Le point de vue d’Edmond de Goncourt
Ça ! Clotilde, dans Le Docteur Pascal, une jeune fille, réelle, humaine ? Non ! Elle est bien bonne ! Et c’est vraiment curieux que le fabricateur de personnages si imaginaires, aussi sublunaires, soit acclamé comme le grand pontife de l’école d’après nature.
Non, non, Zola ne me représente pas le fabricateur serein et intermittent de chefs-d’œuvre : il me semble bien plutôt une machine graissée pour une besogne industrielle, sans trêve ni repos.
Journal d’Edmond de Goncourt, 25 juin 1893.
Paganisme
C’est à croire que nous sommes retombés en plein paganisme. La satisfaction de tous les instincts est proclamée légitime ; toutes les forces naturelles sont glorifiées, déifiées. Et, de fait, est-ce autre chose que proclame Émile Zola, à travers le fatras de formules scientifiques dont est encombré Le Docteur Pascal, par ses hymnes ardents et dévots à la vie […]
Le fait central, autour duquel l’action du roman gravite, est précisément la défaite du mysticisme représenté par Clotilde Rougon et le triomphe de la Science, en la personne du docteur Pascal Rougon, son fervent apôtre. […]
Et voilà bien le symbole général de toute cette œuvre massive de Zola, pour qui la médecine est la Science souveraine et divine, parce qu’il la croit apte à nous conserver ou à nous restituer les forces nécessaires à accomplir le plus longtemps possible l’acte de vie par excellence, l’acte qui crée la vie. En dehors de la vie circulante et éternelle, d’un jaillissement ininterrompu, pareil à un fleuve qui se résorberait lui-même, mystérieusement, et recevrait ainsi autant de flots nouveaux qu’il en abandonne au noir Océan de la Mort, pour Zola, il n’y a que chimères, vains rêves, illusions d’un cerveau malsain et déséquilibré.
Les conclusions sont bien identiques aux prémisses. Zola demeure le matérialiste déterminé qu’il résolut d’être au début de son œuvre. Il est obstinément le poète sombre de notre abominable époque où règne une telle frénésie de jouir que toutes les vieilles divinités du paganisme sont restaurées. Mercure a son temple au centre de Paris et Vénus mettrait plusieurs journées à y dénombrer ses pullulantes chapelles. […]
Une autre simple remarque rend encore plus évidente la limitation inconsciente ou volontaire des études de Zola. Il prétend nous donner une idée exacte de toute la vie morale, politique, sociale du second Empire. Or, c’est durant ces vingt années que l’effrayante mainmise de la Juiverie sur la France s’est opérée. Zola n’a rien vu ou n’a rien voulu voir de cette montée mystérieuse de la Pieuvre dont les tentacules se sont enroulées sournoisement autour de tout ce qu’il y avait de vivant et de fort en ce pays, pour le paralyser et le réduire à l’impuissance. Ce fait me semble juger la clairvoyance et la bonne foi de Zola, en ses fresques démesurées de la vie sociale sous le second Empire. Ou Zola a mal vu, ou il n’a pas voulu voir. Mais il est indéniable que l’infiltration, lente mais sûre, de la Juiverie dans la société française, était un fait assez frappant pour qu’un peintre de mœurs comme Zola ait pu se dispenser volontairement de le mettre en valeur.
Félicien Pascal, La Libre parole, 26 juin 1893.
Un rayon d’espérance
Le livre finit sur un grand cri d’espérance, dans un paysage, de soleil et de gaieté, dans la lumière blonde et frissonnante qui éclaire ce divin tableau : l’enfant de Clotilde tétant, aspirant l’existence à pleine bouche, représentant l’avenir, l’inconnu, la race prochaines, la régénérescence sacrée.
Ce roman est prodigieusement synthétique, il en résume avec une admirable netteté vingt autres que l’on pourrait réunir sous ce titre imité de Balzac : Le Drame humain. J’y ai retrouvé le langage ferme, précis et si infiniment poétique d’Émile Zola. J’ai dit poétique et je maintiens ce mot. Je ne sais si elles font cet effet-là à tout le monde, mais les phrases du puissant écrivain me caressent l’oreille aussi délicieusement que les vers les mieux ciselés et les plus nourris. Cette prose ferme, soutenue, riche, d’une allure à la fois calme et impétueuse, ressemble aux alexandrins de Hugo, ce qui prouve que le romantisme est frère du naturalisme, quoiqu’on dise. Flaubert, Zola et les Goncourt ont porté un coup terrible à la poésie, car ils ont réussi à nous donner dans leurs meilleures pages une impression d’art aussi forte, aussi exquise que l’impression communiquée par les vers les plus magnifiques. […]
Relisez, comme je viens de le faire, tous les Rougon-Macquart et réfléchissez, je vous en prie, à ce que l’on doit entendre par ce réalisme, vous verrez bientôt que c’est exclusivement la sincérité, la copie de la vie, la Vie dans toutes ses formes, dans toutes ses manifestations. Suivez le lent développement de cette famille, composée d’hommes géniaux comme Claude Lantier tourmenté en peinture par un idéal impossible à atteindre et dont le cerveau roule d’immenses projets hélas irréalisables, ou comme le docteur Pascal inquiété également en médecine par les problèmes que laissent de côté les esprits médiocres. Ils ont reçu en héritage, eux, une organisation de tête spéciale qui les prédispose au travail, aux grandes découvertes comme l’organisation de Jean Macquart le prédispose à l’alcoolisme. Dans cette race, sortie d’une névrosée, tout est outré, les qualités et les vices. L’un est dévoré par l’ambition politique et c’est Eugène Rougon, ministre, vice-empereur; l’autre par l’avarice, par la soif d’acquérir et c’est Saccard, amassant des millions qu’il perd et qu’il regagne coup sur coup.
