« Dans la salle

Le dallage est en marbre ou en pierre, blanc et noir ; beaucoup de débris de papiers, un vrai fumier, crachats, boue, humidité les jours de pluie. Les parapluies qui s’égouttent. Il y a cinq arcades dans le fond, à plein cintre ; neuf sur les côtés. Les bas-côtés tout autour (?). Des lanternes à gaz, pendantes, éclairent, de deux en deux arcades. En haut la galerie du télégraphe. Entre les colonnes et la galerie, dans des écussons ronds, sont des noms de ville. Au-dessus de la galerie, dans la voûte en encorbellement, se trouvent des bas-reliefs. Le jour arrive par un vitrage à deux pentes. Les bureaux des transferts sont dans la galerie, sur la façade de la Bourse. Le télégraphe occupe deux ou trois salles vers la rue Brongniart. Manque d’air, sombre et humide par temps de pluie. Des guichets nombreux, des petites tables pour écrire. Parfois, tout cela est plein. En haut, dans la galerie, un parapet assez large, où des noms sont gravés. Des cadres, avec des dépêches affichées.

Ce qui frappe partout, c’est la crasse noire, polie, luisante, dont les murs sont partout enduits, à hauteur d’homme ; les colonnes et les murs de la salle, les murs de l’escalier et des couloirs, partout. La salle des commis est sous le télégraphe. Le cabinet des agents de change est sur la rue Notre-Dame-des-Victoires. Un buffet. Des tables avec soixante places pour les agents de change. Un fauteuil plus élevé pour le syndic. Du feu de bois dans les cheminées. L’aspect d’une salle d’attente de première classe dans une grande gare. Un vestiaire sans doute.

D’en haut, ce qu’on voit.

La corbeille avec sa rampe circulaire garnie de velours grenat (fer et bois). Le comptant, enfermé dans une balustrade, où se trouvent assis les trois coteurs, un peu surélevés, avec leurs gros registres ouverts, dont on voit les taches blanches. La guitare, faisant pendant au comptant, mais ouverte au public. La rente de l’autre côté. L’aspect est celui-ci : à la rente, le public avec les commis, un paquet central, très animé, très serré, côtoyé par la bousculade des gens qui passent pour entrer ou sortir (porte de derrière). Au comptant, grosse agitation également, mais enfermée, dominée par les trois coteurs. Dans la guitare, va-et-vient continuel. Le public est donc beaucoup plus tassé dans le fond, à la rente et de l’autre côté de la travée qui mène au cabinet des agents. Les trois autres travées sont fermées, et on y voit les gardes et les agents eux-mêmes venir s’y mettre à l’extrémité en contact avec le public. Dans l’autre partie de la salle, en avant, on s’écrase moins, des groupes, de petits espaces vides. C’est là où chaque spéculateur, chaque banquier, chaque représentant, a sa place marquée. Donc, dans la corbeille, presque tous les agents nu-tête ; crânes chauves ; cheveux gris ; un ou deux avec leurs chapeaux ; les petites taches blanches que font les carnets. Les mains blanches des agents. Les gestes qui accompagnent. Les coups de menton. Le plus grand nombre accoudés à la rampe circulaire. Quelques-uns à côté, causant. Ceux qui se détachent et qui vont jeter un coup d’œil sur les registres ou donner un cours aux coteurs. D’autres vont à la rente. Les gardes allant au bout des travées. Les agents allant et venant dans les travées pour se mettre en communication avec le public. Puis le grouillement du comptant. Aussi tête nue. Les bras tendus avec les fiches. Les chapeaux qui miroitent dans la lumière diffuse, pâle et morne du vitrage. Dans cette foule, c’est le noir des redingotes qui domine, et le noir luisant des chapeaux. Pas une note claire.

