I. Une petite fille de neuf ans a passé la nuit sous les statues de saintes ornant l’une des portes de la cathédrale de Beaumont, tapissée de neige, comme tendue d’hermine, toute blanche ainsi qu’un reposoir. Au matin, elle ne sent plus ses membres, son être s’évanouit, comme si son cœur, devenu de glace, s’était arrêté. Une femme très belle l’emporte comme une chose, dents serrées, yeux fermés, dans l’atelier de son mari, chasublier.
Angélique ne possède que son livret d’enfant trouvé, d’une froideur administrative avec sa couverture de toile rose paille. Tout son être semble se fondre dans l’amertume de ces quelques pages aux coins usés, de cette pauvre chose qui est son trésor, l’unique lien qui la rattache à la vie du monde. Hubert et Hubertine, attristés de leurs regrets d’époux stériles, avaient fait le projet de prendre une apprentie à demeure. Ce sera Angélique.

II. Pendant cinq ans, elle grandit dans la maison des Hubert, la plus voisine de la cathédrale, qui tient à sa chair même, entre deux contreforts. Elle ne sort que le dimanche pour la messe de sept heures, est instruite au renoncement et à l’obéissance, opposées à la passion et à l’orgueil qui l’amènent parfois à des crises de folie, les yeux fous et les joues brûlantes, prête à déchirer et à mordre.
Pour sa première communion, elle a appris le mot à mot de son catéchisme dans une telle ardeur de foi, qu’elle émerveille le monde par la sûreté de sa mémoire. Dans La Légende dorée, elle découvre de laborieuses ténèbres, et un monde rayonnant : les saints et les saintes, les diables innombrables, le supplice des persécutions. Elle ne vit plus que dans le monde tragique et triomphant du prodige, au pays surnaturel de toutes les vertus, récompensées de toutes les joies.

III. Angélique est devenue d’une rare adresse. Ses broderies remuent le diocèse par leur sincérité, leur sentiment de l’au-delà, comme cerclé dans une perfection minutieuses des détails. À seize ans, elle rêve d’un prince qu’elle n’aurait jamais vu, qui viendrait un soir, au jour tombant, la prendre par la main pour l’emmener dans un palais.
L’évêque de Beaumont est un Hautecœur. Jusqu’à la quarantaine il a mené une vie dissipée, avant de se marier. Sa femme eut un fils et en mourut. Il entra dans les ordres, et pendant vingt ans refusa de voir son fils, avant de l’appeler près de lui.

IV. Angélique aime la solitude, se retrouve avec joie dans sa chambre, d’où elle regarde le jardin et le Clos-Marie, l’ancien verger des moines, vaste terrain laissé inculte. Mais ce printemps, il y a en elle un émoi grandissant depuis que montent les herbes et que le vent lui apporte l’odeur plus forte des verdures. N’est-ce donc plus le champ d’autrefois, ou bien est-ce elle qui change, pour y sentir, y voir et y entendre germer la vie ? Mais parfois elle entend gronder au fond d’elle le démon du mal héréditaire ; parfois, pleine de trouble, elle doute de sa propre matérialité : n’est-elle pas une apparence qui disparaîtra, après avoir créé une illusion ?
Un soir qu’une obscurité plus chaude tombe du ciel sans lune, quelque chose commence : un petit bruit, nouveau parmi les bruits qu’elle connaît, un bruit de pas certainement, des pas de vision effleurant le sol, cessant, reprenant, ici et là. Une nuit, brusquement, l’ombre d’un homme se dessine, d’un homme qu’elle ne peut voir, caché derrière les saules. Quand elle l’aperçoit debout, tourné vers elle, elle le reconnaît. Jamais elle ne l’avait vu autre, c’est lui, sortant de l’inconnu, du frisson des choses, des jeux mouvants de la nuit. Elle a maintenant un secret.