Passons aux femmes : l’hystérie et le vice sont représentées tout d’abord par Adélaïde Fouque (tante Dide) et par Anna Coupeau (Nana), la rapacité par Sidonie Rougon, l’orgueil, l’ambition par Félicité, l’honnêteté, la pureté par Angélique et l’hérédité se transmet, infailliblement, sautant de tante Dide centenaire au petit Charles âgé de quatre ans, mettant dans les veines de ces êtres si différents un sang de fièvre qui les pousse au génie comme au ruisseau ou au crime.
Émile Zola, plus heureux que tant d’autres peut donc maintenant contempler son œuvre, une œuvre utile et immortelle dans laquelle on ne remarque pas une minute de défaillance. Tandis que tant de merveilleux ouvrages s’éparpilleront, tandis qu’il ne restera des auteurs les plus célèbres qu’un ou deux volumes, les siens subsisteront tous. Il a élevé un monument qui ne périra pas, car il est solide, inébranlable de la base au sommet. De plus, sa gloire est et sera toujours d’avoir montré à côté des laideurs inhérentes à la vie, les bienfaits du travail consolateur el revivifiant, et d’avoir ainsi éclairé la sombre réalité d’un pur rayon d’espérance.
Henri Duvernois, La Presse, 26 juin 1893.
Fort et désolé
Le livre qui vient de paraître à la librairie Charpentier et Fasquelle est le vingtième et dernier de la série qui a fait la célébrité de Zola. C’en est fini des Rougon-Macquart, sans que toutefois la lignée soit éteinte, puisqu’un nouveau-né pousse ses premiers vagissements aux dernières pages du volume. […] L’hérédité a jeté son dernier cri, dans ces pages d’une émotion très grande et qui terminent cette longue étude en vingt volumes sur les tares héréditaires ; il serait tout aussi simple de dire sur la fatalité.
En effet, est-ce que chacun des héros, mâles ou femelles, de ces vingt romans ne sont point des victimes prédestinées ? L’atavisme venant on ne sait au juste d’où, quelquefois de très loin, pèse sur eux de tout son poids. Il y a là quelque chose de cette légende séculaire du Juif Errant qui n’a point droit au repos et qu’une impitoyable force condamne au mouvement éternel. Achevée, cette œuvre des Rougon-Macquart est une œuvre de pessimisme. On n’est pas gai, à notre époque, et l’on ne rit guère dans l’œuvre de M. Émile Zola. C’est bien plutôt le contraire. Quelque chose de très lourd pèse sur notre humanité moderne, et il ne faut pas trop en vouloir à l’artiste qui l’a peinte, surtout dans ses vices, ce qui est fatal ; une société vertueuse n’aurait pas de romans.
Il n’en est pas moins vrai que le jour peu lointain encore où les vices et les tares d’un ancêtre ont été montrés comme inséparables de son héritage, par des physiologistes et des philosophes, quelque chose de triste a pénétré chez nous, dans nos âmes. Cette condamnation, inexorablement prononcée, dans le domaine physique, a rempli de stupéfaction des gens jusqu’alors bien tranquilles et bien calmes, qui ont tout de suite songé à la transmission immédiate ou plus lointaine de leurs infirmités. La souffrance physique est donc un héritage, et quand de pauvres gens se tordent, en proie à d’atroces souffrances, ils ont la triste consolation de se dire qu’un ancêtre inconscient a pu leur transmettre cela à travers des générations indemnes. Le germe vagabond se promène, ici et là, pour se fixer plus tard, et pour condamner à jamais l’organisme d’un innocent. Suprême injustice, dira-t-on, nécessairement ! Mais loi fatale et inéluctable !
Toute la lignée des Rougon-Macquart en est infectée. La tare originelle ne se manifeste point partout de la même manière, des unions postérieures se produisent, qui la transforment, tout au moins la modifient, mais sans que cependant le germe morbide disparaisse. Et voilà, d’après la science nouvelle, l’histoire même de l’humanité. […] Nous sommes tous les fils ou petits-fils ou arrière-petits-fils d’ancêtres qui, sans le savoir, étaient, en quelque sorte, les meurtriers de leur descendance, et, depuis le commencement du monde, un grand nombre d’hommes ont été condamnés aux pires misères de la vie, le jour même, à la minute même de leur conception. Ça n’est pas consolant, mais la science contemporaine est ici d’accord avec
M. Émile Zola, qui plaide sa cause à l’aide de fictions logiques, mais laissant après elles je ne sais quelle vague désespérance, ou plutôt quelle incurable mélancolie. Mais alors, nous voilà en plein dans la théorie tant conspuée, le dogme, si vous voulez, du péché originel. Pourquoi ce qui est vrai dans l’ordre physique serait-il faux dans l’ordre moral, et à bien plus forte raison ? C’est une question que je me permets de poser à M. Émile Zola, tout en constatant la puissance de ce dernier-né des Rougon-Macquart, un des plus forts, mais aussi le plus désolé de la série, et qui est en quelque sorte, et par un singulier contraste, une apologie très éloquente de la vie, par l’exposition même de ses angoisses et de ses irrémissibles misères.
