Le point de vue du boursier

Vraiment, de la critique littéraire à la Cote de la Bourse et de la Banque ! D’abord nous n’en abuserons pas et puis pourquoi pas, s’il vous plaît ? Tout n’est-il pas dans tout et nous croit-on hypnotisés dans la contemplation du veau d’or ? Ensuite est-ce notre faute, à nous, si ces messieurs de la Littérature pénètrent jusqu’en notre antre et s’en viennent publier leurs impressions de voyage, en reporters d’une essence supérieure ? C’est ce qu’a fait M. Zola ; il descend dans une mine avant de publier Germinal, il grimpe sur une locomotive à l’ardent foyer, mais bagatelle que cela. Songez que M. Zola est allé une fois, deux fois, dix fois à la Bourse, et que, chaque fois, il en est sorti vivant, nullement dévalisé et que le seul risque qu’il ait en réalité couru a été celui de s’enrhumer sous le péristyle, au marché des pieds humides.

Zola semble revenu de son expédition au marché des valeurs mobilières quelque peu convaincu – et sagement d’ailleurs – que les gens de finance ne sont ni meilleurs ni pires que les autres hommes, ni plus ni moins honnêtes, ni plus ni moins bête humaine. Voyez le procureur général Delcambre ! il surprend le banquier Saccard chez sa maîtresse. Que croyez vous que dit le magistrat au financier ? Quelque chose comme ceci (nous citons de mémoire): « Je m’en vais te casser la gueule. » Le financier répond : « Je m’en vais te mettre mon pied quelque part. Quelque part ! La voyez-vous ? la voilà bien l’antithèse, comme dirait l’acteur Dupuis; le financier est convenable, lui, au moins ; c’est un homme distingué ; le procureur n’aurait pas dit quelque part, il aurait dit un autre mot, le mot « propre » du mot sale, cela se devine ou plutôt cela se sent.

Quelle est la trame de l’ouvrage ? Un panné, Saccard, a : 1° un fort vilain passé ; 2° un frère ministre ; 3° quelques relations dans le monde de la finance. Le second élément lui permettra d’utiliser le troisième. Il s’entend avec plusieurs capitalistes ; L’on fondera une banque, L’Universelle, qui sera catholique avant tout. Cette banque aura le concours de la presse – le quatrième état – on lancera la Société des Mines du Carmel, la Banque nationale turque, les chemins de fer de l’Asie Mineure, les Paquebots Réunis et patati et patata. Marseille sera aux portes de l’Orient, la Méditerranée sera conquise, les nations rapprochées et pacifiées peut-être, l’humanité « élargie et heureuse ». Puis, l’on aura installé le pape à Jérusalem ; enfin l’on aura écrasé la banque juive, représentée par Gundermann, un milliardaire, s’il vous plaît. Un million ! qu’est-ce qu’un million ! disait dédaigneusement au baron Danglars le comte de Monte-Cristo du vieux père Dumas. Eh bien, il est vieux jeu, Monte-Cristo. Adoncques Gundermann en sera vite réduit à vendre des lorgnettes, s’il lui reste de quoi en acheter lorsque son milliard aura été la proie des goims.

Mais pour en arriver là, il faut commencer par le commencement. L’on fonde la société ; un homme de paille souscrit ce que l’on ne peut placer, et, avec les fonds égarés dans la caisse, l’on achète habilement, en Bourse, pour le compte de la société même, des actions de 1’« Universelle ». Gogo survient, et achète de çà qui monte ; l’on double le capital de L’Universelle et l’on annonce audacieusement un dividende, les cours atteignent des prix fous ; l’on triple alors le capital. Mais Gundermann le milliardaire, vend de L’Universelle à découvert, on l’étrangle (au figuré, s’entend) et Gundermann paie des différences ; L’Universelle monte encore. Le délire des grandeurs s’empare de Saccard, il se brouille avec son frère, un gros détenteur vend alors et livre ; les cours fléchissent ; Saccard rachète, mais la grosse vente en a amené d’autres ; l’on ne peut tout racheter, tout craque, et L’Universelle s’écroule. Une plainte est portée par un client de L’Universelle qui lui a confié quelque argent, et le procureur général que nous avons vu tout à l’heure – il est devenu ministre de la justice depuis – et qui a Saccard dans le nez, le fait coffrer, juger et condamner ; de braves gens et d’autres sont ruinés, un agent de change s’est fait sauter la cervelle ; Saccard a semé la ruine, la désolation, la mort. Et peut-être de tout ce mal est-il sorti quelque bien, très peu, mais cela suffit : les Paquebots Réunis restent debout et prospères.

