« Les Halles la nuit. Le carré que forme chaque pavillon, avec les gaz intérieurs (rangés pour certains, poudroyant pour les autres) ; lueurs derrière les persiennes de fonte qui se détachent en lignes noires ; les toits noirs ; les persiennes hautes, moins éclairées.
Vers 2 heures, voitures déjà arrivées. Les voitures de salades et d’artichauts dételées, en allée. Hommes dedans. Hommes dormant sur certaines marchandises déchargées. Femme couchée sous un sac. Enfants endormis. Voitures avec chevaux immobiles, en travers de la chaussée. Peu de monde, bruit sourd. On commence à décharger. Barricade de potirons allant du coin du pavillon à la rue Turbigo, par le refuge. On commence par vider les tas contre les murs. Un employé, gros, grand paletot, chapeau mou, favoris, une canne, distribue les bulletins : « Eh ! là-bas, avançons… Combien avez-vous de mètres ?… Cinq ?… » Et il leur donne un bulletin. Comme il a plu la nuit, les maraîchers nettoient le trottoir à la pelle ; ils marquent leur métrage avec de la paille, et déchargent.
Les voitures sont déchargées au bord du trottoir, les roues appuyées sur le bord. La ligne des chevaux. Alors les tas se forment en carré, en ménageant d’étroits sentiers. Légumes de la saison. Carottes rouges, navets (à bandes blanches et vertes). Poireaux par bottes. Céleris par bottes. Tas de persil. Paniers de petits oignons. Tas de salade, chicorées, scaroles, etc. Ce qui domine comme odeur, c’est la senteur âpre des carottes, et le parfum du persil, et du céleri.
Le déchargement grandit, s’opère sur toute la ligne. Les cris des charretiers retentissent, avec un coup de fouet, et on entend un roulement de voiture brusque, avec le piétinement du cheval et le cahot des roues. Au-dessus du grouillement de la foule, dans la lueur d’un bec de gaz qui est presque à sa hauteur, une paysanne de seize ans, avec un petit bonnet bleu, un casaquin brun, est perdue dans les légumes, dont elle a jusqu’aux épaules. Elle décharge, enfoncée dans les choux et les carottes. Sur le trottoir, grouillement grandissant. Des maraîchères et des marchandes debout, causant, discutant. Des maraîchères assises sur leurs légumes. Des marchandes en caraco noir, les jupes relevées, avec un fichu, ou un foulard, et un bonnet, faisant leurs provisions. Des maraîchères avec des madras, et leur air paysan. Puis les porteurs avec leurs grandes hottes, se chargeant jusqu’au faîte et se balançant. Tas énorme de légumes dans les hottes. Marchandage.
Les choux surtout arrivent par quantités considérables, dans des voitures de boueux à deux chevaux (un cheval se replie pour ne pas tenir beaucoup de place). Les choux sont renversés les uns sur les autres. On fait rouler certaines charges de choux, comme des charges de pavés.
Les voitures de légumes qui arrivent toujours, qui prennent la file et qui se déchargent après avoir attendu plus ou moins longtemps, font ainsi une ligne qui va de la rue des Halles à la rue Turbigo. Aux deux bouts, épanouissement colossal. Au milieu, entre les pavillons, envahissement de la chaussée. Les voitures, après s’être déchargées, vont se remiser dans des hôtels, ou sont mises en garde près de la Halle au blé, à des gardeuses. Les voitures, pour se décharger, rabattent la planche du derrière.
Dans la nuit, les personnages. Des femmes, sous les rues couvertes, ont des bougies. Mais la plupart ont des lanternes. Effet d’un coup de lanterne sur un tas de légumes ; les carottes, les verdures, les navets blancs dans la lumière. Des conversations s’établissent : « Eh là-bas, la chicorée ! » « Vends-tu pour cent sous, et puis l’autre quatre francs, ça fera neuf francs… Et combien qu’y faut te donner, Marcel ? » Un homme en limousine : « Moi, je ne fais que la légume. » Des cris, des appels : « Louis ! », « Victor ! » Les marchandes ont presque toutes leur argent dans un sac. Au loin un hennissement de cheval, le braiment d’un âne. Dans les étroits sentiers on distingue les files de femmes et d’hommes.
