« Quant au vingtième volume et dernier, Le Docteur Pascal, il ne se rattache qu’indirectement à ceux qui le précèdent. Mon Docteur Pascal sera bien plutôt, à peine déguisée, très transparente, une monographie de l’illustre savant Claude Bernard, dont j’ai essayé d’appliquer, en tous mes romans, la méthode scientifique. Ce grand homme fut un malheureux de l’existence, vous le savez. Et ce sont les angoisses de la vie privée, les déboires, les découragements, toutes ces misères du ménage qui viennent traverser les préoccupations du savant et mélanger étrangement les joies tranquilles du laboratoire, que je me propose de traduire. Claude Bernard fut un martyre de la vie conjugale. »

Interview par Henri Byrois, Le Figaro, 2 avril 1890.

« – Le Docteur Pascal aura un caractère scientifique et sera comme une sorte de coup d’œil jeté sur les ouvrages de la série des Rougon-Macquart , dont il constituera le dernier terme. Vous rappelez-vous ce Pascal ? Je l’ai présenté dans La Fortune des Rougon et dans La Faute de l’abbé Mouret, mais je vous avoue qu’il est un peu sorti de ma mémoire. Cela se conçoit : il m’est impossible de relire mes livres; c’est une douleur pour moi. De chaque page qui me tombe sous les yeux, il n’y a pas une seule phrase que je ne voulusse récrire. Quelle torture ! rien ne me semble bien ; il faudrait tout changer. Il n’y a que les poètes qui puissent revoir avec plaisir ce qu’ils ont buriné jadis : le moule du vers imprime à leur œuvre une forme précise et définitive, qui ne permet pas de souhaiter même le déplacement d’un seul mot.

Donc je ne sais presque rien de mon Pascal, que je n’ai pas revu depuis vingt ans, et j’emporte les volumes où il est question de lui, afin de me rafraîchir la mémoire. Il me souvient qu’il a recueilli une enfant, une certaine Clotilde : c’est entre elle et lui que se déroulera le drame, oh ! un drame très simple qui ne comprendra pas plus de cinq ou six personnages, dont deux principaux seulement. Après cette large fresque de La Débâcle, après cette immense machine à tapage, il m’a paru extrêmement distingué de publier une œuvre discrète et simple, vraie antithèse de la précédente.

Pascal sera un médecin très bon, un homme de génie, mais avec des lacunes, soumis, comme les siens, à la fatalité de l’hérédité, mais avec une grande part laissée à l’innéité. Vous savez qu’on appelle ainsi une case dans laquelle les savants rangent certaines facultés constatées par eux chez un individu, lorsqu’ils sont embarrassés pour en découvrir la source dans le tempérament de ses parents ou de ses ancêtres. L’innéité est une certaine réserve personnelle, produisant, chez chacun, des aptitudes spéciales qu’il ne doit qu’à lui-même. Pascal en aura une forte dose et, dans ses recherches relatives à l’hérédité, il expérimentera sur les membres de sa propre famille. Nous verrons ainsi l’arbre généalogique des Rougon et les observations, les appréciations de Pascal sur les personnages de la série que vous connaissez déjà, les Coupeau, les Mouret, les Lantier, les Nana, etc. Toutes ces figures reparaîtront ainsi, non plus en action, parlantes et vivantes, comme je les ai montrées jadis ; mais analysées et disséquées par un savant.

Et le lieu de l’action ?
– Plassans, l’imaginaire Plassans, qui, dans mon esprit, est Aix, la ville où j’ai été élevé, mais Aix un peu rapetissé. L’époque sera 1872.

Et le procédé ?
– Toujours le même : faire parler et agir les gens. La psychologie, je la respecte et je m’en sers. Mais enfin pour arriver à vous montrer ce qu’il y a dans un homme, je puis procéder de deux façons. Cet homme, je ne le connais jamais que par ses manifestations extérieures, paroles et actes ; c’est par là que je le juge. Eh bien, pour le peindre à vos yeux, je puis me contenter d’enregistrer ses actes et ses paroles, de le faire marcher, aller, venir, aimer, parler devant vous, et montrer tout cela avec assez d’intensité, de vie et d’énergie pour que le lecteur ait de suite l’idée intuitive du personnage, sans que j’ajoute de réflexion. C’est le procédé de Balzac.