Jean de Nivelle, Le Soleil, 27 juin 1893.
Un point d’interrogation
Ce n’est pas l’instant de juger tous les Rougon-Macquart : ce qu’il importe, c’est de parler de ce Docteur Pascal, dont les éditions multipliées disent l’énorme succès.
Qu’est ce donc, que Le Docteur Pascal ?
Le Docteur Pascal c’est un commentaire de l’œuvre entier, c’est un livre à thèse, c’est une étude de psychopathie plus encore que de psychologie, c’est un drame passionnel, très beau, très émouvant, très inquiétant.
Zola a soulevé dans ses pages d’une admirable étude, d’une formule pleine d’éloquence et d’élévation un des problèmes les plus troublants de la science moderne, l’hérédité ; et la qualité même de ses personnages lui permet de discuter le problème : il le discute au double point de vue de l’hérédité propre et des moyens de corriger cette hérédité : il oppose aux lois inéluctables de la physiologie, la puissance toujours incertaine de la thérapeutique ; il montre les générations subissant l’héritage morbide du sang et de la vie, et la science, chaque jour pleine d’espoir dans ses conquêtes, et chaque jour déçue par les contradictions et les caprices de cette mystérieuse nature.
La théorie que défend Zola, avec tout son talent, est séduisante ; mais, dois-je l’avouer, elle ne me satisfait pas entièrement. Il prouve la véracité des principes qu’il pose, par les exemples que son imagination lui fait voir dans les documents rencontrés. Il essaye même de nous montrer, suivant la méthode expérimentale, une régénérée dans la personne de Clotilde. Est-ce bien une régénérée ? Et ne doute t-il pas lui-même, ne veut-il pas nous faire douter à notre tour, que jamais l’hérédité puisse être efficacement combattue ? Le doute même s’impose tellement, que le livre s’achève sur un point d’interrogation : que sera l’enfant né de Clotilde, la mystique et la passionnée de vingt-cinq ans, et de son oncle, le docteur Pascal, un cérébral et un surmené de cinquante neuf ans ?
Roger-Milès, Le Siècle, 1er juillet 1893.
Une œuvre inférieure
Je n’insisterai pas plus qu’il ne convient sur l’échec à peu près unanimement reconnu du Docteur Pascal. […] La cause essentielle de la répulsion ou tout au moins de la répugnance du public à l’endroit du Docteur Pascal, c’est évidemment le fond du sujet, à savoir les amours d’un sexagénaire et d’une jeune fille de vingt-cinq ans. […] Pour neuf lecteurs sur dix, le défaut capital du Docteur Pascal est là.
Pour le dixième, il y en a d’autres qu’il faut confesser et qui sont énormes. Les caractères sont à peu près le contraire de ce que l’auteur a voulu qu’ils fussent, et cru qu’ils étaient. Pour l’auteur, le docteur Pascal est un homme de génie, et un homme de génie particulièrement sympathique : vous savez, l’homme de génie enfoui dans un coin reculé de province obscure, qui serait Berthelot s’il avait voulu l’être, et Pasteur s’il s’en était soucié, mais que sa modestie, son âme d’enfant, etc. Ce poncif réussit toujours.
Mais si Pascal est cela pour l’auteur, pour le lecteur, il est une manière de Bouvard et Pécuchet en une seule personne. Il est le bonhomme qui tracasse dans les sciences les plus obscures et les découvertes les plus récentes sans paraître y rien comprendre et en y pataugeant horriblement. Ses théories sur l’hérédité sont le capharnaüm le plus ténébreux qui se puisse rencontrer. Hérédité, atavisme, innéité, combinaison chimique, molécules survivantes, lutte pour la vie entre les molécules, et liqueurs de Brown-Séquard brochant sur le tout, forment un amas d’obscurités et d’incertitudes au milieu duquel, se débattant comme un hanneton, le pauvre docteur nous fait l’effet d’un raté illuminé. […]
Clotilde nous est montrée comme une fille tranquille, rangée, laborieuse, « à la tête ronde et solide ». M. Zola insiste sur ce trait. […] Il faut voir quels pourront bien être les moyens de séduction de l’homme de cinquante-neuf ans pour triompher de tant de forces, et jugés ordinairement très considérables, qui lui sont hostiles. Ces moyens, je les cherche de tous côtés, et je n’en découvre qu’un. Pascal explique à Clotilde les lois de l’hérédité. Il lui ouvre l’arche sainte, c’est-à-dire l’armoire. Il lui montre l’arbre généalogique des Rougon-Macquart. […] L’effet est foudroyant. Dès lors, Clotilde appartient à Pascal. « Puisque Adélaïde a eu tant de descendants divers, je suis à toi ! » Nous ignorerons toujours les mystères du cœur humain, mais celui-là paraît bizarre. […] Je crois bien qu’il n’y a que M. Zola au monde pour croire que le plus grand moyen de séduire une vierge soit de lui raconter les Rougon-Macquart. […]
Ainsi marche ce roman, de surprise en surprise, et d’inexpliqué en inexplicable. Ces personnages qui ont le culte de la vie n’en ont que peu l’usage. Ils ne vivent point du tout, du moins comme les êtres vivants ont accoutumé de vivre, c’est-à-dire avec une certaine suite dans le développement de leurs passions. Ils ont des soubresauts bizarres, et des révolutions psychiques que rien ne laissait prévoir. Ils déconcertent comme des êtres instinctifs qui n’auraient même pas la logique de leur instinct. De là le peu de sympathie qu’ils nous inspirent. […]
Il y a sans doute quelques pages intéressantes dans cette œuvre inférieure, […] mais l’impression d’ensemble reste infiniment pénible. Elle est faite d’ennui et de répugnance. […]
La raison en est que M. Zola, incomparable comme peintre décorateur, extrêmement puissant quand il peint les grands ensembles et fait mouvoir devant nos yeux les grandes masses, n’a aucun talent pour peindre, même pour comprendre, les sentiments qui font qu’un homme aime une femme et est aimé d’elle. […] Il y tombe au dessous des plus médiocres, il y est gauche, maladroit et faux, le lendemain du jour où il a été puissant, pittoresque, vrai et même très à l’aise dans un roman de genre épique.
