« Voulez-vous que je vous fasse un aveu, qui, certes, ne manquera pas de vous étonner ? Eh bien, je ne sais rien encore de mon sujet. Quels seront mes personnages, je l’ignore. Ce que je puis assurer, c’est que, ces personnages une fois créés, animés, habillés, je les ferai s’agiter dans le milieu des affaires et de la Bourse.

Je connais donc mon milieu, mais j’ignore, quant à présent, l’action qui s’y déroulera. Et encore, ce milieu est-il assez mal défini en mon esprit. Car, je ne dois pas oublier un seul instant que nous sommes à la fin de l’Empire ; et, depuis vingt ans, que de changements de l’organisme social ! Il me faut en reconstituer, en évoquer une fraction et comme un rouage des plus compliqués : la société financière. Je suis convaincu, en effet, qu’entre le monde des affaires actuel, celui qui grouille aujourd’hui sur les marches de la Bourse, et l’ancien, celui d’avant 1870, il y a un abîme. Vous voyez, dès lors, mon embarras. Où trouver le document certain, irréfutable, indispensable à ma logique, ce milieu qui impressionne et modifie selon la vérité les personnages que j’y fais évoluer ? Je vous avouerai mon ignorance crasse de tout ce qui touche, de près ou de loin, à l’argent. Actuellernent encore, j’en ignore la valeur, tant dans la théorie économique que dans son rôle pratique.

L’argent ! mot étrangement élastique et dont la multiple signification m’échappe. L’argent, titre énorme et qui doit embrasser, énumérer, comprendre, expliquer, définir, analyser et synthétiser hommes et choses de l’agio, des affaires et de la Bourse. C’est toute une initiation pour moi, une éducation à faire, et procédant comme pour Germinal ou La Bête humaine, je vais m’astreindre à un nouveau régime, à une nouvelle vie provisoire. J’ai dépouillé le costume du mineur pour la cotte du mécanicien. J’essayerai d’entrer cette fois dans la redingote d’un agent de change ou d’un banquier.

Cette étude spéciale, je l’entrevois, sera longue et difficile – elle est à la fois complexe et minutieuse, touchant à des professions de toute sorte, remuant mille et une industries que je soupçonne sans encore les connaître.

Que m’importe ! Je ne bouderai pas à la besogne. Je vais opérer en divisant mon travail. Travail de vision d’abord, la vision particulière du romancier qui tire en relief, de l’amas confus des objets et des faits, ceux qui font lumière, s’adaptent aux personnages et les font mieux saillir ; travail d’assimilation ensuite, par l’étude technique, l’emploi précis de termes, encore inconnus pour moi, l’apprentissage d’une lexicographie nouvelle. Je ne parle pas de la composition même du roman, avec son intrigue, dans ma tête, puis sur le papier.

L’Argent, ce sujet devait inévitablement, comme facteur capital, et mobile puissant des faits et gestes de mes personnages, prendre place en mon œuvre, puisque, ainsi que je prends soin de l’affirmer en ma préface, la famille que je me suis proposé d’étudier a pour caractéristique le débordement des appétits, « le large soulèvement de notre âge qui se rue aux jouissances ».

Au bout de cet assaut, de cette course effrénée à la poursuite de l’argent, de la richesse et des jouissances avec elle, il y a la catastrophe, le cataclysme, l’écroulement. J’ai pensé m’inspirer un moment des derniers événements financiers : l’Union Générale, les Métaux, Panama. Réflexion faite, j’y renonce. Mon action se passe sous l’Empire. L’affaire Mirès me semble indiquée. Je veux donc l’étudier consciencieusement dès aujourd’hui. Vous savez, à présent, cher monsieur, quelles sont mes intentions générales, très vagues encore, indécises, perdues dans les nimbes de mon cerveau. Je vais partir à la chasse du document, travailler avec les spécialistes, m’identifier au peuple des affaires et de la Bourse, aux gens de finance. »

Interview par Henri Byrois, Le Figaro, 2 avril 1890

– L’argent, fis-je observer, mais voilà, j’imagine, le sujet de votre prochain roman ?
– Oui, et c’est précisément ce qui me donne du tracas. Il est très difficile de faire un roman sur l’argent. C’est froid, glacial, dénué d’intérêt. Je ne connais guère qu’un roman sur l’argent qui soit réellement intéressant : c’est celui de Balzac, Grandeur et Décadence de César Birotteau. Tous les autres suent l’ennui. Et cela s’explique très bien. Les affaires d’argent sont généralement fastidieuses et d’un ordre d’idées très abstrait. Il n’est rien d’assommant comme les chiffres. Cela nécessite une tension d’esprit, une application soutenue du cerveau. De là pour le lecteur, un découragement profond, une lassitude inévitable dès les premières pages du livre qu’il feuillette. Pourtant, je suis obligé d’entreprendre ce travail.

Cela entre dans la série des Rougon-Macquart.

Je ne sais pas encore ce que je mettrai dans ce roman. Je tâcherai d’y introduire quelque chose de vivant, de mouvementé. J’ai deux ou trois sujets d’action. Je prendrai celui qui pourra lutter avantageusement contre la sécheresse de cette étude, L’action, ce n’est pas ce qui m’inquiète, ni même les personnages. C’est le cadre que je ne vois pas encore. Il me faut une affaire énorme, gigantesque, qui prenne un homme audacieux et le rende maître de la Bourse, du marché financier, en l’espace de quelques années. Une de ces montées brusques, soudaines, vers des hauteurs prodigieuses, suivie d’une dégringolade subite, d’un anéantissement complet. Quelques amis sont en train de recueillir des matériaux pour ce roman. Je ne sais encore quelle affaire financière je pourrai étudier.