Pas toujours, car dans les Scènes de la vie privée, il a usé beaucoup de réflexions personnelles.
– Peut-être, mais en général c’est sa manière de peindre. Vous connaissez mieux M. Hulot par un seul mot de lui que par toutes les dissertations. L’autre manière de faire consiste à soulever, pour ainsi dire, le crâne du personnage et à dire longuement et doctement : « Je vois ceci dans son cerveau, j’y vois cela, et non autre chose : donc mon sujet est ainsi fait et se comporte de telle façon. » Hugo a disserté ainsi, et fort à propos, dans un admirable chapitre : Une tempête sous un crâne. Mais en général je préfère le premier procédé, qui a toujours été le mien, et qui est plus vivant, plus brillant, plus saisissant.

Et la philosophie du livre ?
– Je ne dis pas qu’il sera consolant, car ce mot serait bête. Mais il sera humain, sympathique à la vie, dont j’ai dit beaucoup de mal, c’est vrai, mais que j’aime au fond. J’ai injurié la vie, comme on gourmande quelqu’un que l’on aime beaucoup, mais dont on connaît trop les défauts et que l’on rêve meilleur. Je dirai la grandeur de la nature, je vanterai la beauté de l’effort pour l’effort lui-même, je célébrerai le goût de l’action, sans trop croire, d’ailleurs, à la valeur et à l’intérêt du but poursuivi. Et l’ouvrage se terminera sur une vaste vision de l’avenir, avec une mère tenant son enfant sur son sein, une vision vague et incertaine, mais grandiose.

– Germinal s’achevait déjà ainsi ; les derniers mots du livre et le titre même indiquaient au moins un espoir.
– Oui, et dans Le Docteur Pascal, comme dans Germinal, il y aura l’expression d’un espoir désillusionné, une croyance à l’évolution, mais non pas au progrès, ni au bonheur possible.

Estime-t-il donc qu’il n’y ait eu jamais aucune amélioration dans l’humanité, que les hommes n’aient pas été heureux ou malheureux à certaines époques plutôt qu’à d’autres dans le cours des âges, sous toutes les diverses latitudes, et que tout soit indifférent ?
– Non, je ne crois pas à la perfectibilité ni au progrès. Ce contentement intime qu’on appelle le bonheur est purement relatif et n’existe guère pour personne. Il se produit une sorte d’équilibre par lequel tout se compense. Je l’ai dit aux socialistes : vous supprimerez la misère ; ce n’est pas impossible. Et puis après ? Vous aurez toujours les autres maux, et l’homme ne sera pas plus satisfait. Souvenez-vous, dans Germinal, de l’ingénieur qui entend passer sous sa fenêtre les affamés demandant du pain et qui apprend, au même moment, son infortune conjugale; il s’écrie : « Je suis plus à plaindre qu’eux » Il est riche pourtant ! »

Interview par G. Stiegler, L’Écho de Paris, 20 août 1892.

« Je réponds tout de suite à vos questions sur Le Docteur Pascal. – Je crois bien que l’idée de ce roman date de la conception même de la série. J’ai toujours voulu finir par une sorte de résumé, où l’idée scientifique et l’idée philosophique de l’ensemble seraient nettement indiquées. C’est en somme une conclusion générale. Et toujours, également, Pascal a été, dans ma pensée, le héros de ce dernier roman. Cela se trouve déjà annoncé dans La Fortune des Rougon et surtout dans La Faute de l’abbé Mouret. Il est question, dans celle-ci, des notes, des documents que le docteur réunit sur sa famille ; et ces documents jouent un rôle important, sont comme le pivot même de l’œuvre que j’écris. Quant au titre : Le Docteur Pascal, je n’ai pas eu besoin de le chercher, il m’a été imposé par mes amis, par les journaux, par tous ceux qui, en parlant de ce dernier volume de la série, ne l’ont jamais désigné autrement.