Émile Faguet, Revue bleue, 1er juillet 1893.
Indécis et confus
Dois-je l’avouer ? Je viens d’éprouver une légère déception… J’espérais un autre livre que Le Docteur Pascal pour couronner le vaste édifice des Rougon-Macquart. J’aurais voulu que M. Émile Zola s’arrêtât sur un chef-d’œuvre, La Débâcle par exemple, ou même L’Argent, cette prodigieuse construction qui égale en puissance les plus beaux ouvrages de Balzac… Ce n’est pas que Le Docteur Pascal soit tout à fait indigne de ses aînés. On y retrouve les qualités d’écrivain et de poète particulières à M. Zola. Mais ces qualités s’y allient à de fâcheux défauts, à des puérilités, à des invraisemblances morales, à des fautes de goût et de proportion, à des brutalités inutiles… Et de tout cela, de ce mélange d’éléments divers, sort une œuvre, non pas précisément inférieure, mais indécise et confuse…
Le sujet du roman est des plus simples […] Les caractères y sont rudement taillés; ils manquent de souplesse; ils sont vrais, peut-être, mais d’une vérité brutale et sans nuance. C’est de la psychologie à coups de serpe. […]
Qu’y a-t-il donc, dans ce livre, qui mérite de fixer notre attention, en dehors du style et de la beauté de certaines pages ?
M. Zola s’est efforcé d’y résoudre un grand problème qui a tenté les penseurs de tous les pays et de tous les temps. Il s’agit du problème du sens de la vie… Que faisons-nous sur la terre ? Pourquoi y sommes-nous ? Pourquoi tant de malheureux y traînent-ils leur chétive existence ? Pourquoi la vie est-elle aux uns si dure, et aux autres si facile ? Telles sont les questions que Clotilde pose incessamment au docteur Pascal. […]
Non, quoi qu’en pense le docteur Pascal, la réalité terrestre n’est pas pour notre âme un aliment suffisant. Et M. Zola s’en rend compte. II nous montre, au dernier chapitre du volume, Clotilde revenue à la Souléiade, dans l’antique maison, vide désormais. Elle médite, à la place même où jadis le docteur Pascal se courbait sur sa tâche accoutumée. Et, le cœur gonflé d’émotions, les yeux pleins de larmes, elle agite encore l’éternel problème. Elle s’efforce de demeurer calme, en face de l’inconnu ; elle se rappelle les paroles du docteur, sa théorie du sens de la vie ; elle se dit que sa mission sur la terre est d’élever cet enfant, qui continuera l’œuvre commencée, et travaillera comme les autres, au progrès universel …
Mais, à ce moment même, elle s’arrête, interdite… Un souffle léger, un bruit d’ailes vient de frapper son oreille… Serait-ce lui, le cher mort, qui manifeste ainsi sa présence, d’impalpables atomes émanés de son être, et qui flottent autour d’elle ? Et cette pensée lui inspire une tendresse infinie, et elle songe à ces choses vagues qui la remplissent d’émoi…
N’estimez-vous pas que ce symbole traduit à merveille nos inquiétudes, nos chimères, nos alternatives de crainte et d’espoir, nos défaillances et nos élans de courage ?… Sans doute, le travail est la loi supérieure de l’humanité. M. Émile Zola, qui est un travailleur incomparable, célèbre la religion du travail. Il a raison, puisque le travail lui donne toutes les joies, la gloire, la richesse et l’ivresse de créer. Mais tous les hommes n’ont pas son génie, ni sa puissance, ni sa forte volonté. Et à ceux-là, aux humbles, aux faibles, à ceux surtout que la nature a pourvus d’un cœur sensible et qu’elle a négligés d’armer pour la lutte, on ne saurait enlever ce qui les soutient, ce qui les ranime, ce qui leur fait supporter les misères de la vie : aux plus heureux la consolation de croire ; aux autres, l’illusion de rêver…
Adolphe Brisson, Les Annales politiques et littéraires, 2 juillet 1893.
