Délicieux

La délicieuse idylle que Zola a intitulée Le Rêve continue dans la Revue illustrée. On sait que le romancier naturaliste nous avait promis après La Terre une œuvre qui en serait en quelque sorte la contrepartie par son caractère idéaliste. Le Rêve est arrivé à son moment psychologique, celui où Félicien et Henriette s’avouent enfin leur amour. C’est la nuit, et cette exquise déclaration rappelle la classique scène du balcon de Roméo et Juliette. […] Ces quelques lignes d’un charme si pénétrant suffiraient à prouver que l’auteur a voulu sans doute démontrer, en nous donnant Le Rêve, que l’impitoyable analyste de L’Assommoir et de La Terre restait à l’occasion le vrai poète de la Page d’amour et de La Faute de l’abbé Mouret.

Le Siècle, 4 juillet 1888.

Poétique

Dès maintenant, il est loisible de juger cette œuvre, aux trois quarts déroulée devant un public restreint. La première impression qui s’en dégage est le contraste profond avec son dernier livre, La Terre, objet de tant d’imprécations. Jamais écrivain jamais artiste n’a fait subir à sa manière une aussi brusque volte-face. Le Rêve fait l’effet d’un tableau d’après Raphaël, opposé aux réalités violentes des impressionnistes.

Émile Zola a-t-il voulu donner la mesure de la souplesse de son talent ? S’est-il fait la gageure de réaliser le songe de Musset
Une vierge en or en fin des livres de légendes ?

[…] Il y a du poète et de l’historien, à fortes doses, dans le tempérament d’Émile Zola.

Je ne prévois pas le dénouement du Rêve. Il est probable que la vierge qu’il a dessinée d’une touche magistrale conservera jusqu’au bout son nimbe d’or, malgré son ardent amour pour Félicien de Hautecœur. J’ai failli écrire Phœbus de Chateaupers. Émile Zola n’a pas voulu refaire Notre-Dame de Paris, il n’a introduit dans son livre aucune figure grimaçante, mais Félicien de Hautecœur se postant sur les corniches de la vieille cathédrale pour contempler à l’aise Angélique Hubert, pénétrant dans sa chambre, la nuit, en se servant de la saillie des poutres, quel air de famille ! Mais la fable est bien moderne, et bien appropriée à notre temps.

S’il finit, comme je le désire – je l’ai parcouru deux ou trois fois, ne pouvant en croire mes yeux de cette conversion soudaine – Le Rêve pourrait bien être un des plus beaux livres qu’on ait écrits pour les jeunes filles, à notre époque. Avouez que ce serait un spectacle piquant que de voir Zola forçant, avec Le Rêve, les bergeries des Sacré-Cœur, des Oiseaux, et autres refuges des tendres filles de Sion.

Le Figaro, supplément littéraire du 11 août 1888.

Quasi biblique

Ce matin paraît un nouveau roman de M. Émile Zola, roman bien fait pour étonner ceux qui ont cru que l’auteur de La Terre avait fixé son champ d’observations dans le monde où l’on a vu évoluer Jésus-Christ et ses amis. Ce n’est plus en bas que M. Zola a braqué sa lorgnette, c’est en haut ; ce ne sont plus des blocs de matière qu’il a désagrégés pour en étudier la poussière, c’est l’immatériel, le mystique qui l’ont attiré et qui lui ont fait écrire un de ces livres aujourd’hui trop rares dont on peut dire que ce sont des œuvres dignes d’être mises dans toutes les mains.

Le Rêve est, en 1860, une idylle quasi biblique, une évocation du monde des saints qui vivent dans les missels et au creux des portiques des cathédrales, pleine de charme et de puissante émotion. – Voilà, dira-t-on de ce livre, le morceau que M. Zola a exécuté pour se faire ouvrir les portes de l’Académie ! La vérité, c’est que le germe de cette dernière œuvre était formé dans son esprit longtemps avant qu’il fût question pour lui de penser à devenir un immortel. On remarquera du reste que, presque régulièrement, M. Zola procède par oppositions et que c’est de même qu’il a écrit Page d’amour après L’Assommoir, Le Bonheur des Dames après Nana, L’Œuvre après Germinal, qu’il donne aujourd’hui Le Rêve après La Terre.

