola est absolument et expressément un réaliste, puisqu’il peint toujours en regardant la réalité ; mais cette réalité, il l’a vue avec ses yeux, qui sont des magiciens effrénés et violents ! Il entre dans le salon d’un boursier, aux Champs-Élysées, dans une de ces maisons à la mode où il y a une petite serre de plantes exotiques. Il regarde cette serre, et les plantes en piquants, en fers de lances, en feuilles rouges, en chevelures, deviennent pour ses yeux une inextricable forêt d’Amérique dans laquelle les honnêtes parisiens lui apparaissent bondissants, les dents ensanglantées, livrés à des amours de tigres, pareils à des Tibère et des Messaline entrainés par les tympanons furieux dans une orgie de Bacchantes en délire.
Je me résume : pour ne pas représenter la nature comme elle est, il suffit que le hardi et fougueux artiste Zola l’ait consciencieusement vue.
Théodore de Banville, Le National, 9 novembre 1874.
Le chef-d’œuvre d’un styliste prodigieux
J’arrive maintenant au Ventre de Paris que je voudrais décrire plus longuement. Le sujet du livre est celui-ci. Un nommé Florent Quenu prend part aux journées de Février, il est arrêté et envoyé à Cayenne. Il s’échappe, rentre à Paris, conspire de nouveau et de nouveau est expédié sur les colonies. Cette oeuvre me semble prouver d’une façon péremptoire qu’un roman n’a pas besoin d’intrigues touffues et de situations macabres pour émouvoir le public. Les Halles, qui prennent une vie d’une intensité furieuse, les querelles entre la grosse Lisa et la belle Normande, cette flopée de fureteuses comme la Saget, la Sarriette, les amours de Cadine et de Marjolin, tous ces êtres pris sur le vif qui parcourent jour et nuit les Halles, mangent, boivent, s’engueulent, se dénoncent, vous intéressent et vous entrainent après eux mieux que s’ils accomplissaient ces exploits de romances célébrés par les poètes ou les dramaturges. J’avoue tout d’abord que je ne me sens pas bien maître de moi pour parler du Ventre de Paris ainsi que de L’Assommoir qui va suivre. Je suis un peu comme ces musulmans qui ont absorbé le kief et qui ne peuvent guère raisonner leurs admirations et leurs extases, et je l’avoue très simplement, le Ventre de Paris me fait démesurément exulter. Le lever du soleil sur les Halles, avec les légumes qui s’éveillent, les mastroquets qui flamboient derrière la buée des vitres, tout le fourmillement, tout le hourvari des foules, est enlevé avec une furie de couleurs vraiment incroyable!
Sous la plume d’Émile Zola, les Halles grandissent, « deviennent la bête satisfaite et digérant Paris entripaillé et cuvant sa graisse. »
« Les Halles crèvent dans leur ceinture de fonte trop étroite et chauffent du trop plein de leur indigestion du soir le sommeil de la ville gorgée. »
La partie du livre qui nous mène dans les coins et recoins des Halles, est, selon moi, le chef-d’œuvre du genre. Après ce styliste prestigieux, Gautier, notre maître à tous, au point de vue de la forme, il était difficile de donner une note nouvelle, une note bien à soi, dans la description purement plastique. Zola l’a fait. Il a une manière personnelle, neuve, un procédé qui lui appartient en propre pour brosser de gigantesques toiles. Telles de ses natures mortes qui emplissent le carreau des pavillons sont peintes avec la fougue et la couleur forcenée d’un Rubens ! Et comme tous ses personnages sont dessinés de pied en cap, curieusement analysés, saisis quand ils bougent, avec le geste qui leur est habituel, avec la riposte qui leur vient aux lèvres ! Ils trottent menu le long des légumes en avalanche sur la chaussée, s’arrondissent la bedaine sur le pas de leurs portes, s’embrassent à pleine bouche, comme Marjolin et comme Cadine, se crispent ou rêvent comme Lantier et comme Florent. Je signale comme bijoux étranges la symphonie des fromages qui, tandis que les femmes cancanent, s’élancent comme un hosanna de senteurs rudes. Je signale surtout le joyau de ce flamboyant écrin, les amours du petit Muche et de Pauline.
En résumé, peut-être, la Curée est-elle, comme étude de moeurs, comme roman charpenté, mouvementé, poignant, un livre plus parfait, mais le Ventre est à coup sûr l’oeuvre la plus originale que Zola ait faite. Si, par impossible, un écrivain de talent naissait qui osât reprendre le sujet de la Curée, peut-être le réussirait-il également, tout en le traitant d’une façon autre, mais je le mets au défi de s’attaquer à la donnée si extraordinaire dans sa simplicité même du Ventre de Paris.
