« Voici plusieurs jours que je songe à répondre aux étranges accusations dont la critique affolée poursuit mon dernier roman. Certes, je laisse de côté les accusations simplement littéraires ; mon œuvre d’artiste appartient au public, et j’ai pas la sotte prétention de forcer les gens à m’admirer. Mais j’ai entendu dire autour de moi : « M. Zola, qui est républicain, vient de commettre une mauvaise action en représentant le peuple sous des couleurs aussi abominables. » Eh bien ! c’est à cette phrase seule que je veux répondre. […]

J’affirme que j’ai fait une œuvre utile en analysant un certain coin du peuple dans L’Assommoir. J’ai fait ce qu’il y avait à faire ; j’ai montré des plaies, j’ai éclairé violemment des souffrances et des vices, que l’on peut guérir. Les politiques idéalistes jouent le rôle d’un médecin qui jetterait des fleurs sur l’agonie de ses clients. J’ai préféré étaler cette agonie. Voilà comment on vit et comment on meurt. Je ne suis qu’un greffier qui me défends de conclure. Mais je laisse aux moralistes et aux législateurs le soin de réfléchir et de trouver des remèdes.

Si l’on voulait me forcer absolument à conclure, je dirais que L’Assommoir peut se résumer dans cette phrase : Fermez les cabarets, ouvrez les écoles. Consultez les statistiques, allez dans les hôpitaux, faites une enquête, vous verrez si je mens. L’homme qui tuerait l’ivrognerie ferait plus pour la France que Charlemagne et Napoléon. J’ajouterai encore : Assainissez les faubourgs et augmentez les salaires. La question du logement est capitale ; les puanteurs de la rue, l’escalier sordide, l’étroite chambre où dorment pêle-mêle les pères et les filles, les frères et les sœurs, sont la grande cause de la dépravation des faubourgs. Le travail écrasant qui rapproche l’homme de la brute, le salaire insuffisant qui décourage et fait chercher l’oubli, achèvent d’emplir les cabarets et les maisons de tolérance. Oui, le peuple est ainsi, mais parce que la société le veut bien.

Et j’arrive enfin à la singulière façon dont on a vu et jugé mes personnages. On pense qu’en pareil sujet je n’ai pas agi à l’étourdie. Dans mon plan général, je me suis au contraire vivement préoccupé de présenter tous les types saillants d’ouvriers que j’avais observés. On m’accuse de ne pas composer mes romans ; la vérité est que je consacre à la composition des mois de travail. J’ai donc cherché et arrêté mes personnages de façon à incarner en eu les différentes variétés de l’ouvrier parisien. Et voilà que l’on écrit partout que mes personnages sont tous également ignobles, qu’ils se vautrent tous dans la paresse et dans l’ivrognerie. Vraiment, est-ce moi qui perds la tête, ou sont-ce les autres qui ne m’ont pas lu ? Examinons mes personnages.

Il n’y en a qu’un qui soit un gredin, Lantier. Celui-la est malpropre, je le confesse. J’estime que j’ai le droit de mettre un personnage malpropre dans un roman, comme on met de l’ombre dans un tableau. Seulement, celui-là n’est pas un ouvrier. Il a été chapelier en province, et il n’a plus touché un outil depuis qu’il est à Paris. Il porte un paletot, il affecte des allures de monsieur. Certes, je n’insulte pas en lui la classe ouvrière, car il s’est placé lui-même en dehors de cette classe.

Voyons les autres maintenant.

Les Lorilleux. Est-ce que les Lorilleux sont des fainéants et des ivrognes ? En aucune façon. Jamais ils ne boivent. Ils se tuent au travail, la femme aidant le mari de toute la force de ses petits bras. Certes, ils sont avares, ils ont une méchanceté cancanière et envieuse. Mais quelle vie est la leur, dans quelles galères ils s’atrophient et se déjettent ? La même besogne abrutissante les cloue pendant des années dans un coin étouffant, sous le feu de leur forge qui les dessèche. On n’a donc pas compris que les Lorilleux représentaient les esclaves et les victimes de la petite fabrication en chambre ? Je me sui bien mal expliqué alors.

Les Boche. Est-ce que les Boches sont des fainéants et des ivrognes ? En aucune façon. Tous deux travaillent. À peine l’homme boit-il un verre de vin. Ils sont les concierges que tout le monde connaît. Ils ne commettent pas dans le livre une seule mauvaise action.