L’affaire Mirés m’avait séduit ; elle est vaste, considérable, étendue, mais elle n’est pas intéressante. Je me déciderai pour l’affaire Bontoux, l’Union générale, ou même pour l’affaire des métaux. La politique jouera un rôle dans ce roman sur la finance. Celle du 24 Mai me convient assez, et je verrai si je peux la transporter à la fin de l’Empire. Ce qui me préoccupe aussi, c’est d’être obligé de faire encore des anachronismes, de placer des événements récents avant la guerre de 1870, époque, vous le savez, où s’arrête la série des Rougon-Macquart.

J’étudierai le rôle social de l’argent dans notre société Ce sera là le fonds philosophique du livre.

– Et quelle conclusion en tirerez-vous ?
– Ma foi, répartit brusquement Zola, je crois que je dirai du bien de l’argent. Je vanterai, j’exalterai sa généreuse et féconde puissance, sa force expansive. Je ne suis pas de ceux qui déblatèrent contre l’argent. Je pars de ce principe que l’argent bien employé est profitable à l’humanité tout entière. Prenez mon exemple personnel : je gagne beaucoup d’argent et j’en dépense énormément. N’est-ce pas là le vrai rôle de l’argent : se répandre et féconder les sillons arides ?

Donc, je ferai l’apologie de l’argent, malgré les attaques futures que je vais certainement m’attirer.

Ce sera, j’imagine, un roman très parisien, léger de touche, d’un courant très fin et sans description. Le contraire absolu de ce que je viens de faire. Je décrirai deux milieux, celui de l’argent et celui du journal, le monde de la haute banque et de la banque infime mêlé au monde des journalistes, boulevardiers, directeurs, chroniqueurs à renom, reporters, faits-diversiers. Je montrerai en même temps un coin du socialisme et un coin de noblesse ruinée par la spéculation. La richesse à côté de la pauvreté. Une intrigue passionnelle assemblera les facettes de cette étude complexe.

Entretien avec Mario Fenouil, Gil Blas, 8 avril 1890.

« Et j’arrive à vos questions sur L’Argent, celles qui révoltent un peu ma paresse. […] Ce sera certainement le plus compliqué, le plus bourré de tous mes livres. Pour vous en résumer les matières, il me faudrait entrer dans des détails infinis. Non seulement j’ai voulu étudier le rôle actuel de l’argent, mais j’ai désiré indiquer ce qu’a été jadis la fortune, ce qu’elle sera peut-être demain ; de là toute une petite partie historique et toute une petite partie socialiste. En somme, au centre, se trouve l’histoire d’une grande maison de crédit, le brusque lançage d’une banque, toute une royauté de l’or, suivie d’un écroulement dans la boue et dans le sang. J’ai repris mon Saccard de La Curée. Ce dont je suis assez satisfait, c’est de la création du type de femme qui dominera l’action; car il m’a été très difficile d’introduire une femme là-dedans. Je vous répète qu’il m’est presque impossible d’être plus explicite, tellement tout cela se tient et se mêle. C’est construit dans le genre de Pot-Bouille : beaucoup d’épisodes, beaucoup de personnages ; mais moins d’ironie, plus de passion, et un ensemble plus solide, je crois. Je n’attaque ni ne défends l’argent, je le montre comme une force nécessaire jusqu’à ce jour, comme un facteur de la civilisation et du progrès. »

Lettre à Jacques van Santen Kolff, 9 juillet 1890.

« Mon cher confrère, je réponds d’abord à vos questions, au sujet de L’Argent. L’idée de ce roman n’est pas du tout récente. Si elle ne se trouvait pas dans le plan primitif, elle date des premiers volumes publiés de la série. Depuis lors, j’ai toujours réservé une case pour ce que j’appelais mon roman sur la Bourse. Je voulais y reprendre Saccard et Rougon, y opposer l’empire libéral à l’empire autoritaire, enfin y étudier la crise politique qui a précédé l’effondrement du règne. Vous voyez que la conception du roman est chez moi très ancienne. Je la place après la publication de Son Excellence Eugène Rougon, vers 1877.

Le titre L’Argent ne m’a donné aucune peine à trouver. Il s’est en quelque sorte imposé à moi, car j’ai élargi le cadre, je ne me suis pas enfermé dans le milieu restreint de la Bourse. […] Quant aux études, aux recherches que j’ai faites, elles ont été comme toujours dirigées d’après le même plan logique : lecture des livres techniques, visites aux hommes compétents, notes prises sur les lieux à décrire. Cette fois, j’ai eu seulement un peu plus de mal que les autres, parce que j’entrais dans un monde qui m’était totalement inconnu, et que rien, selon moi, n’est plus réfractaire à l’art que les questions d’argent, que cette matière financière, dans laquelle je suis plongé jusqu’au cou. Vous me demandez si je suis content : jamais je ne le suis au milieu d’un livre, et cette fois le tour de force avec lequel je me bats est vraiment si dur, que j’en ai, certains jours, les reins cassés. Enfin, nous verrons bien. »

Lettre à Jacques van Santen Kolff, 12 septembre 1890

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