Un acte de foi dans l’avenir
La volonté tenace de M. Zola ne s’est pas un instant départie du plan primitivement tracé, l’élargissant seulement, le doublant en étendue et en profondeur.
Mais ce qui est particulièrement remarquable, c’est la transformation qui s’est accomplie peu à peu dans l’esprit de l’auteur. Indubitablement parti du pessimisme, il s’est élevé progressivement à l’idée plus grandiose de l’espérance, de la confiance en le progrès futur, et ses romans, les derniers surtout, donnent à leur dénouement la sensation d’un acte de foi dans l’avenir. Peut-être est-ce la brutalité de la débâcle impériale qui a mis en lui cette notion de la justice immanente des choses, éclatant dans ces dernières lignes de Germinal, de L’Œuvre, et aujourd’hui du Docteur Pascal, affirmant la vie contre la mort, l’activité perpétuelle de la nature luttant victorieusement contre le néant.
Jules Lermina, La France, 3 juillet 1893.
Toutes les qualités de Zola
C’est une sorte de fronton que l’auteur vient d’ajouter à l’édifice de son œuvre. Car M. Zola n’a guère écrit de livre meilleur, si l’on excepte pourtant Germinal, L’Œuvre ou Nana. Il y a mis toute sa puissance et toute sa sincérité. Sans se soucier aucunement des critiques, se défendant même, je crois, des idées nouvelles qui ont pu le toucher, il a voulu terminer son ouvrage selon la conception qu’il en eut, alors qu’il ne s’intéressait qu’à la physiologie et que le matérialisme lui suffisait.
Voilà une persistance qui, pour être contre la logique du raisonnement, n’en témoigne pas moins d’une puissance de volonté admirable. […]
Zola a retrouvé, à cette occasion, toute la poésie et tout l’attendrissement dont il a fait preuve dans La Faute de l’abbé Mouret. On dirait que cette terre de Plassans qui le vit naître l’inspire heureusement. À la voir surgir devant ses yeux, il oublie un peu la force amère de la réalité, et les personnages qu’il y place ont tous cette auréole d’illusion et de chaleur que peuvent seuls donner les éblouissements du grand soleil provençal.
Un critique d’une rare intelligence a dit que dans La Terre, Zola avait mis tous ses défauts. Je ne crains point de dire que dans Le Docteur Pascal, je retrouve toutes ses qualités. Et quand je dis ses qualités, je n’entends pas seulement cette puissance dramatique qui lui est propre, ce lyrisme et cette composition auxquels il nous a accoutumés. Il y prouve mieux ; ne serait-ce qu’un calme, une pondération qui étonnent après sa fougue naturaliste, ses amoncellements de documentation ; après L’Argent, après La Débâcle. Puis était-ce uniquement de la fougue ? On l’avait exaspéré et il me semble que c’était plutôt de l’exaspération. Pour mon compte, cela ne saurait me plaire. J’estime que c’est une manière de lâcheté.
Dans Le Docteur Pascal, rien de tout cela. Il y théorise seulement. Il y expose avec sollicitude la conclusion de son apologie et la fleur de son arbre généalogique. Le Docteur Pascal, c’est la dernière vertèbre de ce corps : les Rougon-Macquart. Ils se tiennent maintenant. Mais vivent-ils ? Oui, ils vivent, d’une façon toute scientifique, ainsi qu’un bel automate. M. Zola a compris trop tard que les cellules ce n’est pas tout. Il a eu beau coucher Clotilde sur l’aire de la Souléiade, lui faire crier d’admirables choses sous les feux d’une nuit méridionale. Pourquoi s’être ainsi obstiné dans une conception qu’il sentait étroite depuis Le Rêve ? Ah ! comme la logique de son œuvre en a diminué la vérité ! Et pourtant les personnages de ce livre sont plus beaux que les Coupeau et le reste. Ils revêtent, malgré leur allure volontairement naturaliste et leur naturalisme dogmatique, je ne sais quoi de frappant, que M. Zola ne détenait pas jusqu’alors. Je puis me tromper, mais je suis persuadé que Le Docteur Pascal, an lieu de terminer idéologiquement les Rougon-Macquart, commence autre chose.
M.-Auguste Vitu, La Cocarde, 21 juillet 1893.
Inégal
Venant après l’œuvre épique et magistrale de La Débâcle, ce roman, qui clôt l’histoire des Rougon-Macquart, a paru manquer d’ampleur et couronner imparfaitement la masse imposante de l’édifice. La déception éprouvée tient, je crois, en partie à un défaut d’unité dans la composition. Le Docteur Pascal contient deux romans insuffisamment soudés l’un à l’autre : le premier est la lutte d’un savant rationaliste contre les préjugés de la province et l’intolérance pieuse des personnes de sa famille et de son entourage ; le second est l’étude d’un amour d’arrière-saison entre un sexagénaire et une jeune fille de vingt-cinq ans. Le lecteur qui s’attendait au début à suivre les péripéties d’un conflit entre des gens également sincères et également passionnés, se trouve désagréablement déconcerté quand la situation se modifie brusquement, et quand le drame philosophique auquel il commençait à s’intéresser est remplacé par un drame purement romanesque.