Les Poisson. Est-ce que les Poisson sont des fainéants et des ivrognes ? En aucune façon. Le mari, le sergent de ville, est au contraire une figure du devoir, poussé un peu au comique peut-être, mais foncièrement honnête. La femme a des rapports avec Lantier, il est vrai ; mais cette liaison est un besoin de mon drame, et je ne sache pas qu’il soit défendu aux romanciers d’utiliser l’adultère.

Goujet. Est-ce que Goujet est un fainéant et un ivrogne ? En aucune façon. Ici, j’ai trop beau jeu. Goujet, dans mon plan, est l’ouvrier parfait, propre, économe, honnête, adorant sa mère, ne manquant pas une journée, restant grand et pur jusqu’au bout. N’est-ce pas assez d’une pareille figure, pour que tout le monde comprenne que je rends pleine justice à l’honneur du peuple. Il y a dans le peuple des natures d’élite, je le sais et je le dis, puisque j’en ai mis une dans mon livre. Et l’avouerai-je moi-même ? je crains bien d’avoir un peu menti avec Goujet, car je lui ai prêté parfois des sentiments qui ne sont pas de son milieu. Il y a là, pour moi, un scrupule de conscience.

J’arrive aux trois personnages qui sont le centre du roman, à Gervaise, à Coupeau et à Nana. Ici, je suis en plein dans mon drame, et je réclame toutes les libertés que l’on accorde aux dramaturges.

Est-ce que Gervaise et Coupeau sont des fainéants et des ivrognes ? En aucune façon. Ils deviennent des fainéants et des ivrognes, ce qui est une toute autre affaire. Cela, d’ailleurs, est le roman lui-même ; si l’on supprime leur chute, le roman n’est plus, et je ne pourrais l’écrire. Mais, de grâce, qu’on me lise avec attention. Un tiers du volume n’est-il pas employé à montrer l’heureux ménage de Gervaise et de Coupeau, quand la paresse et l’ivrognerie ne sont pas encore venues ? Puis la déchéance arrive, et j’en ai ménagé chaque étape, pour montrer que le milieu et l’alcool sont les deux grands désorganisateurs, en dehors de la volonté des personnages. Gervaise est la plus sympathique et la plus tendre des figures que j’ai encore crées ; elle reste bonne jusqu’au bout. Coupeau lui-même, dans l’effrayante maladie qui s’empare peu à peu de lui, garde le côté bon enfant de sa nature. Ce sont des patients, rien de plus.

Quant à Nana, elle est un produit. J’ai voulu mon drame complet. Il fallait une enfant perdue dans le ménage. Elle est fille d’alcoolisés, elle subit la fatalité de la misère et du vice. Je dirai encore : Consultez les statistiques, et vous verrez si j’ai menti.

Restent les comparses, des ivrognes et des fainéants, que j’ai dû choisir tels, pour expliquer la chute de Coupeau. J’allais oublier Bijard et la petite Lalie. Bijard n’est qu’une des faces de l’empoisonnement par l’alcool. On meurt du delirium tremens comme Coupeau, ou l’on devient fou comme Bijard. Bijard est un fou, de l’espèce de ceux que la police correctionnelle a souvent à juger. Quant à Lalie, elle complète Nana. Les filles, dans les mauvais ménages ouvriers, crèvent sous les coups ou tournent mal.

Eh bien ! où voit-on que j’aie seulement des ivrognes et des fainéants comme personnages ? Tout le monde travaille, au contraire ; il y a sept ou huit tableaux qui montrent les ouvriers au travail. Et, sauf les exceptions nécessaires à mon drame, personne ne boit. Me voilà loin du compte avec la critique qui m’accuse de n’avoir mis que des gredins en scène. On me lit bien mal. C’est tout ce que je désirais prouver.

D’ailleurs, on ne veut pas comprendre que L’Assommoir, comme mes précédents romans, appartient à une série, à un vaste ensemble qui se composera d’une vingtaine de volumes. Cet ensemble a un sens général qu’on ne verra bien nettement que lorsque je serai arrivé au bout de ma lourde tâche. C’est ainsi que la série doit comprendre deux romans sur le peuple. Que les personnes qui m’accusent de n’avoir pas montré le peuple sous toutes ses faces veuillent bien attendre le second roman que je compte lui consacrer.