Eh bien ! et Gundermann ? direz-vous. Gundermann ! Il garde son milliard, il a même maintenant quelque petite somme en plus, c’est à peine si quelques mauvaises liquidations l’ont échancré ; le mal a été vite guéri. Que diable avait-on besoin de lui faire la guerre ? Puis, en réalité, il n’a pas fait le moindre mal à L’Universelle, il n’en veut pas aux chrétiens, lui, pas si bête ! Il a vendu de L’Universelle tout simplement parce que L’Universelle était une mauvaise affaire, bâtie sur le sable et dirigée par un cerveau brûlé ; était-il, après tout, nécessaire de chercher à l’étrangler, de viser le circoncis, de le viser à la bourse ?

Ah! l’argent, l’argent, s’écrie l’auteur en terminant, le « ferment de la végétation sociale », le « terreau nécessaire aux grands travaux » ! « Pourquoi donc faire porter à l’argent la peine des saletés et des crimes dont il est la cause ? l’amour est-il moins souillé, lui qui crée la vie ? » Parmi les acteurs de ce drame quelques-uns sont des types et sont pris sur le vif. Saccard d’abord, financier casse-cou, plus génial que pratique, brutal, débauché, quelque peu canaille et bon diable cependant, au demeurant le meilleur fils du monde ; Sabatani, un levantin polisson, bon à tout faire à la Bourse et ailleurs, un phénomène dont chuchotent les femmes entre elles – oh! ma chère ; Busch et son associée, la Méchain, une énorme et dégoûtante vieille commère à cabas, les corbeaux de la finance – l’un et l’autre achètent les actions dépréciées ; la baronne Sandorf, une joueuse détraquée qui se donne goulûment au premier venu pour avoir des renseignements financiers de première main (Mon Dieu qu’elle est bête !) Puis M. Zola nous présente le monument corinthien de la rue Vivienne, par en haut, par en bas, de côté, par devant et par derrière.

Et puis des théories : la formule collectiviste de Karl Marx, celle de l’hérédité psycho-physiologique toujours – enfin une théorie de la spéculation quelque peu brutalement exposée. Qu’il nous soit permis de le regretter.

Nous nous garderons bien de chercher pouille à l’auteur de L’Argent pour quelques erreurs de technique ; il y en a, et de quoi réjouir les critiques méchants et méchants critiques au comble de la joie de pouvoir reprocher à M. Zola d’avoir fait vêler une vache à quatre mois. Somme toute l’auteur a compris la Bourse et nous savons plus d’un courtier qui croit la connaître parce qu’il a du métier et qui, dans le fond ne la comprend pas. C’est un tour de force que M. Zola vient d’accomplir. Nous le répétons, cependant, il nous est impossible d’admirer certaines brutalités ; plus d’un passage paraîtra lourd au public comme aux gens de la profession, curieux de lire cette œuvre.

Nous n’admirerons donc pas tout, pour cause d’abord, et puis pour ne pas ressembler à la dame dont parle, en un de ses livres, l’excellent Camille Saint-Saëns. « Oh Maître, disait, en se pâmant, la dame en question à Richard Wagner, faites-moi donc entendre cet accord ! » « Quel accord, cher enfant ? »

Celui-ci, dit la dame, on l’indiquant dans la partition de Siegfried. Oh ! cet accord, cet accord !

C’était tout simplement un accord en mi mineur : mi, sol, si.

Emmanuel Vidal, Cote de la Bourse et de la Banque, 4 mars 1891.

Optimiste

Malgré sa teinte forcément sombre et que commandaient les événements dramatiques qui s’y déroulent, je dois conclure en disant que L’Argent est un roman optimiste, chose rare dans l’œuvre de Zola, et que derrière ces catastrophes accumulées on voit s’élever l’espoir de jours réparateurs. Je ne saurais mieux finir que par ces paroles , qui sont presque les dernières du livre : « Mon Dieu ! au-dessus de tant de boue remuée, au-dessus de tant de victimes écrasées, de toute cette abominable souffrance que coûte à l’humanité chaque pas en avant, n’y a-t-il pas un but obscur et lointain, quelque chose de supérieur, de bon, de juste, de définitif, auquel nous allons sans le savoir et qui nous gonfle le cœur de l’obstiné besoin de vivre et d’espérer ? »

Philippe Gille, Le Figaro, 13 mars 1891.