Ajoutez à cela que le roman amoureux du docteur Pascal et de sa nièce Clotilde laisse une impression pénible, et que le sentiment de malaise provoqué par cette passion à la fois sénile et fougueuse, est encore accru par de choquantes invraisemblances. On s’explique difficilement, par exemple, que Clotilde et Pascal, ayant longtemps vécu dans le milieu provincial de Plassans, ne songent pas immédiatement à régulariser par un mariage une cohabitation qui doit singulièrement scandaliser les habitants d’une petite ville. Comme on dit chez les peintres, ces deux figures ne sont pas suffisamment enveloppées par l’atmosphère dans laquelle on les a placées et, par suite, elles ne semblent pas vraiment vivantes. Voilà, à mon humble avis, pourquoi, malgré de réelles beautés et des morceaux d’une exécution puissante, cette œuvre a paru inégale et n’a satisfait complètement ni la critique, ni les lecteurs.
André Theuriet, Le Journal, 24 juillet 1893.
Un point final au réalisme
Vous lirez, si vous ne l’avez déjà lu, le dernier roman d’Émile Zola, celui qui termine cette fresque colossale où le puissant romancier a brossé à grands traits l’histoire naturelle et sociale des Rougon-Macquart. Je n’aurai donc garde de vous le conter ; je voudrais seulement, à propos de cette œuvre, tâcher de saisir et de dégager l’évolution de l’auteur.
En tout homme, pour peu qu’il ait vécu, l’on peut aisément distinguer deux sortes de choses ; les unes qui tiennent au fond même de sa nature, qui se retrouvent identiques aux diverses époques le sa vie ; les autres qui sont un mobile apport des années, des alluvions venus du dehors, des modifications de surface causées par l’âge, l’expérience, les circonstances ambiantes. Il me semble que dans Le Docteur Pascal apparaissent nettement ces deux couches d’origine différente et de profondeur inégale.
Et d’abord vous y revoyez ce que vous pouviez être sûrs d’y rencontrer : avant tout cette imagination vigoureuse et grossissante qui colore et grandit la réalité, qui aime l’excessif, qui dédaigne ou ignore la mesure, imagination de poète romantique qui se trahit par des effusions lyriques ; par ses créations de types exceptionnels, par des déchaînements de passions aboutissant au détraquement cérébral ou à des catastrophes terribles. M. Zola a encore enrichi sa galerie déjà si riche de morts tragiques. Il nous avait montré l’ivrogne brisé par la convulsions du delirium tremens ; il nous le fait voir cette fois s’évaporant en fumée dans un cas de combustion spontanée. Nous avons tour à tour la folle foudroyée par une congestion, l’enfant malingre se vidant par un saignement de nez, l’agonie du médecin suivant sur lui-même, jusqu’à la dernière minute, le progrès d’une maladie de cœur.
C’est ensuite l’amour conçu comme une espèce d’ivresse à la fois mystique et sensuelle. Appétit brutal de la chair et prosternement devant la beauté féminine, flambées violentes de désirs et délices extatiques de l’adoration. Son héros en cheveux blancs connaît tout cela sur le tard ; les limites du « temps d’aimer » ont été si fort reculées en cette fin de siècle ! L’auteur, avec plus d’audace que de vraisemblance, a imaginé une chaude idylle entre un vieillard de soixante ans et une jeune fille de vingt-cinq, qui pourraient s’épouser, mais qui préfèrent s’aimer librement à la face des hommes et du ciel. Il y passe un souffle ardent venu de l’Orient a travers la Bible. Le romancier s’est souvenu de Ruth et de Booz, d’Abisaïg et de David. Il a voulu, il a cru sans doute être chaste : mais en pareille occurrence, il est toujours d une chasteté à faire frémir.
Viennent après cela des procédés littéraires, que l’on reconnaît et dont quelques-uns deviennent presque des tics : conversations coupées par des descriptions de nature, effort souvent heureux pour relier l’homme au milieu qui l’entoure, répétitions voulues, répétitions de mots et d’idées, qui soudent invariablement telle épithète à telle personne, qui, ainsi que les leitmotiv de Wagner, rappellent par intervalles le trait dominant d’un caractère ou d’une physionomie.
Vous retrouvez enfin (et c’est ici l’essence même du roman) la préoccupation scientifique qui remplit, dès le début, les livres de M. Zola. Le docteur Pascal est le théoricien de l’hérédité ; il a pris sa famille, celle des Rougon-Macquart, comme champ d’observation, et il croit être arrivé a déterminer quelques-unes des lois suivant lesquelles se produit d’une génération à l’autre, la transmission des aptitudes. Est-il besoin de faire remarquer que l’auteur et son personnage, sur ce point du moins, ne font qu’un ?