Angélique, l’héroïne du livre, ne ressemble à aucun autre personnage de ses romans, et c’est, je dois le dire, avec un certain étonnement que j’ai vu s’animer, sous la plume de celui qui a écrit Nana, cette charmante figure extatique et visionnaire comme Jeanne d’Arc, pure comme Virginie, amoureuse comme Juliette et innocente comme la Cécile d’Il ne faut jurer de rien. La fable prend son intensité d’intérêt dans sa simplicité, et c’est de cette simplicité même que naît l’émotion que l’on conserve encore longtemps après qu’on a fermé le livre. […]

Voilà la trop sèche analyse d’une œuvre qui, je le répète, contient, malgré sa simplicité, les situations les plus dramatiques. Ajoutez-y la puissance de récit, de description, de relief, personnelle à M. Zola, et vous aurez idée de ce livre plein de charme, de repos, et dont les pages semblent comme éclairées de lueurs de cierges et parfumées de l’encens des autels.

Philippe Gille, Le Figaro, 13 octobre 1888.

Nébuleux et déraisonnable

Nous avons été avertis tout d’abord par une petite note officieuse, insérée dans plusieurs journaux, que le nouveau roman de M. Émile Zola était chaste et fait exprès pour « être mis entre les mains de toutes les femmes et même des jeunes filles ». On en vantait la pudeur exceptionnelle et distinctive. Cette fois, disait la note, cette fois « le romancier a voulu une envolée en plein idéal, un coup d’aile dans ce que la poésie a de plus gracieux et de plus touchant ». Et la note ne nous trompait pas. M. Zola a voulu l’envolée et le coup d’aile, et la poésie et la grâce touchante, et si, pour être poétique, gracieux et touchant, il suffisait de le vouloir, M. Zola serait certainement, à l’heure qu’il est, le plus touchant, le plus gracieux, le plus poétique, le plus ailé et le plus envolé des romanciers.

Certes, nous ne saurions que le louer de sa nouvelle profession. Il épouse la chasteté et nous donne ainsi le plus édifiant exemple. On peut seulement regretter qu’il célèbre avec trop de bruit et d’éclat cette mystique alliance.

Ne saurait-il donc être pudique sans le publier dans les journaux ? Faut-il que le lis de saint Joseph devienne dans ses mains un instrument de réclame ? Mais sans doute il voulait se cacher, et il n’a pas pu.

En vérité, la renommée est parfois importune. Il en est de M. Émile Zola comme de ce mari de la fable qui confessa un matin avoir pondu un œuf et qui, le soir, en avait pondu cent, au dire des commères. L’auteur du Rêve confia un jour à son ombre son désir de quitter nos fanges et de voler en plein ciel, et le lendemain tous les Parisiens surent qu’il lui avait poussé des ailes. On les décrivait, on les mesurait, elles étaient blanches et semblables aux ailes des colombes. On criait au miracle. Des journalistes, peu tendres d’ordinaire, se sont émus de cette touchante merveille. « Voyez, disaient-ils, comme cette âme longtemps vautrée dans le fumier plane aisément dans l’azur. Désormais l’auteur du Rêve passe en pureté sainte Catherine de Sienne, sainte Thérèse et même M. Ludovic Halévy. II faut lui ouvrir à deux battants les salons littéraires et l’Académie française. Car Dieu l’a érigé en exemple aux gens du monde. »

Je préférerais pour mon goût une chasteté moins tapageuse. Au reste, j’avoue que la pureté de M. Zola me semble fort méritoire. Elle lui coûte cher, il l’a payée de tout son talent. On n’en trouve plus trace dans les trois cents pages du Rêve. Devant l’impalpable héroïne de ce récit nébuleux, je suis forcé de convenir que la Mouquette avait du bon. Et, s’il fallait absolument choisir, à M. Zola ailé je préférerais encore M. Zola à quatre pattes. Le naturel, voyez-vous, a un charme inimitable, et l’on ne saurait plaire si l’on n’est plus soi-même. Quand il ne force pas son talent, M. Zola est excellent. Il est sans rival pour peindre les blanchisseuses et les zingueurs. Je vous le dis tout bas L’Assommoir a fait mes délices. J’ai lu dix fois avec une joie sans mélange les noces de Coupeau, le repas de l’oie et la première communion de Nana. Ce sont là des tableaux admirables, pleins de couleur, de mouvement et de vie. Mais un seul homme n’est pas apte à tout peindre. Le plus habile artiste ne peut comprendre, saisir, exprimer que ce qu’il a en commun avec ses modèles ou pour mieux dire il ne peint jamais que lui-même. Certains, à vrai dire, tels que Shakespeare, ont représenté l’univers. C’est donc qu’ils avaient l’âme universelle. Sans offenser M. Zola, telle n’est point son âme. Pour vaste qu’elle est, les comptoirs de zinc et les fers à repasser y tiennent trop de place. C’est un bon peintre quand il copie ce qu’il voit. Son tort est de vouloir tout peindre. Il se fatigue et s’épuise dans une entreprise démesurée. On l’avait déjà averti qu’il tombait dans le chimérique et dans le faux. Peine perdue. Il se croit infaillible. Il a cessé depuis longtemps d’étudier le modèle.