Fébrile

C’est aujourd’hui 13 mars, un treize et un vendredi, que L’Argent paraît en volume, dans la Bibliothèque Charpentier, sans superstition pour le jour et la date.

Après la lecture à petites journées, avec les repos du feuilleton, et les impressions de coins et d’échappées que cette lecture vous laisse, voici l’impression d’ensemble, comme on verrait Paris du haut de Montmartre après l’avoir visité par quartiers. Nous embrassons l’œuvre dans son étendue, avec ses contours, ses parties noyées et ses parties saillantes, ses grouillements confus et ses silhouettes puissantes ; nous entendons le bourdonnement de vie tourmentée qui s’en élève, la rumeur synthétique qui s’en dégage, et ce paysage général du roman compose un panorama symbolique singulièrement vaste et intense. […]

Ce qui s’atteste une fois de plus, en somme, dans L’Argent, c’est ce qu’on a déjà souvent signalé dans les œuvres de Zola, c’est-à-dire la poussée, dans chacun des personnages, de la bête que contient tout homme. On sent, avec une force singulière et en quelque sorte fébrile, cette bête remuer et crier dans chacun des hommes et des femmes du romancier, s’impatienter de la civilisation qui les habille et la faire craquer à chaque instant. Sous la tenue de femme du monde de la baronne Sandorf, sous la figure sévère du procureur général Delcambre, sous la gaminerie du petit Victor, même sous la bonté loyale de madame Caroline, c’est toujours, d’une façon ou d’une autre, la bête qui perce et qui se fait entendre, la bête sensuelle ou brutale, méchante ou perfide, la bête poilue des forêts primitives.

Et, il faut bien le dire, Zola rend fidèlement en cela la société dont il est le peintre, et s il y montre encore, par moments, comme avec ces pauvres dames de Beauvilliers, l’idéalité sentimentale, l’âme qui plane et qui s’envole, c’est à dose presque craintive, sous une forme presque effacée, vague, déjà morte, et comme chante le motif mélancolique dans la Marche Funèbre de Chopin !

Maurice Talmeyr, Gil Blas, 14 mars 1891.

Massif et lourd, mais solide et fort

Ces Rougon-Macquart imposent par la masse. Il fallait un vigoureux ouvrier pour accomplir une pareille besogne. Et l’on ne saurait méconnaître la grandeur de l’effort. Mais on peut se demander s’il n’y avait pas pour l’artiste plus d’inconvénients que d’avantages à se tracer par avance une tâche si longue et à s’imposer des obligations si rigoureuses. Celle qui dut peser le plus à M. Zola, fut de ne pouvoir sortir d’une époque qui s’enfonce de plus en plus dans les profondeurs du passé. Le second empire, dans lequel il s’est condamné à vivre depuis vingt ans, n’est plus contemporain de nous : c’est désormais une période historique et l’on a pu dire, sans trop railler, que M. Émile Zola, voué à restituer une époque déjà lointaine, est consacré, comme Walter Scott, au roman historique. Condition cruelle pour le maître de l’école naturaliste, qui a préconisé l’emploi du document humain, c’est-à-dire, autant que je puis comprendre, l’observation directe, et la vie prise sur le fait. Déjà, la gêne que lui donnait son cadre chronologique s’était fait sentir çà et là. Mais dans le nouveau roman, L’Argent, elle est devenue une torture incessante. […]

Le nouveau roman de M. Zola est une œuvre massive et lourde, mais solide, mais forte, didactique, encyclopédique et d’un grand sens. Tout le monde de l’argent, banquiers, agents de change, courtiers, remisiers, spéculateurs, y est étudié avec méthode. Je ne saurais trop dire si la peinture est exacte dans tous ses détails, ayant fort peu l’habitude des affaires. Mais d’ensemble le tableau semble vrai. Il est vaste, mouvant, animé, plein de vie. Sans doute, on y sent le procédé. On y retrouve les longues énumérations auxquelles M. Zola nous a habitués et les retours réguliers des mêmes formes de langage qu’on a comparées aux phrases-thèmes de Wagner. Le style, de plus en plus simple, est épaissi et négligé. Mais une puissance extraordinaire anime cette lourde machine.

