Le point de vue de Zola

  • « Malgré les catastrophes qui pleuvent sur le roman, je persiste à le croire l’œuvre la plus vivante et la plus originale que j’ai encore écrite. »
    Lettre à Ivan Tourgueniev, 21 juin 1876.

  • « Je suis très satisfait. L’Assommoir continue à me faire couvrir d’injures. […] Je crois que lorsque le livre paraître en janvier, on en vendra beaucoup. D’ailleurs, je suis déjà content du succès du bruit. »
    Lettre à Antoine Guillemet. [16 septembre 1876].

Le point de vue de Flaubert

  • J’ai lu par hasard un fragment de L’Assommoir paru dans La République des lettres, et je suis tout à fait de votre avis. Je trouve cela ignoble, absolument. Faire vrai ne me paraît pas être la première condition de l’Art. Faire Beau est le principal, et l’atteindre si l’on peut.
    Lettre à la princesse Mathilde, [4 octobre 1876].

  • Il serait fâcheux de faire beaucoup de livres comme celui-là ; mais il y a des parties superbes, une narration qui a de grandes allures et des vérités incontestables. C’est trop long dans la même gamme, mais Zola est un gaillard d’une jolie force et vous verrez le succès qu’il aura.
    Lettre à Edma Roger des Genettes, [février 1877].

  • Je suis fatigué d’entendre bavarder et de bavarder moi-même sur ce livre. – Car je le défends, quand on l’attaque. Les uns le dénigrent, en étant profondément dégoûtés. Les autres l’exaltent, bien entendu. Ce qu’il y a de certain, c’est que l’œuvre est considérable.
    Lettre à Léonie Brainne, 3 mars [1877].

Le point de vue d’Edmond de Goncourt

Il me semble entrevoir dans le succès énorme, gigantesque, sans précédent, de Zola, comme la manifestation de la haine de tout le monde pour le style. Car aujourd’hui il y a chez lui une renonciation bien manifeste à l’écriture, le livre qu’il publie est déclaré un chef-d’œuvre, un mot bien rarement employé par la critique pour le livre d’un vivant, pour le livre d’un jeune.

Journal d’Edmond de Goncourt, 19 février 1877.

Ce n’est plus de la crudité, c’est de la pornographie

Parmi les écrivains contemporains qui se sont consacrés au roman, il faut citer M. Émile Zola l’un des premiers. Bien que M. Zola ait des tendances politiques et sociales que nous ne partageons pas, nous serions injustes de ne pas lui reconnaître un réel talent. Plusieurs de ces ouvrages, La Conquête de Plassans et Son Excellence Eugène Rougon, abstraction faite des haines politiques et religieuses qu’ils contiennent, sont deux romans ont le succès a été des plus légitimes.

On pouvait, sur ces débuts, espérer que M. Zola, quoique trop réaliste, marquerait sa place et fournirait une bonne carrière dans l’art difficile du roman contemporain. Soudain, M. Zola s’arrête en route. Il publie, en ce moment, dans une petite revue un roman intitulé : L’Assommoir, qui nous fait l’effet de devoir être réellement l’assommoir de son talent naissant. Ce n’est plus du réalisme, c’est de la malpropreté ; ce n’est plus de la crudité, c’est de la pornographie. […]

Bornons-nous à ces simples extraits, qui sont les plus doux, les plus raisonnables, les plus propres de tout ce qui a paru jusqu’ici du roman de M. Zola. Peut-être trouvera-t-on qu’il eût mieux valu passer sous silence les échantillons de la littérature démocratique et sociale, dont M. Zola est l’apôtre. Mais, encore une fois, M. Zola est un homme de talent, dont on a le droit d’exiger qu’il s’observe et qu’il honore la littérature. Il le peut, donc il le doit. C’est en signalant au public ces tendances malsaines que M. Zola ouvrira les yeux, et reprendra la voie de ses premiers succès, en s’apercevant qu’il est en train de marcher dans celle du Marquis de Sade.

Albert Millaud, Le Figaro, 1er septembre 1876.

Un réquisitoire contre le suffrage universel

« Comment se fait-il donc que M. Zola, écrivain démocratique, et quelque peu socialiste, ait précisément choisi pour héros de son roman des gens du peuple, dont il prétend peindre les mœurs des ouvriers, des prolétaires. Elles sont jolies ! On ne peut pas faire un meilleur réquisitoire contre les plus purs représentants du suffrage universel ?

Albert Millaud, Le Figaro, 7 septembre 1876.

Un livre sciemment abject

Jamais on n’a tant remué de pourriture et si vilainement. […]

Un livre sciemment, totalement abject dans son fond et dans sa forme, sans percée de soleil, sans passion du narrateur, sans qu’il ait même pris la peine de donner son avis, est fatalement immoral, répugnant, condamné d’avance. C’est le recueil le plus complet que je connaisse de turpides sans compensations, sans correctif, sans pudeur. Le romancier ne nous fait pas grâce d’un vomissement d’ivrogne. […]

Un regard au style, d’abord. Je le caractériserai d’un mot de M. Zola, qui ne pourra se fâcher de la citation : « Il pue ferme. » […] Est-ce donc de la littérature que le langage des ruisseaux ? Est-ce de l’art que cet assemblage immonde de types sortis de l’égout social réalistement dépeints sans que l’œil trouve une seule fois à se reposer sur un plus pur visage, le cœur à se consoler sur un sentiment plus haut ? Est-elle bonne, utile, féconde, cette philosophie de l’abjection, doublée d’une philologie de l’égout ?

Louis Boussès de Fourcaud, Le Gaulois, 21 septembre 1876

Une imagination dévergondée

Le roman, le véritable roman qu’il place dans ses livres, n’est plus qu’une chose secondaire et tiendrait aisément dans cinquante pages. Le reste, c’est-à-dire l’œuvre véritable de M. Zola, celle à laquelle il donne toute son attention, qu’il soigne avec un amour d’artiste, n’est qu’un cadre intentionnellement exagéré, tantôt brillant, parfois terne, le plus souvent couvert de taches et de souillures posées avec préméditation, et avec une abondance telle qu’il faut savoir gré à l’écrivain de n’avoir pas insisté davantage. II serait si facile, en effet, de ne point s’arrêter dans cette voie et de laisser courir indéfiniment une plume aussi souple, toujours prête à décrire les splendeurs et les hideurs de la nature, les floraisons et les putréfactions ; et comme ces mouches, dont la piqûre est mortelle, se plaisant à voltiger tantôt à travers les massifs de fleurs, tantôt à se plonger dans les profondeurs du fumier.

