Arriveras-tu, s…pe ?
Les littérateurs feront de plus en plus en 1887 ce qu’ils faisaient en 1886.
M. Émile Zola publiera un roman de sept cents pages intitulé La Terre. II y aura dans ce roman, comme dans les autres, une Bête, qui sera la terre ; et, sur cette bête, vivront des bêtes, qui seront les paysans. Il y aura un paysage d’hiver, un paysage de printemps, un paysage d’été et un paysage d’automne, chacun de vingt à trente pages. Tous les travaux des champs y seront décrits, et le Manuel du parfait laboureur y passera tout entier.
La seule passion campagnarde étant, comme on sait, l’amour de la terre, vous prévoyez le sujet. Ce sera l’histoire d’un vieux paysan qui fera le partage de ses biens à ses enfants ; ceux-ci, trouvant qu’il dure trop, le pousseront dans le feu à la dernière page. Je pense qu’il y aura aussi une fille-mère qui jettera son petit dans la mare. Et je suis à peu près sûr qu’il y aura une idiote, ou un idiot, peut-être deux, ou trois. Et tous ces sauvages seront grandioses. Et le livre sera épique et pessimiste. Il faut qu’il le soit, M. Zola n’en peut mais. Et le roman commencera ainsi :
« Le soleil tombait d’aplomb sur les labours… L’odeur forte de la terre fraîchement écorchée se mêlait aux exhalaisons des corps en sueur… La grande fille, chatouillée par la bonne chaleur, riait vaguement, s’attardait, ses seins crevant son corsage… – N… de D… ! » fit l’homme ; arriveras-tu, s… pe ? »
Le Figaro, 12 janvier 1887.
Ignoble
L’immoral et malpropre Gil Blas [a] descendu un nouveau degré dans la malpropreté en publiant l’ignoble feuilleton de Zola.
L’Univers, 21 juillet 1887.
À se boucher le nez
Par un juste châtiment de la perversion volontaire d’un talent consacré à la glorification du matérialisme. M. Zola en arrive présentement à de telles abjections qu’il révolte ses plus anciens et obstinés admirateurs
Dans L’Évènement un critique examine certains chapitres du nouveau roman La Terre que publie M. Zola dans Gil Blas et qui, d’après ce résumé, lui-même impossible à reproduire, donne l’idée d’une immonde vautrée dans les derniers bas-fonds de l’ignoble. Citons seulement cette observation jetée en passant :
C’est à se demander si cette obsession de la chose salaude et basse, cette hantise du mal malpropre… n’est pas chez l’auteur de L’Assommoir, de La Faute de l’abbé Mouret, de La Conquête de Plassans et de tant d’autres œuvres, un commencement de folie maniaque, un éréthisme stercoraire, une hystérie cérébrale. En tout cas, il y a certainement fissure. Le véritable nom du roman actuel de M. Zola n’est pas La Terre, mais la Tinette ; quand la prose d’Émile n’est pas à se calfeutrer les oreilles et la face, elle est à se boucher le nez. Voilà bien, on effet, le dernier terme de la littérature au goût du jour et la dernière impression qu’elle doit produire.
L’Univers, 8 août 1887.
LA NOUVELLE MANIÈRE DE M. ZOLA
On frappe à votre porte ;
C’est votre serviteur :
« J’apporte
Les journaux de Monsieur. »
– Vous ouvrez votre orbite,
Et parlant au Ruy Blas :
« Bien vite,
Donne-moi le Gil Blas. »
Et soudain, sans mystère,
Vous mettez votre œil à
La Terre,
Le roman de Zola.
Vous dévorez le Maître ;
Car, ce feuilleton-là
Voit naître
Un tout nouveau Zola ;
Un tout nouvel Émile,
De loin répercutant
Clairville :
Un Zola crépitant,
Qui vous fait, sous sa cuisse,
Entendre des feux d’artifice
Où chante le pétard.
Ce n’est plus du sadisme
Non plus ce n’est du réalisme,
Brute autant qu’induré.
C’est plus gai, mais plus sale !
Des feuilletons, chacun exhale
Un curieux parfum.