Il compose ses tableaux d’imagination sur quelques notes mal prises. Son ignorance du monde est prodigieuse, et comme il n’a pas de philosophie, il tombe à chaque instant dans l’absurde et dans le monstrueux. Ce chef de l’école naturaliste offense à tout moment la nature.

Cette fois-ci l’erreur est complète, et on ne saurait imaginer un roman plus déraisonnable que Le Rêve. […]

Zola termine cette petite fable par une pensée profonde : « Tout n’est que rêve. » dit-il. Et c’est, je crois, la seule réflexion philosophique qu’il ait jamais faite. Je n’y yeux pas contredire. Je crois en effet que l’éternelle illusion nous berce et nous enveloppe et que la vie n’est qu’un songe. Mais j’ai peine à me figurer l’auteur de Pot-Bouille interrogeant avec anxiété le sourire de Maïa et jetant la sonde dans l’océan des apparences. Je ne me le représente pas célébrant, comme Porphyre, les silencieuses orgies de la métaphysique. Quand il dit que tout n’est que rêve, je crains qu’il ne pense qu’à son livre, lequel est en effet une grande rêverie. […]

En réalité, ce qu’apprend une petite fille élevée, comme Angélique, dans la piété, à l’odeur de l’encens, ce n’est point la Légende dorée, ce sont les prières, l’ordinaire de la messe, le catéchisme. Elle se confesse, elle communie. Cela est toute sa vie. Il est inconcevable que M. Zola ait oublié toutes ces pratiques. Pas une seule prière du matin ou du soir, pas une confession, pas une communion, pas une messe basse dans ce récit d’une enfance pieuse et d’une jeunesse mystique.

Aussi son livre n’est-il qu’un conte bleu sur lequel il n’est ni permis de réfléchir, ni possible de raisonner. Mais ce conte bleu est bien longuement, bien lourdement écrit.

Anatole France, Le Temps, 21 octobre 1888.

Embarrassant

Un nouveau roman de M. Émile Zola, Le Rêve, a paru cette semaine. Je ne dissimulerai pas l’embarras que j’éprouve à en rendre compte. Est-ce un roman que Le Rêve ? Est-ce un appendice à la Légende dorée ? Est-ce un conte de fées, un conte bleu ? Est-ce tout simplement une manière de poème en prose, une fantaisie d’artiste ? Il y a de tout cela dans Le Rêve. J’ai lu le volume, d’un bout à l’autre, sans trop savoir si j’étais bien éveillé ou si je rêvais moi-même ; et si, après quelques jours, l’impression est un peu moins confuse, je n’y vois pas encore tout à fait clair.

Et puis M. Zola s’est plu cette fois à nous dérouter par trop. Quand un auteur a déjà beaucoup produit, on s’est fait, malgré soi, une idée de sa manière. On attend de lui certaines choses et pas d’autres. On l’aborde avec un parti pris, avec un préjugé. Si l’on ne trouve cette fois rien de ce qu’on attendait, et si l’on trouve tout ce qu’on n’attendait pas, la surprise est grande au premier instant. On éprouve le besoin de se secouer les oreilles, comme dit don Annibal, de L’Aventurière, quand il entend sa sœur lui parler tout à coup vertu. Certes, après L’Assommoir, après Nana, après La Terre surtout, on pouvait s’attendre à une réaction chez M. Émile Zola. Il devait avoir, depuis le temps qu’il s’exerçait dans ce qu’il appelle le naturalisme, d’énormes stocks amassés d’autre chose que le naturalisme. Il ne pouvait manquer d’y avoir en lui – c’est de l’écrivain que je parle, bien entendu – de prodigieux trésors de délicatesses économisées, de pudeurs rentrées, de vaporeuses et idéales rêveries. Tout cela ne pouvait pas manquer de se manifester un jour ou l’autre, de nous montrer un Émile Zola nouvelle manière. Après La Terre, on ne voyait guère d’ailleurs comment il pourrait aller encore un peu plus loin dans la voie où il s’était engagé. Mais ce qu’on n’avait pas imaginé, c’était que M. Zola pût, d’un seul coup, se dégonfler aussi complètement qu’il vient de le faire.