Les personnages physiquement et moralement gangrenés lui agréent. Son imagination dévergondée s’ébat, avec une volupté qui n’est pas feinte, dans la pourriture sociale et dans la pourriture des amphithéâtres ; et si parfois, trompé par un souvenir de poète, il s’oublie jusqu’à brosser, en maître, une toile exquise de naturel et de poésie, soyez sûr que la page tournée, le réaliste va se venger de l’artiste, en faisant remuer indéfiniment sous les yeux du lecteur tout ce que la fange peut contenir d’immondices et d’infects grouillements. En outre, avec ce penchant, particulier à la génération des conteurs modernes, de mettre la nature de moitié dans leurs inventions, sinon de lui donner la plus grande part, M. Zola vivifie tout, la terre et les arbres, le ciel et les astres, les édifices et les maisons. Dans son théâtre, les décors s’agitent avec les acteurs ; la matière a des sens et des passions comme les hommes ; comme eux, elle respire, elle souffre, elle jouit ; et parfois, quand ceux-ci n’obéissent pas assez vite aux suggestions de la passion, c’est elle qui leur parle à l’oreille, pour les exciter et pour les jeter dans le gouffre du vice qui les attire.

Charles Canivet, Le Soleil, 28 septembre 1876.

Un livre moral

Le livre de M. Zola est-il donc œuvre d’immoralité ? Au contraire ; l’auteur a voulu, tout en nous initiant aux mœurs de la dernière classe des ouvriers de Paris, prêcher contre l’ivresse qui les décime chaque jour, et nous montrer des types réels qui ne ressemblent en rien aux ouvriers de convention d’Eugène Sue. À ce point de vue, il a complètement réussi.

Philippe Gille, Le Figaro, 12 octobre 1876.

Le Michel-Ange de la crotte

On sort de sa lecture comme du bourbier sortent les cochons, ces réalistes à quatre pattes. Bourbier, en effet : bourbier de choses, bourbier de mots, un irrespirable bourbier ! […]

Zola a voulu travailler exclusivement dans le Dégoûtant. Nous avons su par lui qu’on pouvait tailler largement dans l’excrément humain, et qu’un livre, fait de cela seul, avait la prétention d’être beau ! […] M. Zola croit qu’on peut être un grand artiste, en fange, comme on est un grand artiste, en marbre. Sa spécialité à lui, c’est la fange, Il croit qu’il peut y avoir très bien un Michel-Ange de la crotte…[…]

Voilà donc ce roman, dont tout ce que je dis ne peut donner l’idée, parce que je ne puis pas tout en dire. Allez ! il donnera, ce livre, des embarras bien terribles à la Critique qui voudra citer… Je l’ai dit crapuleux et trivial ; mais ce qui déshonorerait même la monstruosité, systématiquement poursuivie par l’auteur, c’est la trivialité. Il vaut mieux être monstrueux que vulgaire, et M. Zola trouve le moyen de l’être. Les photographies cyniques qu’il croit des tableaux, sont vulgaires au plus lamentable degré. En effet, voyez ce qui passe devant nous en ces photographies : des concubinages et des accointances plus ou moins infâmes, des noces d’ouvriers grotesques auxquels l’auteur ôte toute poésie, toute naïveté, toute honnêteté vraie ; des noces gourmandes et bêtes chez le traiteur, – ô Paul de Kock ! – des adultères, des enfants battus et mourant sous les coups, des ménages à trois, des soûleries, des bâtards abandonnés, des premières communions impies, des hommes entretenus comme des femmes, de vieux concubins repris par de vieilles concubines, la prostitution, le raccrochage, les morts de faim, les croque-morts plaisantins, et, pour achever le tout, la catastrophe finale : un delirium tremens, cette chose terrible, qui devient comique tant l’auteur l’a ratée ! Tel est l’inventaire du livre de M. Zola. Je ne crois pas qu’on ait jamais écrit rien de plus commun dans le hideux que tous ces événements qui s’entassent les uns sur les autres, sans être reliés les uns aux autres, dans ce livre qui n’est pas composé et dont le fond semble appartenir à la littérature de La Gazette des tribunaux.

La fortune d’un pareil livre, où la Nature humaine est mutilée, quand elle n’est pas pervertie, est bien moins dans la sympathie douloureuse qu’elle devrait exciter que dans la crudité obscène de la langue et des détails. Mais, pour mon compte, je connais mon temps, je crois cette fortune assurée.

On voudra lire ce livre physique où l’âme n’est point, ni Dieu non plus, pour toutes les choses physiques et basses dont il regorge… C’est du matérialisme bouillonnant, et on se plongera avec délices dans cette étuve. Mais ceux-là que le matérialisme contemporain n’a point pénétrés savent bien que l’âme humaine et Dieu sont esthétiquement nécessaires, et que là où ils ne sont pas, il n’y a jamais de chef-d’œuvre ! Ils ne croiront donc pas à celui de M. Zola. Dans L’Assommoir de
M. Zola, comme dans tous les livres des réalistes de ce temps, il n’est pas question plus de l’âme que de Dieu, qui n’est point, je crois, dans L’Assommoir, nommé une seule fois. Chose adorable ! Ces réalistes, qui s’accroupissent ou se traînent sur le ventre pour ramasser les moindres poussières, trouvent Dieu et l’âme des réalités trop menues pour daigner les voir et s’en occuper ; et ils ne se doutent pas que l’absence de Dieu et de l’âme, dans une œuvre humaine, fait un vide par lequel, quand on en aurait, s’en va le génie, – et même le talent !