Vous me demandez si j’ai eu beaucoup de recherches à faire, avant de me mettre à écrire. Le travail le plus pénible pour moi a été de relire presque tous les romans de la série. Je ne puis me relire, cela me comble de tristesse. Et il a fallu pourtant m’y décider, car j’avais oublié bien des pages, et la série tout entière revient dans ce dernier volume. Il m’a fallu reprendre aussi l’arbre généalogique que j’avais publié dans Une page l’amour. Comme cet arbre doit être l’œuvre du docteur Pascal, je l’ai revu et complété, ce qui m’a donné un mal infini. Il paraitra en tête du roman, où il sera définitivement à sa place. Ajoutez que j’ai dû me remettre au courant des idées de la science actuelle sur l’hérédité. J’ai donc consulté un assez grand nombre de livres de médecine. – Enfin, mon récent voyage à Aix m’a beaucoup servi pour le milieu, car il y avait plus de douze ans que je n’avais revu le Midi, et j’en ai rapporté une impression vivante et toute fraîche.

C’est le 7 décembre dernier que j’ai commencé à écrire Le Docteur Pascal, et je le terminerai sûrement vers le milieu de mais. Le premier chapitre paraîtra, dans La Revue hebdomadaire, le samedi 18 mars ; et, comme il y aura quatorze chapitres et qu’un chapitre paraîtra dans chaque numéro, la publication s’achèvera le samedi 17 juin. C’est vers le 15 que le volume sera publié chez Charpentier.

J’ai actuellement écrit quatre chapitres dont je suis content. Vous savez que je me satisfais bien difficilement. Mais ce qui me soutient, cette fois, c’est que je crois tenir une bonne conclusion à la série entière. Il me semble que, dans le plan, j’ai réussi à mettre le nécessaire, sans tricher avec les multiples questions qui se posaient. C’est bien la fin des Rougon-Macquart que j’écris, historiquement, scientifiquement et philosophiquement. Voilà trois vilains adverbes, mais ils disent avec netteté ce que je veux dire. Je n’espère point un gros succès, tumultueux comme celui de La Débâcle ; mais je serai ravi, si l’on trouve que j’ai été jusqu’au bout de mon œuvre sans défaillance, et si l’on juge que ce dernier roman est bien le nœud qui arrête la chaîne des dix-neuf autres. J’ai essayé de finir simplement et grandement. »

Lettre à Jacques van Santen Kolff, 25 janvier 1893.

« Je ne sais où vous avez pris les renseignements dont vous me parlez, sur Le Docteur Pascal. Ils sont exacts, bien qu’un peu déformés. Ainsi, il est très vrai que le fils de Maxime, Charles, se trouve en présence de tante Dide, sa trisaïeule, la mère, la souche de toute la famille. Voici vingt ans que je la réserve pour cette rencontre dernière. Il est très vrai aussi que j’avais songé à utiliser certains détails qu’on m’avait fournis sur les tourments intimes endurés par Claude Bernard ; mais les nécessités de mon récit, le cadre dans lequel il faut que je m’enferme, ne m’ont pas permis de les employer comme j’aurais voulu ; on n’en retrouvera que des miettes dans mon œuvre. Enfin, il est encore très vrai que le livre finira par une mère allaitant son enfant. Il n’y a seulement rien là d’« idéaliste ». C’est au contraire, selon moi, tout à fait « réaliste ». La vérité est que je conclurai par le recommencement éternel de la vie, par l’espoir en l’avenir, en l’effort constant de l’humanité laborieuse. Il m’a semblé brave, en terminant cette histoire de la terrible famille des Rougon-Macquart, de faire naître d’elle un dernier enfant, l’enfant inconnu, le Messie de demain peut-être. Et une mère allaitant un enfant, n’est-ce pas l’image du monde continué et sauvé ?

Voici que j’ai écrit à peu près la moitié du Docteur Pascal, et je suis content, autant que je puis l’être. Ce qui m’amuse, c’est que j’y mets l’explication et la défense de toute la série des dix-neuf romans qui ont précédé ce vingtième. Enfin, ma passion littéraire s’y satisfait. »

Lettre à Jacques van Santen Kolff, 22 février 1893.

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