Zola aime à faire grand ; chacun sait cela. Quoi qu’il fasse, il n’y va jamais à demi, et, comme dit le peuple, de main morte. Tout, avec lui, prend des proportions extraordinaires. S’exerçant dans le genre vertueux, il nous a fait la mesure aussi bonne, cette fois, que naguère en un autre genre. La réclame de son éditeur a informé le public que Le Rêve pouvait être lu par tout le monde, y compris les femmes et même les jeunes filles. Pour une fois, la réclame a dit vrai, elle n’a même pas dit toute la vérité. S’il y a une justice sur la terre, aux prochaines distributions de prix, dans tous les couvents de jeunes filles, on donnera Le Rêve aux élèves de la grande classe, relié d’une couverture rose et doré sur tranche.

Vous vous rappelez la Sibylle de M Octave Feuillet, cette Sibylle, plus pure que l’hermine, et qui avait certainement des ailes d’ange dans le dos ? Eh bien ! la Sibylle de M. Feuillet n’est qu’une parpaillote à côté de l’Angélique de M. Zola. Ce n’est pas une paire d’ailes, c’est deux paires pour le moins que celle-ci doit avoir ! Jamais on ne vit créature plus pure, plus céleste, moins faite pour fouler notre grossière planète. À mesure que l’histoire avance, on voit peu à peu ses ailes s’allonger, son corps s’amincir ; elle a cessé d’être une créature humaine pour devenir une forme, une blanche vision. Et, quand elle disparaît à la dernière page, elle ne meurt pas, elle s’évanouit, elle s’envole comme Ariel à la dernière ligne du Caliban de M. Renan ; elle retourne au ciel, sa patrie. Ô Gervaise ! ô Renée ! ô Nana ! ô Lantier ! ô Coupeau ! – vous avez là une cousine qui doit bien vous étonner !

Et notez que ce n’est pas Angélique seulement qui est sœur des anges. Tout le monde est vertueux, merveilleusement vertueux, prodigieusement vertueux, dans ce roman. Pur, comme Angélique elle-même, est le beau jeune homme de vingt ans qu’elle aime et dont elle est aimée. Purs, Hubert et Hubertine, les parents adoptifs d’Angélique. Pur lui-même, Mgr Hautecœur, évêque de Beaumont, quoiqu’il s’oppose un moment au mariage de son fils avec Angélique. Pure jusqu’à la moindre figure épisodique qui passe çà et là. Pas la moindre ombre de vice, de corruption ou même d’infirmité humaine qui vienne se mêler à ce tableau édifiant. […]

Comprenez-vous maintenant mon embarras à juger le nouveau roman de M. Zola ? Quand un livre nous parle de choses que nous connaissons ou croyons connaître, on peut bien discuter sur la vraisemblance des caractères ; mais comment discuter la fantaisie ? On aime une fantaisie ou on ne l’aime pas ; on s’y abandonne ou l’on refuse de s’y abandonner. Il y aura probablement autant d’avis sur Le Rêve que le livre lui-même aura de lecteurs. Ai-je besoin de dire que les belles pages n’y manquent pas, et que M. Zola se retrouve là, comme partout, avec son merveilleux talent de description et sa puissance ?