A-t-il disparu tout à fait ? je ne dis pas, comme ses amis, le génie, mais le talent de M. Zola ? En a-t-il encore dans ce livre, ce livre sans entrailles, sans élévation, sans pensée et sans style que celui de l’affreuse canaille qui vit là-dedans ; car M. Zola n’a pas l’air de croire à la sainte canaille de Barbier. S’est-il complètement asphyxié dans cette fétidité, dans cette putridité mortelle ?… Je dois être juste et dire toute la vérité. J’ai reconnu le talent à deux places. J’ai reconnu le tempérament de l’homme qu’était l’auteur de L’Assommoir avant que le réalisme l’eût pris tout entier et jeté dans le fond de son trou d’immondices ! Partout ailleurs qu’à ces deux places, – la scène du lavoir qui commence le livre et la scène de la forge : le duel de vanité et d’amour sur l’enclume entre les deux forgerons, – je n’ai plus vu que le système, l’éperdûment du système, l’affectation, le procédé. Plus d’hommes au logis ! Quelquefois même – pourquoi donc ne le dirais-je pas ? – j’ai douté de la sensation et de la bonne foi de l’écrivain… Il va si loin dans la double abjection du sentiment et du langage, que j’ai cru parfois à un parti-pris enragé, pour faire plus de bruit dans la littérature, de crever son tambour comme le nain de Velasquez ; car il n’y a que les nains qui crèvent leurs tambours !

Et M. Zola n’est certainement pas un nain. C’est un homme d’art et d’étude, dit-il, en parlant de lui-même. D’étude et d’étude acharnée, je le crois, mais d’art ?… Son art est faux et singulièrement raccourci. Tout est en volonté chez lui, et il n’y a que l’inspiration qui fasse de l’art vrai et profond. La volonté, la réflexion, l’effort, font de l’art tourmenté, rien de plus. Le sculpteur Préault disait un mot charmant : « La réflexion, c’est une bibliothèque… » Je ne crois qu’aux favoris de Dieu.
M. Zola, qui est un écrivain, non pas sans esprit, mais sans spiritualité, comme l’époque à laquelle appartient sa jeunesse, ne fait point de littérature spirituelle et morale, et Racine, qui était de cette ancienne littérature, ne comprendrait rien probablement, s’il le lisait, à L’Assommoir. Seulement M. Zola se moque bien du suffrage de Racine. Il a le suffrage universel.

C’est un homme du XIXe siècle, – qui fait de la littérature comme en fait et en veut le XIXe siècle, où la littérature porte la peine des idées fausses et des vices du temps. Les aveugles seuls ne le voient pas : le XIXe siècle coule à pleins bords du côté du Matérialisme, du Positivisme et des sciences physiques, et y pousse M. Zola, qui fera peut-être de la littérature mécanique demain. L’auteur de L’Assommoir n’est ni plus haut, ni plus fort que son siècle, qui l’a emboîté dans ses rails impérieux. Ce n’est pas même lui, M. Zola, qui a mis au monde ce Réalisme dont certainement il est maintenant la plume la plus intense. Je l’ai dit plus haut, l’homme de L’Assommoir est le dernier mot du réalisme, mais ce dernier mot ne se répéterait pas. Je ne crois pas que M. Zola pût refaire un autre livre comme L’Assommoir… Quand on a épuisé la poétique du Laid de Hugo et la poétique du Dégoûtant de M. Zola ; quand on s’est encanaillé, soi et son talent, avec cette furie ; quand on a trifouillé à ce point les quinzièmes dessous de la Crapule humaine et qu’on est entré dans les égout sociaux, sans bottes de vidangeur, – car M. Zola ne vidange pas : il assainirait ! et il n’assainit pas : il se contente d’empester, – où pourrait-on bien aller encore et quelle marche d’infamie et de saletés resterait à descendre ?…

La boue, ce n’est pas infini.

Jules Barbey d’Aurevilly, Le Constitutionnel, 29 janvier 1877.

Un idéal moderne

« Ceux qui vous accusent de n’avoir pas écrit pour le peuple se trompent dans un sens, autant que ceux qui regrettent un idéal ancien ; vous en avez trouvé un qui est moderne, c’est tout. La fin sombre du livre, et votre admirable tentative de linguistique, grâce à laquelle tant de modes d’expression souvent ineptes forgés par de pauvres diables prennent la valeur des plus belles formules littéraires puisqu’ils arrivent à nous faire sourire ou presque pleures, nous lettrés ! Cela m’émeut au dernier point ! »

Lettre de Mallarmé à Zola, 3 février 1877.

Une révélation

C’est plus qu’un roman : L’Assommoir est une révélation. Avec ce livre remarquable disparaît de la littérature contemporaine l’ouvrier de la vieille romance. […] L’Assommoir, en retraçant avec un talent énorme et une vérité saisissante la vie des faubourgs telle qu’elle est, a détruit à jamais cette vieille collection d’ouvriers idéaux sur lesquelles les romanciers et les dramaturges ont vécu de si longues années. […] à mesure qu’on s’enfonce dans ce livre de premier ordre, et qu’on pénètre avec le romancier dans les mystères, on sent avec lui que, pour dépeindre le peuple dans toute sa vérité, il convenait de lui faire parler sa langue à lui. […] Si son livre contient de-ci de-là une expression trop verte ramassée sous le comptoir d’un marchand de vin, il rachète aussitôt cette légèreté par des pages de premier ordre, où l’écrivain se relève avec une singulière puissance, et où le philosophe montre une rare profondeur d’observation. […] Il y a dans L’Assommoir des pages que l’on peut appeler des chefs-d’œuvre, tant la vie des faubourgs y est étudiée, fouillée et décrite par un maître. Le seul reproche qu’on puisse adresser à M. Zola, c’est d’avoir écrit une œuvre de désolation ! Ce qui manque pour lui assurer une place certaine dans la postérité, c’est un point lumineux où le cœur puisse se reposer.

Albert Wolff, Le Figaro, 5 février 1877.

La réalité du problème social

Les opinions se partagent différemment sur cette œuvre, désormais célèbre, et dans les camps les plus opposés.Des républicains de la nuance la plus foncée affirment qu’il est faux que le peuple soit ainsi. C’est une mauvaise action, prétendent-ils, de le présenter comme tel.

À l’inverse, les ennemis de la république, les réacs endurcis, les journalistes nés rétrogrades, sont dans la joie. Ils s’emparent des mots crus, des tableaux cruels ou obscènes, et ils disent : Oui, c’est observé, c’est bien cela, voilà le peuple ! Témoignage non suspect, voilà le peuple photographié par un de ses amis !