Les marchands de vin et les boulangers sont les premières boutiques ouvertes.
En quittant la pointe Saint-Eustache, et en parcourant les Halles, voici ce qu’on voit avant le jour. D’abord, sur le trottoir de la triperie, le marché au laurier, thym, à l’ail, à l’échalote, etc. Les lauriers arrangés en gerbe, au pied d’un arbre. Odeur très forte. Des tas de choux-fleurs superbes, bien rangés, grosses roses blanches (sur le trottoir de la rue de Rambuteau). Plus loin, les paniers de cresson bien rangés, sur un lit de paille. Plus tard, marché au cresson (dix sous les dix bottes) sur des planches posées sur des paniers. Plus loin, marché de pommes de terre en sacs et en paniers. Puis les fruits dans des paniers, recouverts de toiles ou de paille. Des petits pour les fraises. Des pommes et des poires à nu dans des paniers. Les Montreuils, marchands qui vendent un peu de tout, des fleurs et de tous les légumes. Ils sont sous les rues couvertes, et vont dans la rue de la Lingerie et dans la rue Berger. Ce sont certainement les marchands forains. Légumes dans des paniers, choux de Bruxelles dans des torchons. Dans les rues couvertes, des voitures immobiles, avec des lanternes. Des camions à quatre chevaux qui apportent le beurre et le fromage. Avec lanternes de couleur. Certaines rues des pavillons désertes et silencieuses. Au-dehors, petite voiture, avec petit âne, couvert.
Enfin les fleurs, dans la grande rue couverte. Les marchandes, en noir, sont plus propres. Fleurs dans des paniers carrés, en osier blanc. Taches des bottes. Odeur très pénétrante et très délicate. Effet du jour levant sur les fleurs.
Comme curiosité, il y a les paquets de feuilles de vigne ; les marchands de bruyère, les marchands pour les serins.
Les maisons de commission sont ouvertes, éclairées au gaz. Il y a des pommes de terre dans la rue des Halles. Le brouhaha grandit. Un fiacre passe dans la rue du Pont-Neuf ou dans la rue de Rambuteau, discret avec une allure de bonne fortune.
Pendant ce temps, les pavillons restent fermés. La poissonnerie déserte. Des torchons, des paniers encombrent les dalles. Dans le pavillon aux fruits, les places sont couvertes avec de la toile. Dans le pavillon des volailles et du beurre, les places grillagées. Tout y dort encore. Le pavillon aux gros légumes est ouvert et bourdonnant. Le pavillon du beurre en gros s’emplit de caisses et de paniers pour la criée. Dans les allées couvertes et dans les pavillons, les boiseries du dessous des toits luisent, par les reflets du gaz. Les bancs au-dehors encombrés de gens assis, pauvres diables ou marchandes fatiguées.
À 5 heures un son de cloche, à la pointe Saint-Eustache. Très long et très régulier. Effet curieux du jour se levant vu de dessous la grande rue, au fond les maisons du boulevard de Sébastopol sont noires, et la rondeur du portique taille en haut un plein cintre clair dans le ciel. Peu à peu cependant le jour grandit. Au fond de la rue Rambuteau, dans le ciel, des déchirures blanches. Puis tout devient d’un gris tendre. Les gaz pâlissent. Saint-Eustache est brun ; Saint-Eustache, de biais, avec ses rosaces, le fouillis de ses arcs-boutants, son clocheton supérieur, ses larges fenêtres cintrées, sa chapelle du fond. La rue Montorgueil s’enfonce noire ; la rue Montmartre est en pan coupé. On dirait que les légumes sont une vaste aquarelle lavée ; très tendres, très délicats de ton. Le vert glauque des choux, dont les feuilles semblent en bronze ; les choux rouges, bronze violacé. Puis sur tous les légumes. Le jour grandit sur la foule. On déballe toujours, on charge les hottes. Le jour sur les blouses bleues, les corsages noirs, les bonnets blancs. Les Halles sont bleu sombre. Les hommes en limousines, les hommes avec des sacs sur l’épaule (porteurs), les hommes avec des hottes. Les choux volent. Des fruitiers et des revendeuses et des marchands des quatre saisons achètent. Les voitures arrivent toujours. Des hommes et des femmes, dans les voitures, au-dessus des têtes, qui déchargent. Le tout dans cette claire lumière diffuse du matin qui décolore.