J’oubliais ! Vous trouverez dans Le Rêve autre chose encore que ce conte extraordinaire. Vous intéressez-vous à l’art du brodeur pour ornements d’église et du chasublier ? Êtes-vous curieux de savoir comment on tend sur un métier l’étoffe à broder, comment on décalque les dessins, combien d’espèces de points on peut faire, de combien de soies ou de fils d’or et d’argent divers on y fait usage, comment on colle les bannières, quel est le nom et l’emploi de tous les ustensiles dont on se sert dans la profession ? Lisez Le Rêve, et votre curiosité sera satisfaite sur tous ces points. Vous en saurez à la fin tout au tant que si vous aviez lu un manuel Roret sur cette branche d’industrie. De temps en temps nous revoyons Angélique, Hubert et Hubertine, à leurs métiers et alors le roman s’interrompt pour faire place à un nouveau chapitre du manuel. C’est ainsi que M. Zola se plaît à compléter notre instruction. Après L’Assommoir, le métier de zingueur n’avait plus de secrets pour nous, ni celui de mineur après Germinal. Nous voici maintenant initiés à la chasublerie. Quand la série des Rougon-Macquart sera achevée, espérons que notre instruction professionnelle ne laissera plus rien à désirer.

Charles Bigot, La République française, 22 octobre 1888.

Fade et artificiel

Cette fois, nous respirons une odeur d’encens et la maison a changé d’enseigne : ce n’est plus « à saint Antoine », c’est « à sainte Thérèse ». Après le succès retentissant de La Terre, M. Zola, qui est un naturaliste malicieux, a baissé le ton. Il en a plusieurs, comme l’Intimé, mais le mal propre lui va mieux sans doute que le mystique. Le naturalisme sans pornographie ressemble un peu au grand saint que j’ai nommé, sans son inséparable : il est plus grave, mais moins drôle. […]

On me pardonnera la longueur de cette citation rafraîchissante. Je sais bien qu’on me traitera d’esprit borné et que l’École de Médan va me renvoyer à l’École normale. Mais que voulez-vous? J’ai beau me monter la tête et me mettre au point, Angélique est décidément pour moi un monstre de candeur, et savez-vous qui me remémore Félicien, le fils d’évêque ? Thomas Diafoirus, celui qui dit: « Baiserai-je, papa ? », tout simplement. Aujourd’hui j’appellerais volontiers M. Zola le marquis de Fade et je donnerais au Rêve, comme sous-titre, Le Miracle de Beaumont. Certainement il faut de l’innocence dans l’idylle, mais pas trop n’en faut ; nous nageons malheureusement en plein éther ; c’est une orgie de blancheur et un dévergondage de pureté !

Je voudrais, à ce propos, puisque l’occasion s’en présente, sans oublier la somme des livres de M. Zola et le gros chiffre de leur débit, m’expliquer, une fois de plus, sur le tour d’esprit et le procédé de fabrication du célèbre romancier. J’entends affirmer de M. Zola qu’il a l’imagination puissante d’un faiseur d’épopées ou, autrement dit, d’un homme qui voit en grand. Je lui reconnais tout bonnement, quant à moi, l’imagination outrée d’un faiseur de monstres ou, autrement dit, d’un homme qui voit en gros, ce qui n’est pas, à beaucoup près, la même chose. Je ne le chicanerai pas sur ce point que son dernier livre, Le Rêve, me paraît ne se rattacher qu’indirectement au cycle des Rougon-Macquart, à cette fameuse histoire naturelle et sociale d’une famille sous le second empire. Si l’auteur a voulu prouver que la chasublerie porte au mysticisme comme la rue, d’autre part, mène à l’égout, et qu’il n’y a entre Nana et Angélique, « ces deux filles de son esprit », qu’une différence de milieu et d’éducation, sa thèse est tellement noyée sous les développements parasites de la partie romanesque et descriptive de son ouvrage, qu’on cesse bientôt de s’y intéresser et même d’y prêter attention.