Cela nous vaut quelques jugements savoureux de M. Zola sur la valeur scientifique de son œuvre entière. « Ah ! écrit-il, ces sciences commençantes, ces sciences où l’hypothèse balbutie et où l’imagination reste maîtresse, elles sont le domaine des poètes autant que des savants ! » On ne saurait mieux dire. Oui, la théorie ébauchée de l’hérédité a pu très bien fournir à un romancier le moyen de relier entre elles les différentes parties d’une immense tragi-comédie humaine. Oui. les choses ont pu se passer ainsi, et cela me suffit à moi. Quant à affirmer qu’elles ont dû se passer de la sorte, c’est une autre affaire. Le docteur Pascal dit quelque part : « Notre famille pourrait aujourd’hui servir d’exemple à la science, dont l’espoir est de fixer un jour, mathématiquement, les lois des accidents nerveux et sanguins qui se déclarent dans une race. »
Eh bien ! non. La fantaisie du poète suffit à fausser l’expérience. Il a fait un choix arbitraire parmi la multitude des combinaisons possibles. Une chose suffirait d’ailleurs à ôter une portée générale à l’exemple particulier qu’il a mis en lumière ; c’est la névrose originelle de l’aïeule, de celle qui sert de tronc à l’arbre généalogique. M. Zola faisant, sans en avoir l’air, sa propre apologie, compare l’histoire des Rougon-Macquart à un fleuve débordé qui roule de la boue, mais aussi de l’or mêlé aux herbes et aux fleurs de la berge. Il rappelle qu’on y rencontre « des figures de charme et de bonté, de fins profils de jeunes filles, de sereines beautés de femmes. »
Rien de plus vrai : mais il n’est pas moins vrai que les détraqués, les fous, les déséquilibrés, les névrosés y surabondent, et cela est logique étant donné le point de départ. L’humanité moyenne n’y occupe pas une place proportionnée à son importance.
L’auteur, en dépit de sa prétention à refléter la réalité toute entière comme un miroir, a trop souvent étudié et reproduit des raretés physiologiques, des êtres voués de naissance au crime et à la démence par une lésion organique héréditaire.
Et c’est ainsi que son œuvre gardera, grâce à son talent d’artiste, un grande valeur littéraire, une valeur historique moindre, mais considérable encore, comme représentation partielle de la société du second empire, mais une valeur assez mince, comme document scientifique pouvant aider les savants futurs à débrouiller les mystères de l’hérédité.
Si bien des pages du Docteur Pascal nous remettent sous les yeux un Zola dès longtemps connu, d’autres nous révèlent un Zola nouveau. Où est-il le pessimiste désespéré qui entassait, sous ce titre ironique La Joie de vivre, une telle masse de souffrances que le livre eût mérité de s’appeler : Le Mal de vivre ? Où est-il celui qui partait de cet axiome. « L’art est triste » et se posait en professeur de désillusion ? Il est devenu une manière d’optimiste.
Écoutez cet hymne à la vie : « La vie, la vie, qui coule en torrent, qui continue et recommence, vers l’achèvement ignoré ! La vie où nous baignons, la vie aux courants infinis et contraires, toujours mouvante et immense, comme une mer sans bornes ! »
Et ce n’est pas assez. Le docteur Pascal, à la fin de sa carrière (je vous ai déjà dit combien ses théories se confondent avec celles de l’auteur), pousse la foi en la vie jusqu’à ne plus vouloir la corriger ou la diriger d’après sa conception personnelle : « Qu’allons-nous faire là, de quoi allons-nous nous mêler dans ce labeur de la vie dont les moyens et le but nous sont inconnus ? Peut-être tout est-il bien ! »
Il loue sans doute la valeur bienfaisante de l’effort accompli, ce qui est passablement contradictoire ; car accomplira-t-on l’effort, si l’on a la conviction qu’il est parfaitement inutile ? Il veut « une résignation vaillante un grand labeur commun ». Mais son respect devant la vie est tel qu’il la considère comme une force qui sait trop bien son chemin pour que personne ait besoin de l’aider a y marcher. Sa conclusion définitive est : Laissons faire la nature !
Il est permis de demander d’où est venu ce changement dans les idées de M. Zola. Il a bien des causes probablement. Les succès qu’il a obtenus, de longues et fécondes années de régularité laborieuse n’ont pas peu contribué, je pense, à le réconcilier avec la vie ; mais je ne crois pas me tromper en ajoutant qu’il a cédé à un courant général. Les générations nouvelles ne sont plus les amantes platoniques de la mort. Elles crient volontiers : « Vive la vie ! » Ils sont passés les jours d’engourdissement et de veulerie où il était de mode d’aspirer au néant et de prêcher la désespérance ! Finie, cette épidémie de petite vérole noire ! Un jeune, M. Henri Bérenger, dans son intéressant roman intitulé : L’Effort, célébrait naguère la convalescence de la jeunesse. Il y sonnait la diane des énergies viriles, le réveil des volontés.
Zola a marché avec la société environnante. L’unité d’esprit fera par suite un peu défaut aux vingt volumes qui composent l’histoire des Rougon-Macquart. En revanche, cela même permettra d’y suivre l’évolution de l’auteur et de la pensée française durant une vingtaine d’années.
Mais dans le mouvement auquel il s’est laissé emporter, M. Zola s’est arrêté à mi-chemin. C’est fort bien de vanter le travail et la joie qu’il procure : mais c’est une étrange façon de l’encourager que de dire en même temps : « Il n’y a qu’à laisser faire la vie. »
Si M. Zola n’a pas vu ou voulu voir cette contradiction, c’est qu’il a été gêné par le vieil homme qui subsiste en lui.