Tous les jours que Dieu fasse,
Zola pousse à travers
L’espace
De petits gaz pervers.
Chez lui, tout personnage
Pour rire, à chaque instant,
Fait rage
En se déculottant.
Il éteint la bougie.
Enfin, c’est en un mot
L’orgie
Du joyeux haricot.
Comme d’un monomane,
De Zola maintenant
Émane
Un souffle permanent.
Sur chaque page, il jappe,
S’annonce, se contient,
S’échappe,
S’évapore et revient.
En vain, l’œil voudrait lire.
Mais le nez, mis en goût,
Aspire,
Prend, hume et garde tout.
Ce souffle à chaque page
Affirme sa splendeur.
On nage
Dans sa subtile odeur.
ENVOI
Zola, miséricorde.
Sois-nous plus délicat.
Accorde
Grâce à notre odorat.
Renonce à ton caprice
Et cesse, en soulevant
La cuisse,
De nous livrer au vent !
Albert Millaud, Le Figaro, 17 août 1887.
Un recueil de scatologie
La Terre a paru. La déception a été profonde et douloureuse. Non seulement l’observation est superficielle, les trucs démodés, la narration commune et dépourvue de caractéristiques, mais la note ordurière est exacerbée encore, descendue à des saletés si basses que, par instants, on se croirait devant un recueil de scatologie : le Maître est descendu au fond de l’immondice.
Eh bien ! cela termine l’aventure. Nous répudions énergiquement cette imposture de la littérature véridique, cet effort vers la gauloiserie mixte d’un cerveau en mal de succès. Nous répudions ces bonshommes de rhétorique zoliste, ces silhouettes énormes, surhumaines et biscornues, dénuées de complication, jetées brutalement, en masses lourdes, dans des milieux aperçus au hasard des portières d’express. De cette dernière oeuvre du grand cerveau qui lança L’Assommoir sur le monde, de cette Terre bâtarde, nous nous éloignons résolument, mais non sans tristesse. Il nous poigne de repousser l’homme que nous avons trop fervemment aimé. […]
Nous sommes persuadés que La Terre n’est pas la défaillance éphémère du grand homme, mais le reliquat de compte d’une série de chutes, l’irrémédiable dépravation morbide d’un chaste. Nous n’attendons pas de lendemain aux Rougon ; nous imaginons trop bien ce que vont être les romans sur les Chemins de fer, sur l’Armée : le fameux arbre généalogique tend ses bras d’infirme, sans fruits désormais.
Paul Bonnetain, J.-H. Rosny, Lucien Descaves, Paul Marguerite, Gustave Guiches, Le Figaro, 18 août 1887. [Texte connu sous le titre de « Manifeste des cinq »].
Cela soulève le cœur
Et la Terre tournait toujours… Quelques livres de M. Zola ont soulevé des tempêtes : celui-ci soulève le cœur. M. Zola veut bien nous dire, pour toute excuse, qu’il n’est pas encore fini ; tant pis ! Il n’y a rien à dire à M. Zola, du reste ; il sait parfaitement ce qu’il fait ; il le fait même très bien, ce qui rend la chose plus grave, et j’imagine qu’il a dû être, au fond, tout à fait ravi de la lettre assez inattendue, au surplus, que cinq jeunes romanciers lui ont adressée dans le Figaro. De ces romanciers, nous n’avons pas grand-chose à dire : sans aucun doute, ce sont des jeunes gens distingués, qui ont tenu surtout à se distinguer ; mais leurs noms, sauf celui de M. Bonnetain, qui a vraiment du talent, n’ont pas encore dépassé la rampe.
À eux cinq, ils ont donc écrit « au maître », dont ils ne sont pas les disciples, un fort papier où ils l’abandonnent à son malheureux sort. Ces messieurs, en termes polis, mais clairs, se déclarent dégoûtés de certains passages du roman en cours, et ils en appellent à toutes les mères. Le fait est que ce n’est même plus de la pornographie ; c’est un genre inférieur que M. Zola seul pourrait décrire : je ne vois guère, que lui qui ait la plume voulue pour faire le compte rendu de son œuvre. À la première page de son admirable Sapho, Daudet avait écrit : « à mes fils, quand ils auront vingt ans. » Sur La Terre, M. Zola pourra mettre : « à mes fils, quand ils seront constipés. »
Emmanuel Arène, La République française, 21 août 1887.