Au fond, Le Rêve est moins une œuvre philosophique et sociale que romantique, et d’un romantisme de décadence, bouffi et touffu ; c’est un composé de Victor Hugo et de Flaubert, comme Angélique elle-même est un mélange de Cosette (des Misérables) et de Salammbô. Seulement, M. Zola, avec ce don de l’énorme qui est en lui, et qui est à la fois sa force et sa faiblesse, donne au personnage des proportions démesurées ; il en fait une créature prodigieuse, invraisemblable, mythique, une figure d’Apocalypse, au rebours de la simplicité, du naturel, et, par endroits, du sens commun. Prenez un manuel du chasublier, pour enseigner à Angélique son état et vous instruire des termes techniques ; nourrissez la et nourrissez-vous de la Légende dorée de Jacques de Voragine ou simplement de la Vie des saints ; amalgamez, comme dirait un chimiste, ces deux élémens hétérogènes, et vous aurez un produit très étonnant. M. Zola conçoit, éduque et développe ainsi ce caractère et ce personnage d’Angélique. Peu lui importe qu’il soit vraisemblable et possible ; son imagination s’échauffe et s’évertue autour d’elle, sans souci de dépasser la mesure et de se perdre dans l’étrangeté. Il la veut, il la voit et il la fait telle, à Beaumont-sur-Oise, en pleine fin du dix-neuvième siècle, alors que les imaginations assagies, mettons, si vous voulez, appauvries, ont peur, même dans le roman, du surnaturel et de l’absurde, et demandent à l’art plus de précision et de vérité. L’imagination grossissante de M. Zola va son train éperdument ; elle vague et divague là-haut, les yeux dilatés ; elle agrandit, ou plutôt elle exagère, mais elle déforme, jusqu’à la difformité, ce qu’elle touche. Cela n’est pas sans doute du premier venu, mais cela n’est pas davantage la marque et la preuve d’un génie original et qui durera. Il y a là, pour en revenir à mon point de départ, toute la différence qui sépare l’énorme de la vraie grandeur, la création de l’avortement, et l’être du monstre. La dernière œuvre de M. Zola est donc une œuvre romantique, c’est-à-dire très exagérée ; elle est surtout une œuvre descriptive, c’est-à-dire, j’en ai peur, très artificielle. Il y a cinq morceaux, cinq thèmes de description dans Le Rêve : une cathédrale, une lessive, une procession, une cérémonie (l’extrême-onction apportée à Angélique par Monseigneur) et un mariage. Tous les cinq sont développés, je n’ose pas dire délayés de la même manière, avec le même procédé. […]

Je crois et je dis que M. Zola me paraît être un romantique éperdu et un descriptif artificieux. Reste l’écrivain. Ici encore il faut distinguer et voir de près. M. Zola est un coloriste, ajoutons : un grand coloriste, s’il vous plaît, c’est indiscutable ; il a trop écrit pour ne pas savoir son métier, et il le sait. Mais l’homme de métier, le brodeur de phrases, m’apparaît à chaque ligne et me fatigue ou me révolte quelquefois. Je veux bien apprécier son savoir faire et son tour de main ; je voudrais seulement qu’il en fit un usage plus sobre, qu’il se contentât de dire simplement les choses simples, qu’il eût des adjectifs moins prétentieux, que même, en certains cas, il n’en eût pas du tout, et qu’il se servît d’une encre ordinaire au lieu de cette encre polychrome et souvent épaisse qui charge sa plume. Des mots, des mots ! et pour ne pas dire grand-chose, ce qui est pis. À la fin du livre, c’est une fatigue des yeux et de l’ouïe, épuisés par ce continuel papillotement et cette incessante mélopée. Ouvrez Le Rêve au hasard et traduisez en prose courante ce que vous lirez ; vous verrez que la l’acuité grossissante de M. Zola s’exerce sur les vocables comme sur les sentiments et les personnages, et que vous êtes à cent lieues du simple et du vrai.

Henri Chantavoine, Journal des Débats politiques et littéraires, 24 octobre 1888.

Une ablation

Je n’ai pas la plus vague idée du roman prochain de M. Émile Zola et je ne connais aucune âme qui pût m’en instruire. Mais il est assez facile de prévoir qu’immédiatement après un livre tel que Le Rêve, le Porte-Globe du Naturalisme, obéissant à ses facultés, retournera, qu’il le veuille ou non, à ce que les siroteurs délicats des eaux de vaisselle de l’Académie appellent, sans détours, son vomissement.

Il reprendra pied sur cette bénigne et puissante terre qui paraît l’avoir allaité plus amoureusement qu’aucun autre de ses robustes garçons et il repuisera en elle, – comme le géant des fabuleuses rhétoriques, – sa vieille vigueur dont plusieurs eunuques aphones avaient notifié le déclin.

Il n’est pas croyable, en effet, qu’un tel homme, si volontaire qu’on le suppose, entreprenne sérieusement de s’acclimater dans les pâturages fumés de crottin des ruminants pacifiques, où les traditionnels éleveurs du goût engraissent la littérature à cornes pour le régal des gens vertueux.

