I. Lantier n’est pas rentré à l’Hôtel Boncœur. Il vient de filer avec Adèle, laissant Gervaise Macquart dans leur chambre noire, lamentable, au plafond fumeux, au papier décollé par l’humidité où la crasse s’entête. Venue avec lui de Plassans avec deux enfants qu’elle a eus à quatorze et à dix-huit ans, elle devait s’établir blanchisseuse pendant qu’il travaillerait de son état de chapelier. Mais c’est un ambitieux, un dépensier, un homme qui ne songe qu’à son amusement. Alors la sacrée vie a commencé.
Au lavoir, immense hangar où dans un jour blafard pleut une humidité lourde, chargée d’une odeur savonneuse, fade, moite, continue, des files de femmes tapent furieusement, rient, se penchent au fond de leurs baquets, ordurières, brutales, dégingandées. Virginie, la sœur d’Adèle, semble n’être venue que pour provoquer Gervaise par ses ricanements et ses regards obliques. Une bataille formidable s’engage : elles se jettent des seaux à la tête, se tapent avec un battoir comme les laveuses tapent leur linge, en cadence. Gervaise, forces décuplées, lui colle la figure sur les dalles, reins en l’air, relève ses jupes, et bat ses fesses nues comme du linge de garnison. Virginie, pourpre, confuse, est vaincue.
II. Coupeau, ouvrier zingueur, a invité Gervaise à manger une prune à l’Assommoir du père Combe, où trône un alambic de cuivre rouge, au ronflement souterrain, qui laisse couler sa sueur d’alcool, pareil à une source lente et entêtée. Coupeau est pincé, mais Gervaise s’est juré de ne point se remettre avec un homme. On lui croit une grosse volonté, mais elle est au contraire très faible, elle se laisse aller où on la pousse, elle se sent comme un sou lancé en l’air, retombant pile ou face selon les hasards du pavé.
Peu à peu elle se laisse attendrir, une lâcheté du cœur et des sens la prend, au milieu du désir brutal dont elle se sent enveloppée : « Eh bien oui… ». Coupeau n’aurait pas osé se marier sans que les Lorilleux, sa sœur et son beau-frère, n’acceptent sa femme. Dans leur atelier, une sorte de boyau qui semble le prolongement du corridor, ils affectent d’abord le silence, n’ont pas de conseil à donner, mais trouvent que c’est une drôle d’idée de se marier, surtout que madame n’a pas l’air fort. La date de la noce est fixée.
III. À la mairie, les formalités sont expédiées si rondement qu’ils se croient volés d’une bonne moitié de la cérémonie. À l’église, le prêtre dépêche sa messe, mange ses phrases latines au bruit du marteau de tapissiers clouant des tentures. Il faisait trop chaud depuis trois jours, l’orage éclate. On ne peut plus aller à la campagne, il reviendra peut-être une saucée. Il faut décider quelque chose, pour ne pas se regarder dans le blanc des yeux jusqu’au dîner. Allons au musée !
Après un défilé dans la crotte sous des riflards lamentable, la noce arrive au Louvre. La nudité sévère de l’escalier rend grave, des siècles d’art passent devant des yeux ahuris, les souliers à clous trainent sur les parquets sonores, dans un piétinement de troupeau débandé. On affecte d’être content d’avoir vu ça. Dans la salle du dîner, à côté de la nappe mouillée d’une vague odeur de moisi, deux glaces pleines de chiures de mouches allongent à l’infini la table, couverte d’une vaisselle épaisse où le gras des eaux de l’évier reste en noir dans les égratignures de couteau. Les poulets sont maigres, la garniture fanée, les blancs des œufs à la neige trop cuits. Et il faudrait payer un supplément ! La soirée est gâtée, la société devient de plus en plus aigre, c’est la débandade.
IV. Il faut joliment trimer pour joindre les deux bouts, mais après quatre années de dur travail les Coupeau peuvent louer une grande chambre et la meubler. Le voisin, Goujet, est un forgeron à tête carrée, dur d’intelligence, bon tout de même. Quand Gervaise accouche de Nana, c’est devant son roux, en piétinant devant le fourneau. Trois jours après, elle repasse à nouveau des jupons en tapant ses fers. Après trois ans, Gervaise a économisé six cents francs, elle va s’établir blanchisseuse, louer une boutique, prendre à son tour des ouvrières.
Coupeau pose les dernières feuilles de zinc sur le toit d’une maison neuve. Son pied glisse, il roule comme un chat dont les pattes s’emmêlent, décrit une courbe molle, et s’écrase au milieu de la rue avec le coup sourd d’un paquet de linge jeté de haut. L’accident met la famille en l’air : Coupeau est très bas, la maladie coûte cher, c’est la débâcle des économies. Quand les jambes lui reviennent, Coupeau garde une sourde rancune contre le travail et son métier de malheur. Il prend une joie à ne rien faire, la paresse profite de sa convalescence pour entrer dans sa peau, l’engourdit en le chatouillant. Gervaise nourrit tout le monde. Goujet lui prête de l’argent pour ouvrir sa boutique.