V. Depuis le matin, l’on dresse un léger échafaud devant le vitrail de la chapelle Hautecœur. Angélique reconnaît le jeune ouvrier : c’est lui. Cela la fait sourire, dans son absolue certitude et son rêve de royale fortune. Il n’y a qu’apparence, un jour il sera celui qui doit être, et une pluie d’or ruissellera du comble de la cathédrale, une marche triomphale éclatera dans le grondement lointain des orgues.
Leurs regards se rencontrent, demeurent l’un dans l’autre. Lui, grand, mince, blond, avec une barbe fine et des cheveux bouclés de jeune dieu, aussi blanc de peau qu’à la fraicheur de la lune ; elle, éclaboussée par l’eau de la lessive, sentant bon la pureté, la limpidité des sources vives qui jaillissent de la mousse des forêts. Il se nomme Félicien, elle ne sait rien d’autre : il est venu, elle l’a reconnu.

VI. Angélique a-t-elle péché, qu’il lui ait dit : « Je vous aime » ? Et elle, aime-t-elle ? Question obscure encore, que son ignorance laisse sans réponse. Sa peur est qu’il se passe quelque chose d’effrayant le jour où ils se retrouveront face à face.
Quand Félicien vient à l’atelier commander un mitre, elle en reste saisie. La clarté s’est faite, elle l’aime, elle l’aime à en mourir, ton son être crie. L’aimer sans le dire sera la punition, l’épreuve qui rachètera sa faute, elle souffrira délicieusement comme les martyres de la Légende.

VII. Angélique a-t-elle eu raison de désespérer Félicien, de le renvoyer avec la pensée qu’elle ne l’aime pas, enfoncée en plein cœur, comme un couteau ? Elle lui a fait cette souffrance, et elle-même en souffre affreusement. Qui a exigé d’elle ce cruel serment de l’aimer sans le dire ?
Depuis quinze jours, elle trouve chaque soir des violettes sur son balcon, devant sa fenêtre. Qu’attend-elle ? Pourquoi ne peut-elle pas dormir ? Elle en est certaine maintenant, elle attend quelqu’un. Cela lui paraît naturel lorsque Félicien enjambe la balustrade. S’il avait tendu les bras, elle y serait tombée, ignorant tout, cédant à la poussée de ses veines, n’ayant que le besoin de se fondre en lui. Et c’est lui, venu pour la prendre, qui tremble devant cette innocence si passionnée, et lui recroise ses mains chastes sur la poitrine.

VIII. C’est le jour de la procession dans les rues de Beaumont. La ville fait sa toilette, les fenêtres sont pavoisées, les rues sont vêtues d’une prodigalité d’étoffes, d’une gaieté éclatante et frissonnante.
L’évêque marche tête nue, la taille haute, mince et noble, les yeux d’aigle luisant, le teint pâle, où Angélique croit voir monter un flot de sang. Quand il la regarde, il lui apparaît sévère, d’une froideur hautaine, condamnant la vanité de toute passion. Derrière lui, elle reconnaît Félicien : c’est le fils de l’évêque ! « Ma pauvre enfant ! » soupire Hubertine avec désespoir.

IX. Le soir, dans le Clos-Marie, Angélique n’a qu’à étendre les mains pour rencontrer les mains de celui qu’elle sait être là, à l’attendre. Sa gaieté est sonnante, le cri d’émerveillement et de gratitude devant ce cadeau d’amour que lui fait son rêve.
Hubertine l’attend dans la nuit, assise sur un banc de pierre, réveillée par une angoisse. Jamais son mariage ne se fera, jamais Monseigneur ne donnera son fils, le dernier de sa race, à une petite brodeuse, ramassée sous une porte, adoptée par de pauvres gens. Seuls le devoir et l’obéissance font le bonheur : si Angélique veut être heureuse, il faut qu’elle se soumette, qu’elle renonce, qu’elle disparaisse. Elle doit promettre de ne jamais revoir Félicien et de ne plus songer à sa folie de l’épouser.