Cependant le jour grandit. Les derniers becs de gaz s’éteignent. Les maisons de la pointe Saint-Eustache s’éclairent avec les enseignes, les raisons sociales (Fabriques de France, Biscuits Guillout, lettres d’or sur gris). Fonds de commerce (or sur vert), pharmacie, droguerie (noir sur bleu). Farines et légumes secs (noir sur la maison). Petites fenêtres avec jalousies, des bouts d’enseignes violettes (Montorgueil), balcon avec raisons sociales (Montmartre). Les tas de légumes ont grandi. Ils tiennent toute la voie. On voit entre eux, dans les passages, de la foule, des hommes, des femmes, des porteurs. Jeux des paysans. Si on s’y engage, on marche sur un sol de fanes de carottes et de navets, sur un sol de choux ; on rencontre des groupes, des obstacles. Les tas du fond sont naturellement enlevés plus vite. Il y a une allée contre les pavillons. Des sergents de ville se promènent deux à deux entre les voitures. Et des têtes dépassent, émergent de cette mer grandissante de légumes. Cependant, tout se réveille. Au fond, les maisons du boulevard Sébastopol se sont éclairées. On aperçoit des marchandes tout le long de la rue Rambuteau. Des ouvriers passent allant à leur travail. Des marchandes passent : « Voulez-vous des brioches, des petits pains ?
La vente des légumes s’est élargie. Au jour, elle tient tout le quartier des Halles. Il y a sur tous les trottoirs des marchandes vendant sur des paniers hauts. Betteraves cuites dans petites bourriches avec de la paille. Entre les pavillons. Rues Turbigo, Cossonnerie, Pierre Lescot, Berger, square des Innocents, Cossonnerie, Saint-Denis, Lingerie, Ferronnerie. Au boulevard Sébastopol, au Châtelet et jusqu’à l’Hôtel de Ville sont les voitures des fruitiers. Rue Montmartre, voitures de fruitiers. Les voitures des marchands des quatre saisons sont logées dans tous les bouts de rue, bas de la rue Saint-Denis, rue des Bourdonnais, des Halles, Aiguilerie, surtout Pont-Neuf, pressées, rangées.
Enfin, quand le soleil est tout à fait levé, au fond coup de soleil ; par l’ouverture des portes, tombe le soleil en poudre, en haut le ciel est clair, et les Halles se détachent en noir, avec leurs fines nervures de fonte. Des éclats de vitre.
Puis le soleil sur les légumes. Saint-Eustache flamboie. La foule dans le soleil. Des hottes émergent. Les maisons de la rue Rambuteau reçoivent le soleil oblique. La rue Pirouette noire, dans l’ombre. Les commis des Fabriques de France font l’étalage, en gilet, avec leurs pantalons bien tirés, bien mis. Et au-dessous, les détritus du trottoir. À l’angle de la rue Montmartre et de la rue Montorgueil, une friteuse de saucisses et de gras-double.
Les marchandes de café et de soupe se tiennent la nuit, au coin des rues couvertes. Quand le jour a grandi, vers 7 heures, elles se rangent en deux lignes, le long de la grande allée. Les ronds de personnes, autour des marchandes de soupe. Une marchande de coco. La boîte couverte de velours rouge, avec larges bandes de cuivre poli. Chapiteau, orné de galeries découpées, avec un petit amour de cuivre et tendant une coupe, surmontant le tout. Les timbales en métal, attachées aux bretelles matelassées de velours rouge. Les robinets en métal, des chimères très tourmentées. La poche en tapisserie pour les sous.
Un marchand de mort aux rats, avec des rats pendus à une croix, et une boîte de bois sur le flanc. »
Documents préparatoires du Ventre de Paris, NAF 10338, f° 166-178

Documents préparatoires du Ventre de Paris, NAF 10338 f° 135