V. La location cause à Gervaise un grand trouble, une joie d’être enfin près de contenter son ambition, une peur de ne pas réussir et de se trouver écrasée. Mais elle rit à la rue, entre deux coups de fer, avec le gonflement de vanité d’une commerçante qui a un bout de trottoir à elle, et laisse la corde longue à son mari : il le faut quand on veut vivre en paix dans son ménage.
Coupeau a pris une cuite, un gnon sur l’œil, une toile d’araignée dans les cheveux. Il tient à embrasser Gervaise à pleine bouche, au milieu des saletés du métier, chemises jaunes de crasse, torchon raidis par la graisse des eaux de vaisselle, chaussettes mangées et pourries de sueur. C’est comme une première chute, dans le lent avachissement de leur vie.
VI. Un après-midi d’automne, en rapportant du linge chez une pratique, Gervaise se trouve près de la forge où travaille Goujet. Dans le hangar badigeonné de suie grise par les poussières, les ombres dansent dans la clarté, les éclairs rouges du fer sortant du brasier traversent les fonds noirs, les éclaboussements d’étincelles rayonnent comme des soleils au ras des enclumes. Gervaise ne lui rembourse plus sa dette, les affaires ne sont pas mauvaises, au contraire, mais il se fait des trous chez elles, l’argent a l’air de fondre. C’est qu’elle engraisse, et cède à tous les petits abandons de son embonpoint naissant, n’ayant plus la force de s’effrayer en songeant à l’avenir.
Virginie, la fille dont elle avait retroussé les jupes au lavoir, est revenue. Elle s’appelle maintenant madame Poisson, va occuper l’ancienne chambre des Coupeau, et parle à Gervaise de Lantier. Jamais elle n’aurait cru qu’après sept ans ce nom lui causerait une pareille chaleur au creux de l’estomac. Coupeau tourne mal, il paie plus souvent qu’à son tour des tournées de vitriol à l’Assommoir. Ah ! le gouvernement aurait bien dû empêcher la fabrication de ces cochonneries !
VII. Le 19 juin, c’est la fête de Gervaise. Chez les Coupeau, les jours de fête, il y a nettoyage général de la monnaie. Puisque l’argent file quand même, il vaut mieux le faire gagner au boucher qu’au marchand de vin. Au menu, blanquette de veau, épinée de cochon, pois au lard, oie rôtie. On est quatorze, sans compter les enfants, et personne ne se souvient de s’être jamais collé une telle indigestion sur la conscience. Les bedons se gonflent à mesure, les mentons sont barbouillés de graisse, les faces sont pareilles à des derrières, si rouges qu’on dirait des derrières de gens riches, crevant de prospérité. Et le vin coule autour de la table comme l’eau coule de la Seine, on entend le liquide jeté d’un trait tomber dans la gorge.
Il y a du monde sur le trottoir d’en face, pour écouter la société chanter. Au premier rang, Lantier, regardant d’un air tranquille. Coupeau d’abord l’engueule, puis se met à causer tranquillement, et finit par le pousser dans la boutique, pour manger un gâteau de Savoie trempé dans un verre de vin. Personne n’est arrivé au juste à se rappeler comment la noce s’est terminée. C’est noyé dans un brouillard jaune, avec des figures rouges sautant, la bouche fendue d’une oreille à l’autre.
VIII. Lantier vient maintenant tous les jours, offre des bouquets de violettes, se met dans les bonnes grâces de toute la rue. Au printemps, il commence à chercher un logement dans le quartier, pour être plus près de ses amis. Coupeau lui propose de nettoyer la pièce au linge sale, qui fera une jolie chambre. Le train-train de la maison reprend et s’assoupit dans de nouvelles habitudes. Mais Lantier ne paie ni loyer ni nourriture. Gervaise doit prendre le pain, le vin, la viande à crédit. Comme grisée par la fureur de la dette, elle s’étourdit, choisit les choses les plus chères, se lâche dans la fureur de sa gourmandise depuis qu’elle ne paie plus. Au milieu de cette débâcle, Coupeau et Lantier se fond des joues, bouffent la boutique, s’engraissent de la ruine de l’établissement, se paient ensemble des noces à tout casser.
Le quartier se demande si Gervaise s’est remise avec Lantier. Elle est bien résolue à ne pas lui permettre de la toucher seulement du bout des doigts, mais elle a peur de sa lâcheté ancienne, de sa mollesse à laquelle elle se laisse aller. Un soir, Coupeau tire une bordée qui finit de façon tout à fait sale. Il rend tripes et boyaux, il y en a plein la chambre, le lit et le tapis sont emplâtrés, la commode éclaboussée. Gervaise ne peut plus se fourrer honnêtement sous sa couverture, elle n’a plus de lit, Lantier la pousse dans sa chambre – tant pis.