Obscénité gratuite
Il y a une beauté chez le paysan. Les frères Lenain, Millet, Bastien-Lepage l’ont vue. M. Zola ne la voit pas. La gravité morne des visages, la raideur solennelle qu’un incessant labeur donne au corps, les harmonies de l’homme et de la terre, la grandeur de la misère, la sainteté du travail, du travail par excellence, celui de la charrue, rien de cela ne touche M. Zola. La grâce des choses lui échappe, la beauté, la majesté, la simplicité le fuient à l’envi. Quand il nomme un village, une rivière, un homme, il choisira le plus vilain nom ; l’homme s’appellera Macqueron, le village Rognes, la rivière l’Aigre. Il y a pourtant beaucoup de jolis noms de villes et de rivières. Les eaux surtout gardent, en souvenir des nymphes qui s’y baignaient autrefois, des vocables charmants, qui coulent en chantant sur les lèvres. Mais M. Zola ignore la beauté des mots comme il ignore la beauté des choses.
Il n’a pas de goût, et je finis par croire que le manque de goût est ce péché mystérieux dont parle l’Écriture, le plus grand des péchés, le seul qui ne sera pas pardonné. […]
Mais le pire défaut de La Terre, c’est l’obscénité gratuite. Les paysans de M. Zola sont atteints de satyriasis. Tous les démons de la nuit, que redoutent les moines et qu’ils conjurent en chantant à vêpres les hymnes du bréviaire, assiègent jusqu’à l’aube le chevet des cultivateurs de Rognes. Ce malheureux village est plein d’incestes. Le travail des champs, loin d’y assoupir les sens, les exaspère. Dans tous les buissons un garçon de ferme presse « une fille odorante ainsi qu’une bête en folie ».
Les aïeules y sont violées, comme j’ai déjà eu le regret de vous le dire, par leurs petits-enfants. M. Zola, qui est un philosophe comme il est un savant, explique que la faute en est au foin, au fumier. […]
Que M. Émile Zola ait eu jadis, je ne dis pas un grand talent, mais un gros talent, il se peut. Qu’il lui en reste encore quelques lambeaux, cela est croyable, mais j’avoue que j’ai toutes les peines du monde à en convenir. Son œuvre est mauvaise et il est un de ces malheureux dont on peut dire qu’il vaudrait mieux qu’ils ne fussent pas nés.
Certes, je ne lui nierai point sa détestable gloire. Personne avant lui n’avait élevé un si haut tas d’immondices. C’est là son monument, dont on ne peut contester la grandeur. Jamais homme n’avait fait un pareil effort pour avilir l’humanité, insulter à toutes les images de la beauté et de l’amour, nier tout ce qui est bon et tout ce qui est bien. Jamais homme n’avait à ce point méconnu l’idéal des hommes. Il y a en nous tous, dans les petits comme dans les grands, chez les humbles comme chez les superbes, un instinct de la beauté, un désir de ce qui orne et de ce qui décore qui, répandus dans le monde, font le charme de la vie. M. Zola ne le sait pas. Il y a dans l’homme un besoin infini d’aimer qui le divinise. M. Zola ne le sait pas. Le désir et la pudeur se mêlent parfois en nuances délicieuses dans les âmes. M. Zola ne le sait pas. Il est sur la terre des formes magnifiques et de nobles pensées ; il est des âmes pures et des cœurs héroïques. M. Zola ne le sait pas. Bien des faiblesses même, bien des erreurs et des fautes ont leur beauté touchante. La douleur est sacrée. La sainteté des larmes est au fond de toutes les religions. Le malheur suffirait à rendre l’homme auguste à l’homme. M. Zola ne le sait pas. Il ne sait pas que les grâces sont décentes, que l’ironie philosophique est indulgente et douce, et que les choses humaines n’inspirent que deux sentiments aux esprits bien faits : l’admiration ou la pitié. M. Zola est digne d’une profonde pitié.