Dans ce volume, le noyau est à peine visible, mais la chair, la pulpe, ont une saveur inconnue jusqu’alors ; la peau a revêtu une richesse de tons qui semble dérobée à l’éblouissante palette des grands maitres flamands.
J.-K. Huysmans, L’Actualité, Bruxelles, 1877.
Un sujet et des descriptions vulgaires
Zola a cette marque de l’écrivain sans vocation qui ne voit pas clair dans les expressions qu’il emploie. Le mot est pour lui une monnaie qu’il passe sans penser jamais à regarder l’empreinte qu’elle porte. Il la donne comme il l’a reçue, sans la lire ni la faire sonner. La conséquence en est qu’il paye souvent en pièces fausses. Voici, par exemple, un roman qu’il intitule Le Ventre de Paris. Ce ventre, ce sont les Halles Centrales. Mais les halles ne digèrent pas. Appelez-les si vous voulez un garde-manger, un magasin ; quant à en faire un organe de nutrition, d’assimilation, c’est comme si vous confondiez la poche de votre habit avec votre estomac. […]
L’école dont M. Zola cherche à prendre la direction se pique de sa virtuosité en matière de description. […] Qu’importe la rigueur de l’observation, la puissance même avec laquelle l’objet est rendu, si cet objet n’a par lui-même aucun attrait ? à qui M. Zola pense-t-il faire plaisir en employant vingt ou trente pages à peindre les cœurs de salade et les bottes de carottes entassés sur le pavé des halles, les diverses préparations de la viande de porc dans la boutique de Mme Quenu ? M. Zola croit devoir nous apprendre comment on reconnaît si le boudin sera bon. […] Au nom de quel principe d’art m’infligez-vous la peinture d’une réalité infime, pour ne pas dire révoltante ? Je n’ai aucune envie de voir ce seau où vous plongez vos bras avec délices, et cette page, dont vous paraissez très fier, ne m’inspire que le dégoût. M. Zola rachète-t-il du moins la vulgarité de ses sujets et de ses descriptions par l’intérêt de son style ? […] Et c’est de la candeur à moi de parler d’art et de goût, à propos d’une tentative que l’on peut caractériser d’un seul mot : l’effort de l’illettré pour faire descendre la littérature jusqu’à lui.
Edmond Scherer, Le Temps, 9 décembre 1879.
Le Ventre de Paris dans le Grand dictionnaire universel de Pierre Larousse
Ce roman fait partie de la série des Rougon-Macquart, et la scène est aux Halles centrales, qui sont, par métaphore « le ventre de Paris ». La description y tient une très large place. Nous avons d’abord la perspective des longues files de voitures de maraîchers qui remontent, avant l’aube, l’avenue de la Grande-Armée, depuis le pont de Courbevoie, puis le tableau des amoncellements de légumes que les charrettes déchargées déposent autour des Halles. Chaque pavillon ensuite passe successivement devant objectif : pavillon de la marée, pavillon des beurres, pavillon de la volaille, pavillon des fromages, et, de même que les poissons, avec leurs colorations différentes, ont donné à l’écrivain l’occasion de les peindre en une sorte de gamme chromatique, les fromages, à leur tour, par l’intensité diverse de leurs parfums, chantent au nerf olfactif une symphonie odorante. Somme toute, ces descriptions, auxquelles il faut joindre celles de l’appétissant étalage d’un charcutier, Quenu-Gradelle, et de l’exacte fabrication du boudin, un boudin à se lécher les doigts, sortant tout bouillant de la marmite, forment les deux tiers de l’ouvrage et sont des morceaux achevés : l’eau en vient à la bouche.
L’action qui les relie est peu de chose et pourtant elle ne manque pas d’intérêt. Un pauvre diable, Florent, déporté à la Nouvelle-Calédonie en vertu de la loi de sûreté générale, sous le second Empire, est parvenu à s’échapper et à revenir en France ; il est ramassé, mourant d’inanition, sur l’avenue de la Grande-Armée, par des maraîchers qui passent, et, aux Halles, où il est amené par eux, il retrouve son frère, le gros et gras charcutier Quenu-Gradelle. Celui-ci, qui a bon cœur, le cache et l’héberge, mais sous un faux nom pour dépister la police. Or, Florent, politicien enragé, n’a rien de plus pressé que de revoir ses anciens amis et de tâcher de renouer les fils brisés de l’ancien complot contre l’Empire. Avant sa condamnation, il a entretenu des relations avec une jolie fille, Louise, fille de la mère Méhudin, une marchande de marée ; il la revoit, mais cela ne fait pas le compte de la mère Méhudin, qui le considère comme un pas grand-chose et ne veut pas de lui pour gendre. Elle l’espionne, apprend qu’il conspire, le dénonce à la police et le pauvre diable est de nouveau pincé.
Pierre Larousse, Grand Dictionnaire universel, deuxième supplément, 1890.