Bien que fort opposé à toute métaphysique et nullement enclin à l’abstraction, M. Émile Zola a d’instinct une philosophie. Il professe une sorte de naturalisme religieux et, ainsi qu’il l’a dit lui-même, « une tranquille croyance aux énergies de la vie ». Sans guère sortir de sa brutalité triste, il montre çà et là des contentements sourds et fait entendre des murmures de satisfaction pareils à des grognements. Il me fait penser au Caliban de Shakespeare qui marchait courbé, le nez contre terre, mais qui portait sur ses reins des fardeaux énormes dont le délicat Ariel eût été sans faute écrasé, et qui se réjouissait confusément de la chaleur du soleil et de la bonté des fruits sauvages.

Zola aime la nature, comme le fils de Sycorax aimait son île, d’un amour morose, obscur et profond. Il a une sorte d’optimisme morne et stupide qui n’est ni sans grandeur, ni sans beauté, l’optimisme animal. Cet homme exprime puissamment le consentement de l’instinct aux lois universelles. Il est en harmonie avec l’infinité des forces aveugles qui entretiennent la vie dans l’univers ; toutes les âmes ténébreuses des bêtes et des hommes sauvages, qui ont voulu vivre, semblent atteindre en lui une demi-conscience. Il a souvent décrit, et toujours de la façon la plus expressive, la joie profonde qui résulte de l’appropriation parfaite de l’organe à sa fonction.

Cette fois, la joie de vivre est surtout amassée en Mme Caroline, qui est une belle et bonne créature. Ses précoces cheveux blancs font ressortir la fraîcheur de son teint. Elle éclate de jeunesse et de santé. Elle est prudente et sage. S’il lui arrive un jour de se trouver, par mégarde, dans les bras d’un homme auquel elle n’avait pas fait attention jusque-là, c’est l’effet de sa bonne mine et de sa belle santé et en vertu, sans doute, du grand principe qui a créé le monde. Elle ne s’en afflige pas plus que de raison, car elle est philosophe et encline, dans sa belle indulgence, à pardonner aux hommes, à la nature et à elle-même. D’ailleurs, ayant beaucoup de lecture, elle a sans doute appris de Cunégonde qu’une femme d’honneur peut être exposée à de tels accidents, mais que sa vertu s’en fortifie. Mme Caroline, que la vie a beaucoup ballottée, mais qui a un bon estomac, ne peut se défendre de croire à la bonté finale et définitive de l’univers. C’est un exemple de l’optimisme physiologique que j’essayais d’expliquer. Le bien, c’est la santé. Et la création est bonne, puisque, on définitive, la santé l’emporte sur la maladie, la vie sur la mort.

Anatole France, Le Temps, 22 mars 1891.

Un ouvrage fait au mètre

C’est aux environs de 1867 que sont situés les événements racontés dans ce roman. Or le krach de L’Union Générale est étroitement lié à certaines conditions politiques et sociales, qui se sont trouvées réunies sous la troisième république, et qu’on ne peut, sans le plus violent des anachronismes, reculer jusqu’à l’époque impériale. Il faut donc laisser de côté tout ce qui a rapport à ce cadre faussement historique. […]

Maintenant c’est la chute, la dégringolade dans un galop de panique. […] Planant sur ce champ de mort, comme une bête mauvaise accroupie dans sa divinité malfaisante, l’Argent, l’Argent symbolisé, cet Argent pourrisseur, empoisonneur, et qui est l’entremetteur de toutes les cruautés et de toutes les saletés humaines.

Ce récit est le point culminant du livre. Mais par quelles broussailles, à travers quel fouillis d’histoires qui s’enchevêtrent il nous fallu d’abord cheminer ! On sait que tout roman naturaliste doit servir comme d’un « manuel » contenant les éléments d’une profession. Comme Le Rêve est le manuel du chasublier-brodeur, et Le Bonheur des Dames le manuel du marchand de nouveautés, L’Argent est le manuel du boursier. […] Vous trouverez ici des descriptions de la Bourse à toutes les heures du jour : la Bourse rosée par un matin de printemps, la Bourse estompée par le brouillard, la Bourse à deux heures après midi, à deux heures et demi, à trois heures, etc. Encore ne trouverait-on pas cette fois quelques uns des morceaux de bravoure où
M. Zola fait du moins preuve d’une extraordinaire virtuosité. Enfin, pour que l’œuvre soit complète et qu’elle ne nous laisse rien à désirer, il y faut un certain nombre d’obscénités. Il y en a dans L’Argent, moins que dans tel autre livre du même auteur. Mais il y en a tout de même la bonne mesure. Je n’insiste pas, puisqu’aussi bien les lecteurs qui ouvrent un livre de M. Zola savent à quoi ils s’exposent.