Il faut nous défier de ces deux extrêmes. […] La vérité, c’est que, par ce roman, le problème social est posé, non plus comme le posent les discussions économiques et les théories philosophiques, mais dans la vie, dans la réalité vivante. […] C’est avant tout faire œuvre bonne et sérieuse, que de montrer dans sa hideur le paupérisme qu’il s’agit de détruire. […]

Au point de vue de l’unité de l’œuvre, du développement continu de l’action, ce livre est un des mieux faits que nous ayons lu. L’intérêt y va croissant. […] Il y a dans toutes ces pages une science infinie du détail, mais toute au profit de l’ensemble. C’est bien faussement apprécier la manière de M. Zola et répéter un cliché ressassé sur les imitateurs de Balzac que de soutenir que la minutie dans l’énumération et la description des objets tue l’effet général et que le lecteur ne perçoit de là qu’une impression totale brouillée et confuse. Jamais au contraire tableaux plus précis et mieux éclairés n’ont été peints.

Eugène Jacquet, Le Bien public, 7 février 1877.

Un travail d’amphithéâtre

Au point de vue de vue de l’art, L’Assommoir ne laisse donc absolument rien à désirer ; la toile est brossée comme il convient. Si madame la comtesse n’aime point les mœurs des bouges, les vomissements des caboulots, les déhanchements du Château-Rouge ou de la Reine-Blanche, que madame la comtesse reste chez elle et n’ouvre pas le livre. Cet ouvrage est un travail d’amphithéâtre, et l’amphithéâtre ne sent pas bon.

Brévannes, Le Tintamarre, 11 février 1877.

Ennuyeux comme la pluie

Pudique à force d’impudence, salubre à force de venin, honnête à force d’ignominie, innocent à force de turpitudes, ce n’est pas la première fois que ce paradoxe réclame droit de cité littéraire et sociale, et M. Zola ne peut même prétendre au brevet d’invention. […] Gervaise, Clémence, Adèle, Virginie, et autres héroïnes de L’Assommoir, nous enseignent la chasteté comme l’ivrogne vautré sur le trottoir nous engage à être sobres, comme les effroyables mangeailles dont L’Assommoir est plein nous font envier le régime des anachorètes. Une énorme indigestion, qui me dit : « vive le pain sec et l’eau claire », un abominable dévergondage qui me dit : « soyez sage ! », une écœurante malpropreté qui me dit : « soyez propre ! ». Voilà ce roman qui est, en outre, ennuyeux comme la pluie, qui n’a de parfaitement justifié que son titre L’Assommoir, et qui serait tombé à plat si on ne s’était amusé à lui faire toutes les réclames de la curiosité, du scandale, de la stupeur et de la colère. »

Arnaud de Pontmartin, Gazette de France, 18 février 1877.

Pathologie plutôt que littérature

L’Assommoir appartient moins à la littérature qu’à la pathologie. […] M. Zola tient pour les chutes, non pour les rédemptions ; pour les victoires immondes, non pour les victoires vaillantes. Les misérables qu’il a crées n’inspirent ni l’intérêt ni la commisération ; ils ne provoquent que le dégoût. […] Lâches, fainéants, ivrognes, débauchés, sans un rayon d’honneur, sans un éclair de grandeur, qu’ils meurent comme des chiens, cela est logique. Ils se sont volontairement ravalés au niveau de la brute. Ils n’appartiennent plus à l’humanité. […]

Zola a des qualités indéniables de style et de vie. Ses descriptions ont de la force et de l’éclat ; ses personnages n’ont ni cœur ni tête, c’est vrai, mais ils vivent. Parfois il atteint à l’émotion la plus poignante jusque dans la scène la plus infâme : ainsi la dernière entrevue de Gervaise et du forgeron. Mais c’est tout justement parce que ce talent est manifeste, que nous déplorons son avilissement. Nous nous indignons qu’une telle plume se soit volontairement jetée dans la boue. […] On a lu le livre de M. Zola par une curiosité dépravée. On n’en lira pas d’autre de cette sorte. On a été trop heureux de fermer ce volume pour qu’on veuille le rouvrir jamais. La coupe déborde enfin : L’Assommoir est le suicide du réalisme.

Henry Houssaye, Le Journal des débats politiques et littéraires, 14 mars 1877.

Le peuple tel qu’il parle

Si la critique qui, à cette occasion, califourchonna ses grands chevaux de bataille, avait lu la série des Rougon-Macquart, j’aime à croire qu’elle eût été moins effarée et moins contrite. L’Assommoir, faut-il donc le répéter encore, n’est pas un roman séparé, mais une partie intégrante d’un tout. Le procédé n’a pas changé d’ailleurs, il est absolument le même. L’écrivain ne pouvait mentir à ses théories, en le concevant et en l’écrivant d’une manière différente. Je passe maintenant sans plus de précautions oratoires au livre lui-même. […]

Les intentions de l’auteur ressortaient clairement de la donnée même de son œuvre. Elles furent si mal comprises que, forcé de mettre les points sur les i, Émile Zola crut devoir s’expliquer catégoriquement : « J’ai voulu, dit-il, peindre la déchéance fatale d’une famille ouvrière, dans le milieu empesté de nos faubourgs. Mon livre est de la morale en action simplement. »

C’est absolument mon avis.

Je reprends le volume, et je m’arrête tout d’abord à la scène du lavoir qui souleva les premières tempêtes. On cria à la garde quand cette partie fut insérée dans un journal. Comment ! ces femmes se traitaient de « rouchie », de « vache », de « salope » et de « morue » ! – Oh ! Toutes les feuilles égrillardes se voilèrent la face, les abonnés du journal s’effarouchèrent, ce fut lugubre. Non, ce fut drôle. Les bonnes gens qui ne se figuraient point les laveuses telles qu’elles sont et qui croyaient encore aux roses buandières de Lancret parfumées de frangipane et d’ambre, sentirent s’envoler toutes leurs illusions. La fessée sur la chair nue leur sembla le comble de l’ordure ; beaucoup d’entre eux pourtant durent faire alors comme Charles le garçon de salle, ils s’amusèrent démesurément des hottées d’injures, « riant et jouissant des morceaux de peau que les femmes montraient ».