Anatole France, Le Temps, 28 août 1887.
Immonde
Jamais peut-être, depuis le marquis de Sade, d’ignominieuse mémoire, il n’avait été publié d’ouvrage plus licencieux et plus obscène. La lubricité sans voile s’y étale dans tout le cynisme ordurier de sa fonction. L’auteur semble prendre plaisir à multiplier sous les yeux du lecteur les tableaux les plus immondes, présentés sous les couleurs les plus crues, avec les rehauts les plus saisissants. D’un bout à l’autre, le livre n’est qu’une succession de scènes de débauche « champêtre » et familiale ménagées et amenées à plaisir pour souiller l’imagination et scandaliser le regard. La corruption morale et intellectuelle s’y élève à des hauteurs ou s’y abaisse à des degrés qu’ont rarement atteints les pires œuvres secrètes du XVIIIe siècle, qu’on colportait de ruelle en ruelle et qu’on lisait dans le silence propice de l’alcôve. Sous le Directoire, au moins, on se cachait pour dévorer, à huis clos, Justine et la Courtisane devenue philosophe, et les ministres de l’époque, gardiens de la morale publique – de ce qui restait de la morale publique – n’eussent pas souffert que les libraires missent en vente de pareilles saletés. Dieu sait pourtant à quel point Monsieur Barras et ses collègues poussaient la tolérance, en matière de littérature pornographique. Aujourd’hui, La Terre se prélasse au rez-de-chaussée d’un journal tiré à quarante mille exemplaires. Et femmes, enfants, jeunes filles, jeunes garçons, peuvent en toute liberté, moyennant quinze centimes, se gorger de cette pâture empoisonnée et malpropre.
Le Mémorial de la Loire et de la Haute-Loire, 2 septembre 1887.
Une diarrhée
M. Émile Zola s’embourbe, cela saute aux yeux. S’apercevant qu’il a fait fausse route, il perd contenance, lâche tout : le style, l’ordre, l’observation, etc., etc.
Il ferait mieux de s’arrêter net pour reprendre vent une bonne fois et se remettre d’aplomb.
Sans quoi, il va s’affoler de plus en plus, et perdre entièrement contenance.
Alors, cette œuvre, – dont certaines parties sont remarquables tout de même, c’est incontestable, – s’en ira tout à fait en diarrhée.
Le Tintamarre, 11 septembre 1887.
Complètement raté
Il m’en coûte beaucoup de dire que La Terre de M. Émile Zola, est un mauvais ouvrage, mauvais socialement, mauvais littérairement. […] Si le roman de M. Émile Zola est si complètement raté dans son ensemble, c’est que le sujet en était trop vaste pour tenir enfermé, même dans l’épaisseur anormale d’un volume de huit cents pages. La Terre !…. la terre, où les villes les plus immenses et les plus tumultueuses ne tiennent pas plus de place, dans l’étendue, qu’un nid d’alouette posé au versant d’un sillon, et qui sont cachées par une ride de terrain ou un bouquet d’arbres, comme le nid par quelques brins de chaume ; la Terre, cela n’évoquait pas l’idée d’un petit village, exceptionnellement sadique, où « glaner, c’est avoir les fesses hautes. » C’était l’embrassement de toute la vie, de tout le mystère de la vie ; c’était le poème émerveillant et formidable de la Nature. Il fallait à ce poème, attendu sur la foi de ce titre écrasant, un chantre qui ne s’est pas rencontré en M. Zola, qui ne s’est rencontré en personne, jusqu’ici, qui, jamais ne se rencontrera, parmi les hommes futurs, malgré les espérances du transformisme. […]