De l’ouvrage fait au mètre fait par un ouvrier mal en train, tel est L’Argent. Et c’est pourquoi nous attendons sans trop d’impatience le volume dix-neuvième et avant dernier de la série.

René Doumic, La Gazette nationale ou le Moniteur universel, 27 mars 1891.

Un poème symphonique assez ennuyeux

Voilà un livre qui tranche sur l’œuvre, ordinairement fantaisiste, de M. Émile Zola. Moins attrayant que la plupart de ses aînés, il me semble plus fort, plus robuste, en un mot, coulé dans un autre moule ; et, chose curieuse, du moins à mon sens, il sera lu avec moins d’entraînement et de passion. M. Zola, outre ses qualités puissantes d’inventeur, possède une manière de dire qui lui appartient en propre, très séduisante, ou plutôt très empoignante, et qui vous retenait, même malgré d’interminables longueurs. Ceci prouve que c’est un artiste, et les artistes sont rares, à l’heure qu’il est. Je n’en sais point, pour ma part, dans la littérature contemporaine, qui puissent lui être comparés. Entendons-nous : cela ne veut pas dire que je l’admire, jusque dans ses plus grands écarts, ni que je ne proteste point contre certaines exagérations qui n’ont jamais compromis, d’ailleurs, son succès. Comme tout artiste, M. Zola a ses faiblesses, et il s’y complaît. Tout ce que l’on pourra dire et écrire, à ce sujet, ne l’amendera jamais. C’est un vice qui est devenu rédhibitoire, en quelque sorte, par force d’habitude. […]

Cela n’empêche point que derrière cette fiction des Rougon-Macquart, histoire naturelle et sociale d’une famille sous le second Empire, on ne sente la main d’un improvisateur puissant, qui retrouve ou fait naître des personnages, au hasard de la conception. J’ai la faiblesse de ne point croire au plan initial, plan scientifique, où l’écrivain se proposait, soi-disant,, d’étudier l’atavisme sous toutes ses manifestations, et de suivre, dans son expression maladive, toute une génération contaminée. Ceci n’est que fictif, dans l’œuvre de M. Émile Zola. Je n’en connais point qui soit plus imprégnée de pessimisme, dans son ensemble, et c’est là son véritable caractère. Le pessimisme y règne à toutes les pages, c’est-à-dire que la mélancolie s’y déploie tout à l’aise et ne cesse pas d’y provoquer une impression presque constante d’angoisse. […] L’impression qui reste, après lecture de la plupart de ses livres, est une impression désolée. On y voit les hommes en butte à une loi fatale, contre laquelle ils n’ont aucune action utile. Protester, pourquoi faire ? Est-ce qu’il est possible de lutter contre la fatalité ? Il y a, dans tout cela, une sorte de fatalisme antique, fort exagéré pour notre époque terre à terre, mais qui n’en donne pas moins, aux fictions de M. Zola, une ampleur et une puissance extraordinaires. Ajoutez-y une dose énorme de panthéisme, un besoin invincible d’animer les choses inertes, au point d’en faire des êtres monstrueux. La Terre, à ses yeux, est chose vivante, et la locomotive de La Bête humaine chose pensante.

C’est pour cela que certains romans de M. Zola sont des poèmes où l’imagination l’emporte sur l’observation ; et c’est pour cela aussi que tous ses livres ont un attrait de forme qui n’est pas contestable. L’Argent, qui vient de paraître, indique-t-il une manière nouvelle ? Je n’oserais le dire ; mais le livre est, à coup sûr, d’une lecture moins facile, bien que le procédé soit le même ; c’est-à-dire que l’Argent y joue le rôle d’un personnage monstrueusement disproportionné. C’est quelque chose comme un poème symphonique, d’une grande richesse d’orchestration, et où le même motif revient, de temps en temps, avec de nouvelles richesses d’accompagnement. Impossible, d’ailleurs, d’avoir vu, de plus près, le monde de la Bourse et de le mieux décrire, du haut en bas de l’échelle, depuis les princes de la finance, ainsi qu’on les appelle, jusqu’aux agioteurs du trottoir et du ruisseau. Il y a là toute une mêlée de spéculateurs qui vous étourdit, vous donne le vertige ; on se croirait sur les marches de la Bourse, au moment des clameurs les plus sauvages. […]

Au fond, ce roman n’est pas autre chose qu’une épopée où le héros principal, le demi-Dieu, écrase tous les comparses et les entraîne, dans son orbite, comme le soleil entraîne les planètes de tous les volumes et de toutes les grandeurs. Tant pis pour celles qui se rencontreront ! Il n’en restera pas miette, de l’une au moins, et c’est ce qui arrive quand la planète Saccard, follement entraînée, se heurte contre la planète Gundermann. Celle-ci, quoique avariée, poursuivra sa route, tandis que les éclats de l’autre seront projetés dans le vide et qu’on n’en retrouverait pas de quoi reconstituer la plus petite étoile.