Et puis, que signifiaient toutes ces récriminations, toutes ces criailleries, en face d’une scène aussi admirablement traitée, en face de ce lavoir qui grouille, bruit, bout, avec une intensité de vie qu’on ne dépassera jamais, à quoi bon ergoter sur des mots ? Un écrivain veut nous peindre des harengères qui se huent, il doit les faire se huer ainsi qu’elles font : je ne connais que cela et j’ajoute que je trouve baroque que maintes gens qui se désopilent la rate à lire le catéchisme poissard de Vadé, L’écluse et autres, affectent soudainement des pudeurs de pensionnaires quand il s’agit du livre de M. Zola.

Un but presque impossible à atteindre, un but que personne n’avait, dans tous les cas, tenté de poursuivre encore : faire parler le peuple tel qu’il parle, raconter, dans sa langue, ses malheurs ou ses joies, et créer en même temps une œuvre d’art, voilà ce qu’a tenté de réaliser et ce qu’a réalisé l’auteur des Rougon-Macquart.

Ses personnages ne parlent pas l’argot proprement dit, ils ne dévident pas le jars, ils ne parlent pas non plus la langue verte, célébrée par Delvau, ils parlent l’idiome qui leur est propre, un idiome pittoresque et férocement enluminé, un idiome intelligible à tous, quoi qu’on en dise, l’idiome des faubourgs enfin. J’ajoute que, dans tout ce volume, qui contient près de 600 pages, Zola est demeuré impeccable dans le choix de ses expressions, et que c’est à peine si j’ai pu relever deux ou trois mots qui appartiennent plus au vocabulaire de la bohème qu’à celui réellement employé par les hommes et les femmes du peuple.

Mais laissons là ces discussions oiseuses et venons-en à la noce de Gervaise, à cette ripaille mirifique, à cette noce bouffonne qui s’égare dans le Louvre, se perd dans la colonne de Vendôme, se pince sous la table, piaule, se chamaille, se dispute, rigole et se pique le nez chez Auguste, au Moulin-d’Argent.

Là sont réunis la plupart des comparses du livre : Mes Bottes, cet homme qui fait ma joie avec ses douze livres de pain qu’il engloutit. Les Lorilleux, les chaînistes en or, la mère Gaudron avec son ventre de grosse caisse, Boche, l’homme à la figure de pleine lune, Madame Fauconnier, la patronne de Gervaise, la maman Coupeau, la femme Lerat, une virginité surie, qui sème des pincées d’allusions polissonnes ; les autres types qui s’agiteront dans L’Assommoir, le beau Lantier, Poisson, le cornard, le sergent de ville « dont la moustache et l’impériale rouges remuent dans une face blême », la grande Virginie, sa femme, Bijard et Lalie, Gouget et sa mère, Madame Putois, Bru, Clémence, Bazouge, le croque-mort, philosophe et ivrogne, sont étonnants de vérité. On les connaît, on les voit ; d’un trait de plume, l’auteur les a fait jaillir du papier, avec leurs grimaces et leurs rires, leurs manies et leurs tics.

Et ce livre qui navre, comme disent les gens qui ne voient dans un roman que matière à désennui, contient au contraire des pages que soulève un rire rabelaisien, un rire énorme ! J’ai parlé déjà de la noce, je citerai encore cette épopée de la gueule, le dîner offert par Gervaise, dans sa boutique, un dîner formidable qui pocharde tout le quartier ; je citerai encore, comme chef-d’œuvre de haut comique, certaines discussions politiques entre Lantier et Poisson, un intérieur d’atelier de fleuristes peint de main de maître, toutes les scènes enfin où paraît ce louchon d’Augustine, cette adorable môme qui « glousse comme une poule et se roule, dans le linge sale, comme un goret, les jambes en l’air ».

Ah ! criez, tempêtez, rougissez, si cela vous est possible, dites que L’Assommoir est populacier et canaille, dites que les gros mots vous désarçonnent, qu’importe ! les artistes, les lettrés, voguent en plein enthousiasme, car ce livre fourmille d’incomparables chapitres. En voici quelques-uns, au hasard de la plume: l’accouchement de Gervaise, la dégringolade de Coupeau du toit, cet intérieur de blanchisserie si parfaitement rendu avec la torpeur avachie des femmes qui somnolent le nez dans leurs verres, tandis que le monceau du linge sale chante les ordures et les vices du quartier ; la scène de la forge si saisissante et si neuve, la rentrée de Gervaise et de Lantier chez Coupeau, qui cuve son ivresse mal digérée, une scène qui mit le feu aux poudres et souleva dans le clan des bégueules de furibondes clameurs ; la mort et l’enterrement de maman Coupeau, un chef-d’œuvre d’observation ; le bal du salon de la Folie avec le branle de son chahut et la furie de ses cuivres, et enfin, ces pages extraordinaires qui seront plus tard, lorsque la gloire de Zola demeurera incontestée, comptée parmi les plus belles, les plus radieuses de notre littérature : la mort de Lalie et le trottoir de Gervaise.

Se peut-il donc que des gens osent nier l’inestimable talent de cet homme, sa personnalité puissante, son ampleur, sa force, uniques dans cette époque de rachitisme et de langueur ! Où trouver dans les romans d’aujourd’hui, où, dans ceux d’autrefois, une page aussi émue, aussi poignante, que celle où cette brute de Bijard va frapper Lalie qui se meurt ? Allez, adressez-vous aux écrivains qui ont pour spécialité d’attendrir les femmes et vous verrez si tout l’arsenal de leurs émotions ne s’effondrera point à côté de la simplicité douloureuse de Zola. Je n’ai jamais pu lire, pour mon compte, les quelques paroles étranglées de Lalie sans que les larmes me soient montées aux yeux, et une immense pitié m’a toujours serré la gorge, alors que j’ai relu ce passage déchirant où Gervaise, traquée par la faim, se traîne dans la rue comme une bête en peine et où Goujet, son amant platonique, le seul homme qu’elle ait vraiment aimé, la ramasse quand elle s’offre à lui et la fait manger, tandis qu’elle s’affaisse, défaillante de honte, dans sa chambre. L’épisode du père Bru qui lui demande un sou, au moment où elle va le solliciter avec son refrain de misère : Monsieur, écoutez donc, atteint une grandeur toute shakespearienne. L’homme qui a écrit ces pages est un grand écrivain. Voilà mon opinion toute franche.