X. Angélique tient strictement sa parole, se cloître, sans chercher à revoir Félicien. Mais elle s’étonne qu’il ne tente rien pour se rapprocher d’elle. C’est parce que l’évêque a refusé : il veut tuer la passion de son fils comme il veut tuer en lui celle du fantôme de sa femme regrettée, en cherchant la paix anéantie de l’amour divin.
« Si Monseigneur refuse, c’est qu’il attend de me connaître », se dit Angélique. Dans la chapelle où il prie, elle tombe à genoux, anéantie de respect et d’effroi, devant celui qui lui apparaît comme Dieu le Père, maître absolu de sa destinée. « Jamais ! »

XI. La vie d’autrefois reprend, Angélique semble ne point souffrir : le sacrifice est accompli. Elle n’oublie pas, elle attend. Quand elle apprend que l’évêque veut marier son fils, tout éclate en elle avec un grand bruit de ruine. Aimant en désespérée, elle se débat dans cet amour sans espoir qu’elle ne peut tuer, se retrouve avec son orgueil et sa passion, toute à l’inconnu violent de son origine. Elle en agonise d’impuissance, désarmée, en chrétienne de la primitive église que le péché héréditaire terrasse, dès que cesse le secours du surnaturel.
Une langueur l’épuise depuis qu’elle ne se croit plus aimée, un évanouissement de tout son être, une disparition lente. À quoi bon lutter davantage ?

XII. Angélique dort sous sa lampe, très blanche, très calme. Sur le balcon paraît Félicien, tremblant, amaigri comme elle, la face bouleversée. Sa face longue et transfigurée de vierge volant au ciel, l’éblouit et le désespère, dans un saisissement qui l’immobilise, les mains jointes. « Partons ! », dit-elle simplement, triomphante dans une flambée de tous les feux héréditaires que l’on croyait morts.
Mais quand elle se retourne pour donner un dernier regard à sa chambre, quelque chose en elle vacille. Tout lui crie de rester, comme si des mains invisibles la tenaient par tout le corps, par chacun des cheveux de sa tête. Sa joie est devenue d’obéir, il faut se soumettre pour être heureux : elle ne le suivra que s’il obtient le consentement de son père.

XIII. Angélique va mourir, s’est confessée, a communié, et demandé l’extrême-onction. Mais au lieu du prêtre attendu, c’est Monseigneur qui entre. Son fils, jusqu’alors respectueux, courbé par la crainte, s’est révolté, a vidé son cœur, la flamme au visage, la voix s’élevant peu à peu, grondante, exigeant un consentement. L’évêque a répondu par la devise des Hautecœur : « Si Dieu veut, je veux ».
Monseigneur se recueille, se défendant de toute émotion humaine. Angélique reste rigide, les yeux fermés, morte. Les saintes huiles ont purifié son corps, les signes de croix ont laissé leurs traces aux cinq fenêtres de l’âme sans faire remonter aux joues une onde de vie. Songeant que Dieu attendait sans doute son consentement de père, se rappelant ses ancêtres allant prier au chevet des pestiférés et les baiser, l’évêque prie, et baise Angélique sur la bouche : « Si Dieu veut, je veux ». Tout de suite, Angélique ouvre les paupières, la vie est revenue, la flamme d’un cierge brûle très claire, chassant les esprits de la nuit.

XIV. Angélique est restée très faible, malgré toute la joie qui émane de sa personne. N’est-elle pas morte déjà, n’existant plus parmi les apparences que par un répit des choses ?
Beaumont est en liesse pour son mariage. C’est enfin la réalisation de son rêve : elle épouse la fortune, la beauté, la puissance, au-delà de tout espoir. Elle sourit, sachant qu’elle a la mort en elle, n’ayant même plus l’orgueil du triomphe, résignée à cette envolée de tout son être dans l’hosanna de la cathédrale.
Angélique et Félicien se dirigent d’une marche lente vers la porte. Après le triomphe, elle sort du rêve, pour entrer dans la réalité. Sa faiblesse est si grande que son mari doit presque la porter. Au seuil de la grand’porte, elle chancelle. N’est-elle pas allée jusqu’au bout du bonheur ? N’est-ce pas là que la joie d’être finit ? Elle se hausse d’un dernier effort, met sa bouche sur la bouche de Félicien. Et, dans ce baiser, elle meurt, heureuse, pure, élancée, emportée en plein paradis des légendes.

Ce résumé n’utilise que des mots employés par Zola

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