Zola se complaît dans ces sortes de luttes où il lui est permis de déployer ses muscles d’hercule littéraire ; mais, à la longue, et en dépit de quelques épisodes secondaires, évidemment sacrifiés, son dernier livre est d’un assez grand ennui. Je n’en conteste ni la valeur, ni la puissance, loin de là ; je crois même que l’écrivain des Rougon-Macquart ne fit jamais preuve de plus de force et de qualités. Malgré cela, son livre n’est pas attachant ; il lui manque ce qui est si largement prodigué dans les autres, une sorte de poésie particulière, mélancolique, je l’ai fait remarquer plus haut, et par cela même attirante. On y sent, en scène, un colosse qui est le maître du monde, quelque chose comme un monstre auquel il n’est pas permis de ménager la pâture, qui, dans sa mâchoire toujours aiguisée, broie les hommes, comme une machine inconsciente et ne s’arrête pas, dans sa marche, pour si peu de chose. Les grands et les petits, tout y passe ; les riches et les pauvres, s’acharnent avec autant d’ardeur les uns que les autres, de fureur plutôt, même de folie. Car ce n’est pas autre chose qu’un affolement, que cette course, sans arrêt, après la fortune rapide. Cet état d’esprit est exposé de main de maître par M. Émile Zola. Nul mieux que lui ne sait remuer les foules, leur donner la vie, peindre littérairement ces grouillements tumultueux de masses humaines qui, une fois déchaînées, sont bien tout ce qu’il y a de pire et de plus effroyable au monde. Nous avons vu cela, dans Germinal, la foule loqueteuse et déshéritée, longtemps travaillée par des excitations ardentes, et tout à coup s’embrasant, faisant éruption, incapable de rien comprendre au langage de la raison, et subitement empoignée par le goût du sang. Ici, ce n’est plus la même chose, mais le tumulte n’en est pas moindre, et l’impression de lecture est saisissante, à la vue de tous ces joueurs rangés autour des colosses de la finance, se dépouillant de tout, pour mettre leur reste sur la carte qu’ils jouent, tandis que, dans les alentours, les chacals circulent, se repaissent des reliefs de l’orgie financière. C’est le poème de l’argent, dans toute sa splendeur et dans toute son horreur ; quelque chose comme un gouffre qui attire, une sorte de Maelström dont on ne se dépêtrera plus, ou qui ne rejettera, au bord, que des cadavres dépouillés et vidés. […]

Malgré cela, et c’est à noter, l’œuvre n’est point pessimiste, comme la plupart des précédentes. M. Zola considère cela, cet affolement, ce vertige, comme un mal nécessaire d’où naîtra le bien ultérieur. Est-ce qu’il ne faut pas du fumier, et encore du fumier, pour faire épanouir le poème des moissons ? « Au-dessus de tant de boue remuée, écrit-il, dans les dernières lignes de son livre, au-dessus de tant de victimes écrasées, de toute cette abominable souffrance que coûte à l’humanité chaque pas en avant, n’y a-t-il pas un but obscur et lointain, quelque chose de supérieur, de bon, de juste, de définitif, auquel nous allons sans le savoir, et qui nous gonfle le cœur de l’obstiné besoin de vivre et d’espérer ? Pourquoi donc faire porter à l’argent la peine des saletés et des crimes dont il est la cause ? L’amour est-il moins souillé, lui qui crée la vie ? » C’est bien dit, et voilà une sérénité d’indulgence à laquelle, jusqu’alors, ne nous avait point accoutumés M. Zola.

Mais la conclusion, pour optimiste qu’elle soit, n’est pas suffisante pour chasser l’impression d’effroi de ces quatre cents pages vertigineuses, comme un Niagara, dont les chutes d’or attirent, entraînent et broient quiconque se penche au-dessus de l’abîme pour y disparaître bientôt, déshonoré, vaincu, ruiné. Si le monde, à chaque pas en avant, est condamné, par une loi supérieure, à faire autant de victimes, il faudra rayer, de notre dictionnaire, le mot progrès, car il n’aura plus la moindre signification.