Je ne m’arrêterai pas à la question du langage. J’ai fait parler les ouvriers de nos faubourgs comme parle la majorité d’entre eux. Il est puéril de me dire que ce n’est pas là la langue du peuple ; allez dans les quartiers populeux et écoutez, voilà ma seule réponse. Les ouvriers les plus honnêtes parlent ainsi. D’ailleurs, est-ce que les artistes n’ont pas beaucoup de ce langage ? Est-ce que les hommes les plus distingués, dans un dîner d’hommes, n’ont pas un langage plus libre encore ? Toutes les colères contre l’essai de style que j’ai tenté sont trop hypocrites pour que je m’y arrête. Du reste, je n’entends pas entrer dans la discussion littéraire.

Cette lettre est déjà trop longue, et il est temps de conclure. Aux républicains idéalités qui m’accusent d’avoir insulté le peuple, je réponds en disant que je crois au contraire avoir fait une bonne action. J’ai dit la vérité, j’ai fourni des documents sur les misères et sur les chutes fatales de la classe ouvrière, je suis venu en aide aux politiques naturalistes qui sentent le besoin d’étudier les hommes avant de les servir. Sans la méthode, sans l’analyse, il n’y a pas plus de politique que de littérature possible aujourd’hui.

Et d’ailleurs, il est absolument faux que L’Assommoir soit un égout où ne grouillent que des êtres pourris ou malfaisants. Je le nie de toute ma force. On est dépaysé par la forme vraie, on ne peut admettre un art qui ne ment pas ; de là les répugnances des lecteurs devant des détails qu’ils subissent cependant sans dégoût dans la vie de tous les jours. Je porte la vie dans mes livres ; il faut l’accepter toute entière. La vie des ducs, comme la vie des zingueurs, aurait des côtés qui pourraient blesser, mais que je croirais devoir mettre, par respect du réel. »

Lettre à Yves Guyot, 10 février 1877, parue dans Le Bien public du 13 février

« Je connais l’école politique qui spécule sur le mensonge, ces hommes qui encensent l’ouvrier pour lui voler son vote, qui vivent des plaies auxquelles ils ne veulent pas qu’on touche. Et pourquoi donc ne ferions-nous pas le plein jour, pourquoi n’assainirions-nous pas nos faubourgs à coup de pioche, en y faisant entrer le grand air ? Nous avons bien dit la vérité sur les hautes classes, nous dirons la vérité sur le peuple, pour qu’on s’épouvante, pour qu’on le plaigne et qu’on le soulage. C’est une œuvre d’hommes courageux. Oui, telle est la vérité : une grande partie du peuple est ainsi. Et tous le savent bien ; ils mentent par intérêt de boutique, voilà tout. Mais notre mépris est encore plus haut que leur hypocrisie. »

Le Voltaire, 4 mars 1879.

« L’Assommoir, toujours L’Assommoir ! On veut faire de ce livre je ne sais quel Évangile absurde. Eh ! j’ai écrit dix romans avant celui-là, j’en écrirai dix autres. J’ai pris pour sujet la société tout entière ; j’ai promené déjà mes personnages dans vingt mondes différents, jusque dans le monde du rêve. Ne dites donc pas que j’ai l’idiote prétention de ne peindre que le ruisseau. Ayez des yeux, voyez clair. Cela ne demande pas même de l’intelligence ; il suffit de constater des faits. […] Est-ce que l’ignoble auteur de L’Assommoir n’a pas écrit la deuxième partie de La Faute de l’abbé Mouret, une idylle adamique, une sorte de symbole, des amours idéales dans un jardin qui n’existe pas ? »

Le Voltaire, 25 mars 1879.

« On a calomnié L’Assommoir, on a dit que cette œuvre était une insulte au peuple. C’est faux, je proteste de toute mon indignation. L’Assommoir est une leçon. D’ailleurs le peuple lui-même ne s’y est pas trompé. Le succès de l’édition illustrée par livraisons à dix centimes, les cent cinquante représentations du drame tiré du roman, prouvent que le peuple a compris mes intentions de moralité. »

Lettre à Lucien Dautresme, 24 mai 1879.

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