Émile Zola est une façon de primate impossible à domestiquer, moitié gorille et moitié lion, qui pourvoit lui-même à son viandis, dans les solitudes, et qui ne serait capable que d’engloutir ses pasteurs.

C’est un pur prodige que l’auteur de L’Assommoir ou de Germinal ait pu concevoir la tentative d’une imagerie virginale et pieuse, évidemment impossible sans l’ablation préalable de tout ce qu’il y avait en lui de turgescent et d’exorbitant !

Ah ! sa conscience d’artiste solitaire a dû pousser de terribles cris, quand il la fit descendre de sa colonne, pour essayer sur elle ce viol banal, en plein fumier de la rengaine, et il dut sentir, mieux encore que ses ennemis, le déchet immense de sa personnalité.

Il est donc probable qu’il en a tout à fait assez de ces aventures sentimentales où l’on risque d’attraper la lèpre blanche, en des compagnies tuméfiées de candeur, et qu’il va nous donner un livre fort où reparaîtront les qualités d’un des plus extraordinaires tempéraments d’écrivain qu’il soit possible de rencontrer.

Léon Bloy, Gil Blas, 21 janvier 1889.

Le Rêve dans le Grand Dictionnaire universel de Pierre Larousse

Ce n’est pas la première fois que le grand maître du naturalisme essaye d’appliquer à de chastes et idéales peintures la puissance descriptive qu’il sait si bien mettre en œuvre pour nous présenter des êtres abjects et dégradés, mais très réels. Il y a des pages exquises dans La Faute de l’abbé Mouret, et l’idylle de Miette et Silvère, dans La Fortune des Rougon, est absolument irréprochable. Toutefois, ces épisodes ne semblent amenés que pour servir de repoussoir au reste du livre et faire paraître la réalité plus brutale encore. Le Rêve, comme Une page d’amour, est tout entier exempt de ces audaces cyniques d’imagination et de style, qui sont comme la marque caractéristique de tout ce qu’écrit M. E. Zola. On croirait lire un conte de fées ; aussi les critiques ont-ils pensé que l’auteur, faisant amende honorable, posait tout simplement un jalon sur le chemin qui mène à Académie.

Une petite abandonnée, Angélique, est recueillie, un soir d’hiver plein de neige, par de braves gens, sous un porche de cathédrale ; elle s’était sauvée de chez une mégère à qui l’avait confiée l’Assistance publique, et qui la maltraitait. Ces braves gens sont des chasubliers ; ils apprennent à broder des étoles et des chasubles à la petite fille aux doigts de fée, qui devient dans ce métier d’une adresse extraordinaire, mais qui, tout en tirant l’aiguille, rêve. À quoi rêvent les jeunes filles ? Au Prince charmant qui les épousera. Pour toute lecture, Angélique n’a jamais eu entre les mains que la Légende dorée ; aussi fait-elle intérieurement le vœu de n’avoir pour époux que le prince de ses rêves ou Jésus-Christ. Un peintre verrier, qui travaille aux vitraux de la cathédrale, jeune et beau comme tous les galants chevaliers coureurs d’aventures, répond si bien a son idéal, qu’elle lui donne toute son âme ; elle a deviné un prince, et elle ne se trompe guère, car son amoureux est Félicien de Hautecœur, un fils d’évêque entré tard dans les ordres par désespoir d’amour. Félicien a pris ce déguisement de peintre verrier pour se rapprocher de celle qu’il aime ; mais quand il veut pousser les choses jusqu’au mariage, l’évêque met le holà : jamais un Hautecœur n’a épousé une pauvre ouvrière. En vain Angélique le supplie, avec des larmes « sur sa petite figure douce de vierge de vitrail, aux yeux de violette, aux cheveux d’or » ; le prélat reste inflexible et la jeune fille en meurt. L’évêque vient l’administrer. Alors, pris de pitié, il se ressouvient d’avoir aimé autrefois, et, déposant sur le front d’Angélique un baiser qui la ranime, il consent au mariage : trop tard, car aussitôt après la bénédiction nuptiale, et quand Félicien veut la prendre dans ses bras, elle expire en lui rendant son baiser.

Telle est la petite idylle mystique, bien étrange au milieu des horreurs de Pot-Bouille et de La Terre, mais qui témoigne du moins de la grande virtuosité de l’auteur.

Pierre Larousse, Grand Dictionnaire universel, deuxième supplément, 1890.

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