IX. La baraque tourne mal, tout le monde s’y aigrit et s’envoie promener au premier mot. Dans les commencements, Gervaise s’est trouvée bien coupable, a eu un dégoût d’elle-même. Mais ses paresses l’amollissent, elle tâche uniquement d’arranger les choses sans que personne n’ait d’ennui. Et son dévergondage tourne à l’habitude : chaque fois que Coupeau rentre soûl, elle passe chez Lantier. Mais il ne faut pas parler mal de Goujet devant elle, sa tendresse pour lui reste comme un coin de son honneur.
La boutique croule, pas tout d’un coup, mais un peu matin et soir. Gervaise cochonne l’ouvrage, laisse aller les choses à la débandade, dans un engourdissement de fainéantise. Une à une, les pratiques se fâchent et portent leur linge ailleurs. Il faut renvoyer la dernière ouvrière. C’est une dégringolade lente, le nez davantage dans la crotte chaque semaine, avec des soirs où l’on se frotte le ventre devant le buffet vide. Mais Lantier ne dépérit pas, il tire à lui la couverture, prend le dessus du panier de tout, de la femme, de la table et du reste : il écrème les Coupeau.
X. Il a fallu liquider la boutique, Virginie Poisson a repris le bail. Les Coupeau perchent maintenant dans une chambre large comme la main donnant sur une cour, côté ombre, dans le coin des pouilleux. Gervaise s’est mise repasseuse à la journée, Lantier avec Virginie.
Nana, grande comme une asperge montée, avec un air d’effronterie, a maintenant treize ans, et fait sa première communion. C’est le dernier beau jour du ménage. Pendant deux ans, les Coupeau s’enfoncent de plus en plus. Les hivers les nettoient, le chômage des ateliers, les fainéantises engourdies des gelées, la misère noire des temps humides. Gervaise perd la main, se met à bousiller l’ouvrage, manque des journées, s’aigrit. Le vitriol de l’Assommoir commence a faire son ravage, Coupeau ne montre pas la couleur de sa monnaie, il l’a dans le ventre. Il se plombe, avec des tons verts de macchabée pourrissant dans une mare. La vie s’enfonce dans la crotte, Gervaise devient molle comme une chiffe à la besogne. Elle rejoint un soir Coupeau au cabaret : la vie ne lui offre pas tant de plaisirs.
XI. Nana grandit et devient garce, quinze ans, toutes ses dents et pas de corset. Ouvrière fleuriste, battue pour des vilaines choses qu’elle n’a pas commises, traînée par son père dans la crudité d’accusations abominables, elle a la soumission sournoise et furieuse des bêtes traquées. Mais un jour, elle ne revient pas : elle a fait un vicomte.
Gervaise entre maintenant par goût chercher son homme à l’Assommoir, siffle les verres d’un trait en souhaitant que ça la fasse crever, traîne ses coudes pendant des heures, avant de sortir de là les yeux hors de la tête. Elle en oublie son métier et reçoit son paquet dans tous les ateliers. Devenue trop flasque et trop molle, elle a mis sous elle ses anciennes fiertés, ses coquetteries, ses besoins de sentiments, de convenances et d’égards.
XII. Si l’on s’accoutume à tout, on n’a pas encore pu prendre l’habitude de ne point manger. C’est uniquement cela qui défrise Gervaise, pliée en deux, s’écrasant l’estomac pour ne plus le sentir. Elle va trouver un homme ! Entre voler et faire ça, elle aime mieux faire ça, elle ne va jamais disposer que de son bien. Sans doute ce n’est guère propre, mais quand on crève de faim, on mange le pain qui se présente.
Sur le boulevard, elle piétine, ignorante de l’heure et du chemin : « Monsieur, écoutez donc… ». Mais les hommes passent, personne en veut d’elle, et sa honte lui semble grandir de ce dédain. « Monsieur, écoutez donc… ». Elle en prend un par la blouse : C’est Goujet.
XIII. Son cochon de Coupeau est en train de crever à Sainte-Anne d’une noce de huit jours, sans qu’il ait songé à lui payer une goutte. Il danse dans sa cellule matelassée, bute contre la fenêtre, s’en retourne à reculons, le nez froncé, les joues tirées, le cuir comme verni, ruisselant d’une sueur lourde qui dégouline. Son tremblement est descendu des mains dans les pieds, un vrai polichinelle dont on aurait tiré les fils, rigolant des membres, le tronc raide comme du bois. Il voit sur le mur des toiles d’araignées grandes comme des voiles de bateau, des filets avec des mailles, où voyagent des boules noires, d’abord grosses comme des billes, puis grosses comme des boulets, et qui se changent en rats. Le ciel brûle, des feux rouges, des feux verts, des feus jaunes, c’est le vitriol de l’Assommoir qui donne des coups de pioche, l’émiettant, l’emportant dans un tremblement général et continu de toute sa carcasse. Il est claqué.
Maintenant, Gervaise perd la tête souvent, dégringole plus bas encore, meurt un peu de faim tous les jours sur de la vieille paille, les os glacés. Un matin elle est découverte dans sa niche, déjà verte.
Ce résumé n’utilise que des mots employés par Zola