Le bruit

Ce bruit constant se décompose ainsi. D’abord, un grondement continu, un roulement toujours semblable, pareil à un bruit de mer entendu de loin. Sourd, profond, une clameur égale. Cela doit provenir des conversations à voix haute, des paroles de la foule : c’est le souffle vivant et puissant de la foule. Puis là-dessus les cris spéciaux des agents, des commis à la rente et au comptant. Ici, ce n’est plus régulier, cela monte et cela descend. Un clapotis de voix qui se brisent. Une plus aigre par moment éclate, sans qu’on puisse jamais deviner ce qu’elle dit. Un grincement, un glapissement très particulier qu’il faut avoir entendu. Des voix ainsi s’élèvent glapissantes, se taisent, se réveillent. La fumée bleuâtre des cigares qui monte. En bas, les portes, garnies de treillages, battent continuellement, très lourdes ; mais elles vont et ne viennent pas.

Les calorifères, plaques de fer polies par les pieds, tout le long des bas-côtés.

L’horloge est du côté de la façade. »

Documents préparatoires de L’Argent. NAF 10269, f°139-144.

« Il y a trois façons de donner un ordre à un agent de change ; acheter ou vendre au mieux (sous-entendu de mes intérêts) le plus bas/le plus haut. Acheter ou vendre au cours moyen. Acheter ou vendre à un cours fixé. Quand on donne à un agent l’ordre « au mieux », c’est qu’on a confiance dans son flair. Espoir d’avoir le cours plus bas dans l’achat, plus haut dans la vente qu’au cours moyen. « Faites comme pour vous. » Et c’est à lui à voir s’il fait opérer au commencement, au milieu ou à la fin de la Bourse. Quand l’offre ou la demande se produit toute nette, sans que l’agent ajoute rien, c’est qu’elles ont lieu au cours moyen. Ce cours se calcule en prenant la moyenne du cours le plus haut et du cours le plus bas de la journée. Quand l’ordre est donné à un cours fixé, naturellement l’affaire ne se fait pas si l’agent ne trouve pas à acheter ou à vendre au cours dit. En un mot, il faut trouver la contrepartie. Le cours d’ouverture n’est pas toujours le cours de fermeture de la veille, surtout s’il s’est passé un événement dans l’intervalle. »

Documents préparatoires de L’Argent. NAF 10269, f°253-254.

« À chaque liquidation, le 15 et le 30 de chaque mois pour les valeurs, un compte est arrêté chez l’agent, et le client, s’il se fait reporter, doit payer la différence ou la toucher. Donc le report n’empêche pas le règlement de la différence ; seulement il empêche de livrer ou de lever ; c’est-à-dire que l’opération continue. Lorsqu’on ne se fait pas reporter, on a cinq jours pour livrer ou pour lever. Les administrateurs qui spéculent, à la hausse tant que ça monte, touchent les différences, et se font reporter. Les spéculateurs qui veulent voler font l’opération en partie double, touchent du bon côté et ne paient pas de l’autre. (Ce sont ceux-là qu’on met en demeure de payer cinq jours après.) Les spéculateurs qui ont des capitaux peuvent lever, et en devenant ainsi maître de leurs titres, enrayer leurs pertes. C’est-à-dire qu’ils ne sont plus forcés de se faire reporter, ce qui limite leur perte à ce jour-là. Quand un spéculateur joue à la hausse, et que la valeur monte, il touche la différence, et s’il ne prend pas possession, il se fait reporter. S’il s’aperçoit que ça va baisser, il vend. Au moment où la baisse va commencer, ceux qui étaient à la hausse se trouvent avoir à lever leurs titres, le jour de la liquidation. Admettons qu’à ce moment le cours est inférieur à celui où ils ont acheté. Ceux qui ont de l’argent, au lieu de se faire reporter, lèvent leurs titres et les vendent au comptant ce qui limite leur perte. Ceux qui n’ont pas d’argent sont obligés de se faire reporter, et la baisse continuant leur perte grandit. »

Documents préparatoires de L’Argent. NAF 10269, f° 282-283.

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