Mais venons-en maintenant aux types mêmes du livre. Gervaise, qui est une brave et honnête fille, est analysée par l’auteur avec un soin extrême. Avec quelle habileté il nous fait assister, petit à petit, à sa chute, avec quelle science Coupeau qui, lui aussi, est un honnête homme, arrive, étapes par étapes, abruti par le poivre d’assommoir, à entrer à l’hospice Sainte-Anne et à y mourir de cette terrible maladie, que Zola a si terriblement décrite ! Goujet est magnifique avec sa splendide barbe d’or, et Lantier, ce greluchon qui porte paletot et se carre dans son ancien titre de patron chapelier, est de tous points observé et vu. Celui-là est un coquin de la plus belle eau ; après avoir pressé Gervaise et l’avoir jetée aux ordures comme une écale vide, il se met en devoir de dévorer le fonds d’épicerie tenu par la femme de Poisson.

Ici, j’avoue être un peu dérouté. Ce sergent de ville qu’Émile Zola nous fait entrevoir comme un gaillard capable de tout tuer, découvre sa femme en plein adultère avec Lantier ; il bondit comme un tigre, mais sa colère semble rater comme un pétard dont le culot serait mouillé. On entrevoit les premières étincelles, on entend les premiers crépitements, puis plus rien. J’avoue également ne pas m’expliquer les motifs qui déterminent subitement Coupeau à ramener chez lui Lantier qu’il insultait et voulait tuer trois minutes avant. Je ne me rends pas bien compte non plus de cet amour de la mort qui fait tomber Gervaise aux pieds du croque-mort Bazouge et le supplier de l’emporter faire dodo dans une tombe ; j’aurais voulu enfin, pour terminer ces quelques chicanes, que la phrase fût parfois nettoyée d’épithètes qui reviennent s’accoler trop obstinément aux mots. Ces scories sont de peu d’importance, je le sais, mais je crois que le volume gagnerait encore à en être débarrassé.

Malgré ces critiques de détail qui me semblent justifiées, il demeure incontestable que le talent de Zola a fait avec L’Assommoir un pas de plus. Deux de ses qualités foncières, celle de la création des personnages de second plan traités avec une ampleur inconnue jusqu’alors et le maniement prodigieux des foules, se sont accrues encore, s’il est possible, dans sa dernière œuvre.

J’ai cité plus haut quelques-uns des comparses du livre ; je veux parler maintenant de cette délicieuse fille qui a nom Nana. Elle est charmante, dès l’enfance, alors qu’elle galopine et tapage avec les gamins de son âge ; mais où elle devient tout simplement divine « avec sa frimousse de margot trempée dans du lait et son tas de cheveux blonds couleur d’avoine fraîche », c’est alors qu’après sa première communion elle commence à se mirer dans la glace, à se mettre de la poudre de riz, à ginginer du regard, affriolant les hommes avec son balancement de hanches et l’exquise roseur de sa peau de blonde. Cette polissonne qui « en dit de roides mais qui a trop de vice pour faire une bêtise sans savoir », finit, battue par son père et par sa mère qui se pivoinent à tire-larigot et la laissent crever de faim, par fuir la maison et courir de longues prétentaines dans les bastringues. Coupeau la ramène une fois, tambour et gifles battant, mais elle s’échappe de nouveau, revenant au logis d’elle-même quand elle est par trop échinée, subissant les raclées de famille et repartant lorsque l’occasion se présente. La petite fleuriste est en passe de devenir une femme à la mode quand le livre prend fin.

Les coins de Paris, les rues, les boulevards foisonnent dans L’Assommoir. Le remuement de la populace, le murmure, la houle de la multitude, flûtent ou mugissent dans l’orchestre puissant du style. Au commencement du livre, le départ des ouvriers pour l’atelier, plus loin, la flâne de la gouape devant le comptoir du père Colombe, le pullulement de l’immense maison où les Coupeau logent ; la nonpareille envolée sur les boulevards extérieurs de Nana, de Pauline Boche et de leurs amies qui jouent au volant pour se faire voir, tiennent tout le trottoir avec l’envolée de leurs jupes, et enfin cette prodigieuse rentrée du peuple sur la chaussée Clignancourt, à l’heure de la soupe, sont, je crois pouvoir l’affirmer, les premières pages où retentit un pareil vacarme de voix qui s’élèvent, d’omnibus qui cahotent, de pas qui sonnent sur les pavés, les premières pages où la vie fourmille et grouille avec une pareille intensité.

J.-K. Huysmans, L’Actualité, Bruxelles, 1877.

Un chef d’œuvre

Pour ne parler que de L’Assommoir, – l’un des cinq ou six chefs-d’œuvre du siècle, – où donc est le livre contemporain qui regarde ainsi le pauvre monde perdu dans les profondeurs, qui l’enveloppe avec cet amour, qui le comprenne avec cette foi et qui le fasse comparaître avec cette intensité ? Où donc est le grand artiste saturé jusqu’à l’orifice des pores de spiritualisme chrétien, le miséricordieux, le compatissant, le trois fois expirant de pitié, qui se puisse flatter d’avoir manœuvré dans ses livres de si larges et de si lamentables foules, pour une si débordante émotion du cœur ?

Léon Bloy, Gil Blas, 21 janvier 1889.