Je m’explique. De même que le moteur de tout effort est l’aiguillon d’un besoin matériel ou moral, de même le guide de tout effort dans la vie individuelle comme dans la vie sociale, est une idée conçue par l’intelligence. Cette idée, non plus de ce qui est, mais de ce qui pourrait ou devrait être, est ce qu’on nomme couramment un idéal.
Voilà ce qui trouble M. Zola, le vieux réaliste qu’il est tient rancune à l’idéal. Il a peur, il a horreur du mot même ; c’est tout au plus s’il l’a écrit une fois ou deux dans ce volume où il conte l’existence d’un idéaliste fieffé qui n’a cessé de rêver et de poursuivre le bonheur de l’humanité. Fidèle à lui-même, il néglige de dire que le travail, pour avoir un sens, ne peut se passer d’idées directrices, il supprime l’idéal, fleur du cerveau humain destinée à devenir fruit avec le temps, seul modèle pourtant d’après lequel on puisse réformer l’homme ou la société. De là la conclusion apathique et béatement abstentionniste à laquelle il aboutit.
Par là même l’œuvre de M. Zola n’est pas de nature à satisfaire les générations montantes. Il demeure le robuste et glorieux représentant de l’art d’hier, mais il ne peut plus prétendre à guider l’art d’aujourd’hui et de demain ; un art qui sans doute ne renonce point à la recherche de la vérité, à l’observation précise du réel, mais qui entend n’être plus le peintre indifférent ou vaguement fraternel de la misère humaine, ne plus garder « l’attitude impersonnelle du démonstrateur » ; un art qui veut produire au grand soleil ses sympathies, ses colères, ses rêves, ses idées d’avenir ; qui veut marcher ainsi les pieds sur la terre, mais les yeux levés et fixés sur l’horizon lointain, au risque d’avoir parfois la tête dans les nuages.
L’auteur de Germinal nous donnera plus d’une fois encore, nous l’espérons, le plaisir de lire sa prose solide ; on ne trouve pas tous les jours un écrivain de cette vigueur et de cette vaillance. Mais il peut se dire qu’il a mis du même coup un point final à son œuvre capitale et à l’ère réaliste commencée vers 1850.
Georges Renard, La Petite République, 16 août 1893.
Une insulte à la Foi
Cette intrigue, assez malséante en plus d’un endroit, n’est qu’un pur prétexte à la thèse d’athéisme que M. Zola entend victorieusement soutenir dans Le Docteur Pascal. […] M. Zola n’a du reste qu’une idée fixe et qu’un but dans Le Docteur Pascal, c’est de ruiner, autant qu’il dépend de lui, chez les autres, toute notion du divin, toute foi en un Dieu créateur et conservateur. Il entasse arguments sur arguments pour battre en brèche non seulement le spiritualisme par le matérialisme, mais plus encore le déisme par l’athéisme, puisque son Dieu impersonnel qui n’est autre que la vie universelle répandue partout ici-bas, n’est vraiment pas Dieu. L’esprit se refuse à prêter une intention morale à un ouvrage où son auteur, sous le couvert de visées scientifiques, insulte si grossièrement à la Foi du genre humain dans la Providence divine et l’immortalité de l’âme.
Pour le Docteur Pascal, autrement dit pour M. Zola, tout n’est ici-bas que matière en perpétuel devenir, soumis aux lois qui régissent l’univers, et sujet par là même à l’inévitable dissolution qui atteint tous les corps. Ce que nous voyons et touchons, bien plus ce que nous sommes en notre qualité d’êtres vivants et même pensants, n’est autre chose, dans ce triste système, qu’une danse éternelle de molécules qui se prennent et se quittent, tour à tour, sans qu’aucune personnalité soit appelée à se survivre. L’œil pénétrant de M. Zola ne perçoit partout que de purs phénomènes, des combinaisons chimiques qui, donnent le dernier mot de toutes choses, expliquent les inclinations de l’âme les plus opposées. […]
La science, voilà donc la souveraine libératrice de l’homme : c’est elle qui doit l’affranchir et lui procurer la sérénité sinon le bonheur ; quant à la religion, pour M. Zola comme pour Lucrèce : voilà l’ennemi, l’éternelle ennemie, celle qu’il s’agit de combattre et qu’il faut ruiner, sans retour, puisqu’elle a le tort de parler aux hommes, au nom d’une vie future qui n’existe pas, gâtant ainsi la vie présente, sitôt suivie, selon eux, pour les méchants comme pour les bons d’un inconscient et éternel sommeil.
Qui donc serait assez aveugle pour ne pas voir vers quels abîmes nous mènent de pareils systèmes à une époque où, comme la nôtre, le sens chrétien tend à s’oblitérer de plus en plus sous l’action d’une presse impie et de lois qui, elles-mêmes, ne nous habituent que trop à faire abstraction de toute idée divine ? De semblables doctrines ne vont jamais sans entrainer à leur suite les plus déplorables conséquences pour la société qui les tolère.
Charles Brunetière, L’Autopsie du docteur Pascal ou l’anti-Zola, 1894.