Charles Canivet, Le Soleil, 29 mars 1891.

L’argent absous

Dans son nouveau volume qui a pour héros le terrible et tout puissant dominateur du monde : L’Argent, M. Émile Zola, fidèle au procédé si heureusement employé par lui dans ses œuvres précédentes, condense l’idée générale, aux développements nombreux, dans un être synthétique, aveugle et inconscient. De même que L’Assommoir avait la bibine du père Colombe, Germinal, le puits du Voreux et sa machine, La Bête humaine, la locomotive Louison, L’Argent a la Bourse. Et tout de suite dans ce livre, dont le premier chapitre est comme l’ouverture dans un opéra, le temple de l’argent et de la spéculation se dresse, avec ses rumeurs d’océan, ses innombrables flots de joueurs, heureux ou malheureux, chantant la victoire ou pleurant sur la ruine. Et l’on voit autour du temple, rôdant comme un loup affamé, Saccard, le brasseur d’affaires, démonté, méprisé de tous ceux qui le saluaient naguère, mais tenace, décidé à lutter encore, à reconquérir la situation perdue, à rentrer à n’importe à quel prix en possession de la fortune, à faire de nouveau la loi dans cette Bourse, où il n’entre pas aujourd’hui, à fouler sous son talon vainqueur les triomphants, si dédaigneux de l’heure présente, […]

Visiblement, cependant, M. Émile Zola a visé plus haut ici qu’à intéresser par une fiction habile, par des péripéties savamment ménagées. Son but, qui apparaît très clair, a été de montrer, d’accumuler tous les reproches et aussi toutes les louanges qu’on a pu adresser à l’argent, et d’établir la balance.

Et il semblerait à première vue que le romancier, fidèle à sa coutume, s’est montré impartial, laissant au lecteur le soin de conclure ; mais il n’en est rien. Cette fois, M. Zola prend position dans la question. Les tendances socialistes de Germinal reparaissent, caressées avec prédilection, dans le personnage du phtisique Sigismond, disciple de Karl Marx. Seulement, comme le rêve de Sigismond est de trop lointaine réalisation pour qu’il puisse se baser sur lui afin de conclure, M. Zola, tout bien pesé, est d’avis que l’argent, malgré tous les vices qu’il engendre, tous les maux qu’il cause, doit être absous.

Témoin, le dernier paragraphe du volume. […]

« Et Mme Caroline était gaie malgré tout, avec son visage toujours jeune, sous sa couronne de cheveux blancs, comme si elle se fût rajeunie à chaque avril dans la vieillesse de la terre. Et, au souvenir de honte que lui causait sa liaison avec Saccard, elle songeait à l’effroyable ordure dont on a également sali l’amour ; pourquoi donc faire porter à l’argent la peine des saletés et des crimes dont il est la cause ? L’amour est il moins souillé, lui qui crée la vie ? »

Telle est la conclusion de L’Argent, nettement exprimée ici, mais déjà présentée à chaque page du roman. Pourquoi M. Émile Zola n’aurait-il pas raison ?

Judith Gautier, Le Rappel, 1er avril 1891.

De la bonne ouvrage

De tous les personnages de L’Argent, le plus vivant, c’est encore la Bourse. Elle est ici ce que sont le Paradou dans La Faute de l’abbé Mouret, les Halles dans Le Ventre de Paris, le zinc du père Colombe dans L’Assommoir, l’escalier de Pot-Bouille, la mine de Germinal, la locomotive de La Bête humaine, une espèce de vision apocalyptique ; quelque chose d’immense, de démesuré, qui a une âme, lorsque parfois les personnages en chair et en os n’en ont pas. Ce monstre respire ; on entend son souffle ; il hurle, il rugit, il dévore. Les peintures les plus puissantes du livre sont certainement celles où l’auteur nous peint le mouvement enragé, l’agitation épileptique, le vacarme et la trépidation formidables de la Bourse dans les deux grandes journées qui sont l’Austerlitz et le Waterloo de la Banque universelle : on ne les lit pas sans une sorte de vertige. Mais il dépasse la mesure, et le verre grossissant à travers lequel il voit toutes choses, les déforme et les dénature. La faculté maîtresse de M. Zola, c’est bien celle là : tout grossir, – je ne dis pas tout grandir. Mais cette qualité est en même temps l’un de ses plus grands défauts. Il ne laisse à rien ses vraies proportions, il amplifie, et rien n’est plus contraire au naturalisme dont il se targue.