Une page radicalement fausse

Zola ne l’eût pas dit à M. de Amicis que je l’aurais deviné sans peine : ce sont les scènes de delirium tremens qu’il a conçues tout d’abord. Ayant été témoin d’accès de cette affreuse maladie et ayant pris ses notes, il a résolu que sa famille d’ouvriers y arriverait « fatalement ». La famille, c’est à l’origine Gervaise et Lantier. à Plassans, dans le tout premier volume, Gervaise est déjà portée furieusement aux liqueurs, vidant volontiers le soir avec sa mère un litre d’anisette. Si on la laissait continuer, le delirium tremens ne tarderait guère. Mais il faut la matière d’un volume. On supprime donc cette première période d’ivrognerie de Gervaise et on nous la montre, à Paris, très sobre, acceptant bien une prune chez le père Colombe, mais « laissant la sauce ». En même temps qu’il la débarrasse de son vice, M. Zola la sépare de Lantier, qu’il a connu, dit-on, en chair et en os et qui est en tout cas une des figures les mieux réussies de son album de photographies. Lantier a toutes les corruptions, mais il est trop fin pour se laisser jamais dominer par l’alcool ; ce n’est pas lui qui finira dans un cabanon de Sainte-Anne. Il faut donc l’écarter. Coupeau le remplace, le gentil ouvrier zingueur, et Gervaise et lui vivent très heureux pendant trois à quatre ans. Vous savez comment Coupeau se débauche : il tombe d’un toit, se laisse dorloter, traiter en enfant gâté, et quand il est rétabli, il a la fibre molle, il craint l’ouvrage ; le cabaret le réclame. Mais tant que Gervaise ne faiblira pas, la famille ne saurait déchoir profondément. Pour que Gervaise faiblisse à son tour, pour qu’elle suive son mari sur la pente qui conduit à Sainte-Anne et que même elle l’y pousse, il faut évidemment que chez elle la femme commence par s’avilir en se partageant entre Coupeau et un autre. Or, la situation étant telle que la décrit M. Zola, un seul amant est humainement possible, le brave Goujet, qui adore Gervaise et qui en est aimé. Seulement Goujet ne consentira jamais au partage, il ne la prendra que pour en faire sa femme, dût-il s’expatrier avec elle. Il ne semble pas qu’une autre issue soit possible.

Acculé à cette impasse, M. Zola, nous le savons, a passé bien des jours dans l’agitation et le mécontentement : la famille d’ouvriers ne se laissait pas empester, elle tournait le dos au delirium tremens. Un matin, tout à coup, un rayon d’en haut illumina son esprit. Il poussa un cri de joie, son roman était fait. Par un véritable coup d’État, il ramène Lantier, l’introduit dans le ménage, lui donne une chambre communiquant avec celle de Gervaise, et c’est Coupeau qui le veut, Coupeau qui pourtant sait tout ! Il serait difficile de découvrir dans un autre roman du XIXe siècle une page aussi radicalement fausse que celle où a lieu ce revirement subit et absurde. Il n’y a qu’une page, en effet, et très courte. Le zingueur, apercevant le chapelier de l’autre côté de la rue, sort de la boutique pour se jeter sur lui. Les deux hommes se provoquent, se menacent, s’injurient, d’abord avec brutalité, puis « d’un ton où perçait une pointe de tendresse ». Cependant Coupeau empoigne brusquement Lantier – et l’emmène dîner chez lui, où l’on fait tout juste bombance avec des voisins. « Il dit simplement : « C’est un ami. » Soyons amis, Cinna, c’est moi qui t’en convie ! Désormais nous pouvons être sans inquiétude, Gervaise roulera jusqu’au fond. Ainsi le veut une très étrange « fatalité ».

Timothée Colani, Les Rougon-Macquart, par Émile Zola, La Nouvelle Revue, 1er et 15 mars 1880. Article repris dans les Essais de critique historique, philosophique et littéraire, Paris, Chaillez, 1895.

L’Assommoir dans le Grand Dictionnaire universel de Pierre Larousse

Pourquoi ce titre ? Parce que la plupart des personnages du roman vont s’enivrer et dépenser leur argent dans un débit de liqueurs tenu par le père Colombe, au coin de la rue des Poissonniers et du boulevard de Rochechouart. Il paraît que, dans le langage des ouvriers, de ceux qu’aime à peindre Émile Zola, un débit de liqueurs s’appelle un assommoir, c’est-à-dire, sans doute, un lieu où l’on débite de l’eau-de-vie assez forte pour assommer, pour griser subitement ceux qui se l’ingurgitent. Il ne faut pas croire, d’ailleurs, que les principales scènes du roman se passent dans cet assommoir du père Colombe ; non, les personnages y viennent de temps en temps pour boire et pour causer, voilà tout. Le vrai titre du roman serait : Histoire de la blanchisseuse Gervaise, de son premier amant Lantier et de son mari Coupeau.

Cette histoire est fort simple et peut se résumer en quelques lignes. Gervaise, dès sa plus tendre jeunesse, a eu pour amant Lantier, le chapelier, et elle a de lui deux enfants, Claude et Etienne. Lantier et Gervaise viennent à Paris, avec un peu d’argent qui devait leur servir à monter une boutique de chapellerie ; mais Lantier est paresseux et aime à s’amuser, l’argent est dépensé sans qu’il ait même cherché sérieusement à en faire un emploi utile. Cependant il a fait une nouvelle connaissance dans une guinguette où il est allé danser plusieurs fois ; il n’aime plus Gervaise et il la quitte après lui avoir fait mettre au mont-de-piété tout ce qu’elle avait de plus propre en vêtements et en linge. Alors Gervaise se met à travailler courageusement de son état de blanchisseuse, pour nourrir et pour élever ses enfants. Un ouvrier zingueur nommé Coupeau, qui occupe dans la maison qu’habite Gervaise un petit cabinet de 10 francs par mois, est séduit par sa gentillesse, lui déclare son amour et lui propose de l’épouser. Elle résiste d’abord, mais elle cède enfin et devient Mme Coupeau. Ils sont laborieux l’un et l’autre, et ils parviennent à amasser 600 francs qu’ils ont placés peu à peu à la caisse d’épargne. Gervaise avait mis le livret sous le globe de sa pendule, et quand elle la remontait, elle regardait avec amour ce petit trésor qui devait bientôt lui servir à ouvrir une boutique de blanchisseuse ; car travailler chez elle, à son compte, et travailler beaucoup, c’était là le rêve qu’elle caressait depuis longtemps. Nous avons oublié de dire que Gervaise était devenue enceinte et avait mis au monde une fille ; mais comme un vieux monsieur du pays de Gervaise s’était chargé d’élever Claude, l’aîné des deux garçons, cela ne faisait toujours que deux enfants à nourrir.

Malheureusement Coupeau, qui travaillait souvent sur les toits, fit une chute et pensa se tuer. Gervaise ne voulut pas qu’on le portât à l’hôpital, elle le soigna elle-même ; mais il fut très longtemps malade ; les 600 francs péniblement amassés fuient à peine suffisants pour payer les frais de la maladie et pour subvenir aux dépenses du pauvre ménage pendant l’oisiveté forcée de Coupeau. La convalescence de l’ouvrier zingueur fut longue, si longue qu’il perdit le goût du travail et que, quand il fut guéri, il continua de vivre aux. dépens de sa femme, qui seule gagnait quelque argent. Mais ils avaient pour voisin le forgeron Goujet, qui ne put voir Gervaise, si bonne pour son mari et ses enfants, sans l’aimer d’un amour tout platonique. Il avait mis de côté 500 francs pour les frais d’un mariage projeté par sa mère ; mais comme il ne voulait plus se marier, il offrit à Gervaise de les lui prêter, afin qu’elle pût mettre à exécution son projet d’ouvrir une boutique de blanchisseuse. Gervaise ne voulait point accepter ; mais il y mit tant d’insistance qu’enfin elle se décida. La boutique fut bientôt louée et mise en état rue de la Goutte-d’Or. Les chalands ne se firent pas attendre ; Gervaise était habile blanchisseuse, elle était très exacte à servir ses pratiques, elle gagnait de l’argent, elle était heureuse.

Mais Coupeau joignit bientôt à sa paresse un autre vice plus grave, il se mit à boire ; Gervaise s’en affligea d’abord, mais elle n’osait pas trop se plaindre, et elle finit par en prendre son parti. Elle-même devint un peu gourmande, elle mettait moins d’économie dans ses dépenses, et elle cessa de payer à Goujet les 20 francs par mois qu’elle était convenue de donner pour amortir peu à peu sa dette. Le jour de saint Gervais, qui était sa fête, approchait, et elle voulut le célébrer par un grand dîner, où elle invita une douzaine de voisins et amis ; le récit de ce dîner est un des passages du roman où l’auteur montre avec le plus d’éclat son talent descriptif. On voit ensuite Lantier revenir en scène ; c’est Coupeau lui-même qui l’amène près de sa femme et qui force celle-ci à le recevoir. D’abord, il vient seulement de temps en temps s’asseoir à la table des époux Coupeau, puis bientôt il loge chez eux. Un soir que Coupeau est rapporté ivre et souillé de toutes sortes d’ordures, Gervaise se livre à Lantier dans la chambre voisine de celle où son mari dort dans sa fange. À partir de ce moment, Gervaise ne fait plus que s’enfoncer de plus en plus dans une misère dégradante, son mari devient fou et meurt du delirium tremens dans un hospice d’aliénés ; cette mort horrible, décrite en traits d’une vérité saisissante, est encore un des passages les plus remarquables du livre. Gervaise, qui n’a plus de travail, est sur le point de mourir de faim ; elle est réduite à chercher dans la prostitution publique le moyen de gagner un morceau de pain ; mais tous les hommes la repoussent, excepté Goujet, qu’elle rencontre enfin et qui l’emmène chez lui, où il lui donne les restes de son dîner. Il l’aime toujours, et dans un accès de tendresse il lui prend un baiser ; mais alors le souvenir de l’avilissement où elle est tombée lui revient et il se sépare d’elle avec dégoût. Elle traîne encore quelque temps son existence de plus en plus misérable et finit par mourir dans une espèce de trou, abandonnée de tout le monde.

Si L’Assommoir de M. Émile Zola a fait beaucoup de bruit, ce n’est point à cause de l’intérêt que peut inspirer un sujet si vulgaire, c’est à cause de la forme donnée par l’auteur à ses récits. La crudité des détails et du langage y est portée à un tel point que le lecteur est souvent tenté de rejeter le livre avec dégoût ; mais en même temps il se sent attiré par la vivacité, par le réalisme des peintures, et malgré lui il admire le talent du conteur.

Émile Zola, dans sa préface, parle d’un but qu’il veut atteindre et qu’il présente comme éminemment moral. Il veut dire sans doute qu’en montrant les funestes conséquences de l’ivrognerie et de la fainéantise, il espère amener les hommes politiques à propager l’instruction dans les classes populaires, afin qu’elles comprennent mieux les avantages réels du travail et de la sobriété. Mais ces funestes conséquences sont connues depuis longtemps, et il est douteux que les hommes politiques prêtent une grande attention au nouveau roman. La classe ouvrière elle-même ne le lira guère ; en le lisant, elle se sentirait trop chez elle, et elle aime qu’on l’en fasse sortir en lui présentant un idéal quelconque, ce que M. Zola a complètement oublié de faire ; il ne s’attache à peindre que ce qu’il y a de plus abject dans la réalité la plus vulgaire. L’Assommoir sera lu surtout par les jeunes gens des écoles, par ceux qui se sentent portés vers la littérature ; et il leur inspirera la pensée d’écrire des livres du même genre pour obtenir le même succès. Mais ils ne feront ainsi que de mauvais livres, parce que les défauts du genre ne seront pas compensés par le talent.

Nous disions tout à l’heure que les hommes politiques ne s’occuperont guère du roman que nous venons d’analyser : nous nous trompions peut-être. Les ennemis de la République y pourraient bien trouver une arme contre le suffrage universel ; car, s’il y a parmi le peuple beaucoup d’hommes semblables aux principaux personnages de L’Assommoir, on est forcé de convenir que de tels hommes paraissent peu dignes d’exercer des droits politiques. Mais si le livre de M. Zola a l’odeur du peuple, comme il le dit lui-même, il ne faut pas croire que le peuple tout entier sente si mauvais ; cela ne peut s’appliquer en réalité qu’à une fraction minime du peuple, celle qui se laisse glisser dans les bas-fonds du vice et de la misère.

Nous avions rédigé l’article qu’on vient de lire avant qu’il se fut produit contre M. Zola une accusation de plagiat qui a fait beaucoup de bruit et dont nous devons dire quelques mots. Plusieurs journalistes ont prétendu que l’auteur de L’Assommoir avait emprunté en grande partie son sujet à un livre intitulé Le Sublime, publié en 1870 par M. Denis Poulot ; qu’il avait pris dans ce livre les principales scènes de son roman, les noms mêmes des personnages et le langage grossier qu’il leur prête. D’après tout ce qui a été dit à ce sujet, nous croyons qu’en effet il existe de nombreux rapports entre L’Assommoir et Le Sublime ; beaucoup de détails ont été pris dans Le Sublime, mais M. Zola en a formé un livre tout nouveau, plus mauvais peut-être au point de vue moral, mais plus vivant, et cette vie qu’il lui a donnée est bien l’œuvre propre de M. Zola.

Pierre Larousse, Grand Dictionnaire universel, premier supplément, 1877.

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