Il y a bien plus de rhétorique qu’on ne croit dans M. Zola ; seulement c’est de la rhétorique retournée. Gundermann et Saccard ne sont pas seulement deux financiers rivaux ; ce sont deux généraux en chef, deux paladins, deux héros de L’Iliade ou des Nibelungen. La corbeille, c’est la table ronde ; la Bourse est, à sa façon, un sanctuaire plus mystérieux que ceux d’Isis et plus redoutable que ceux de Moloch. Devant Gundermann, Saccard lui-même se sent « pris d’une sorte de terreur sacrée ». Et de même, les personnages que peint M. Zola, ce sont moins des individualités que des types : chacun incarne en lui toute une espèce. Par là non plus il n’est pas naturaliste. Il ne l’est, mais là il l’est pleinement, que par son amour de l’ordure et l’instinct qui le pousse à rabaisser l’homme aux instincts bestiaux, à faire de lui un pur animal monté en grade, bon ou méchant sans effort et sans mérite, suivant l’influence héréditaire et la vigueur de son estomac.

Il ne manque qu’une chose à cette méticuleuse exactitude de détails observés par un œil de myope : c’est l’exactitude du fond. En transportant dans son Universelle tous les éléments caractéristiques de l’Union générale, il a simplement oublié que cette dernière est née, a grandi, est morte dans un milieu politique, social et religieux tout différent. Avec l’Empire, ce n’est pas seulement un régime qui a disparu, c’est tout un ordre de choses qui s’est transformé. M. Zola a fait les raccords de son mieux ; mais l’adresse n’est pas son fort, et la remarque subsiste, comme disait le bon Dacier.

À cela près, si vous aimez le document, il en a mis partout. Il nous en avait comblés, il veut nous en accabler. On crierait volontiers grâce. Ce n’est point un divertissement de lire ces pages compactes et massives, dont les alinéas s’avancent en bataillons carrés. Figurez-vous que vous entrez dans la forêt sans fin de Stanley, et que vous allez être longtemps, à marcher sur les troncs pourris et à travers l’inextricable réseau de broussailles, sans revoir la lumière. Il faudrait s’y faire jour la hache à la main.

Ce n’est pas, du reste, que je veuille contester la puissance du talent de M. Zola. Ce robuste ouvrier arrive à l’effet par la masse, et parfois cette masse est animée d’un souffle qui la fait vivre. Dans l’énorme et pesant édifice qu’il a bâti de gravats, de moellons, de boue et de pis encore, L’Argent ne sera pas l’étage le plus récréatif, mais il sera l’un des plus solides : c’est de la bonne ouvrage, comme disent les maçons, et l’on sent bien que ce gâcheur de mortier sait parfaitement son affaire. Le lecteur en a pour son argent. Il est vrai qu’on ne voit pas toujours clair dans ces fortes bâtisses et qu’il y sent terriblement mauvais. Mais il faut bien croire que cette dernière circonstance, loin de repousser le public, est un attrait pour lui : car en vérité je me demande quel agrément pourrait bien l’attirer en si grand nombre de ce côté-là, sans ce ragoût fait pour plaire aux odorats usés et pervertis, qui trouvent le parfum de la rose trop fade. Sans doute, en regard de Nana, de Pot-Bouille, de La Terre, L’Argent est un récit presque chaste. Vous n’y trouverez guère que trois ou quatre viols, une demi-douzaine d’histoires scandaleuses, quinze à vingt fois tout au plus le mot cochon, s’il m’est permis de détacher avec des pincettes, du vocabulaire de M. Zola, ce mot dont il abuse peut-être un peu, même pour un naturaliste. On ne saurait être plus modéré, relativement. Il est vrai qu’une de ces histoires est d’une obscénité effroyable, et, qui plus est, dégoûtante ; mais il n’y en a qu’une de ce calibre, et vous conviendrez qu’il ne saurait y en avoir moins, quand il y en a. On peut donc croire que M. Zola commence à mettre un peu d’eau dans son vin, seulement en homme qui n’en a pas encore l’habitude, et qui oublie parfois ou qui verse à côté.

Victor Fournel, La Gazette de France, 14 avril 1891.

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