Je comprends donc que M. Zola ait circonscrit a un petit village l’action de son œuvre nouvelle, et qu’il en ait écarté, en dépit des promesses grandioses de son titre, les grands symbolismes et les grandes synthèses. Alors il devait se borner à restituer scrupuleusement la vie de ce coin de terre choisi par lui ; et c’est ce qu’il n’a pas fait. Avant d’entreprendre cette étude, une des plus larges, une des plus généreuses que puisse tenter un artiste, M. Zola ne connaissait que les paysans de Médan, qui ne sont point des paysans, – des rôdeurs de banlieue, tout au plus. Il s’en est fié, pour le reste, à un voyage rapide, forcément superficiel, dans la Beauce, à quelques racontars bourgeois qu’il y a surpris, à son intuition qui, cette fois, l’a grossièrement trahi. Il a démesurément amplifié ce qu’on appelle les défauts, les vices du paysan ; il a rapetissé sans justice ses sublimes qualités. Or, c’est le contraire qui arrive dans la nature. Au milieu de la splendeur des choses, les défauts du paysan, ses vices, ce qu’on appelle sa laideur, s’effacent, et il se montre dans toute la noblesse sévère, dans la grandeur divine de sa mission, la plus pure, la plus auguste qui ait été dévolue à l’homme. Mais il faut le voir comme l’ont vu les gothiques, il faut le comprendre et l’aimer comme le comprit et comme l’aima Millet, qui tout naturellement, sans chercher à le grandir, le bloqua en ses fusains, avec la forme plastique et la beauté sculpturale d’un marbre de Michel-Ange. […]
Émile Zola n’a pas vu le paysan ; il ne l’a compris ni aimé. Il est passé à côté de lui, et il ne l’a pas reconnu. La Terre ne saurait donc avoir la portée d’une œuvre sociale que d’aucuns voudront lui attribuer ; c’est une œuvre d’imagination douteuse, une fantaisie d’artiste mal inspiré. Pourtant, elle ne sera pas inutile, car le bruit qui s’est fait et qui se fera autour de ce livre va peut-être attirer l’attention sur ce dédaigné, sur ce délaissé, sur ce paria stoïque de notre société sans amour et sans pitié le paysan.
Octave Mirbeau, Le Gaulois, 21 septembre 1887
Inepte et abject
M. Zola, qui n’aime pas les feuilles, fussent-elles en papier, étale complaisamment, en ce moment, son fumier de La Terre. Ce roman inepte et abject est la seule chose qui puisse produire une floraison, en provoquant la sève généreuse. Il fera aimer tout ce qu’il insulte, le travail, l’honneur, la probité, la famille, la conscience, et il fera mentir le proverbe d’après lequel, quand on marche dans cette matière-là, on est certain d’avoir du bonheur.
Louis Ulbach, Le Petit Marseillais, 27 septembre 1887.
Un amas d’ordures
Maintenant, la publication de La Terre est terminée dans le journal. Nous allons voir reparaître cet amas d’ordures en librairie. Le volume sera tiré à des milliers d’exemplaires et expédié à l’étranger, qui se plaira à y voir un spécimen de notre littérature, la caractéristique de notre goût, le tableau fidèle de nos mœurs, en même temps qu’un témoignage du soin que mettent l’autorité publique et la magistrature en France à appliquer la loi et à faire respecter les bonnes mœurs. La publication du volume ne rencontrera sans doute pas plus d’obstacles que celle du feuilleton. On dira apparemment encore qu’il est trop tard. Une autre fois, la justice se lèvera peut-être plus matin.
Journal des débats politiques et littéraires, 20 septembre 1887.
Une suite de visions monstrueuses
Les préoccupations sensuelles qui ont envahi son œuvre entière ont peu à peu ses facultés d’observation. Sous leur influence, la réalité s’est déformée ; des hallucinations ont surgi. Dans La Terre le mal est à son paroxysme : ce n’est plus qu’une suite de visions monstrueuses. […]
On comprend […] l’épouvante de ses admirateurs désintéressés aujourd’hui impuissants à défendre un romancier dont ils aimaient le talent.
André Hallays, Journal des Débats politiques et littéraires, 24 novembre 1887.
Une caricature
S’il en fallait croire le livre de M. Zola, les paysans ne seraient pas autre chose que des brutes, pires que les brutes elles-mêmes, car ils usent de leur intelligence pour tromper le voisin, pour commettre une foule de délits bien proches parents des crimes et pour vivre dans l’égoïsme le plus profond qu’il soit possible d’imaginer. Qu’il y ait du vrai là dedans, ce n’est pas douteux ; mais, ce qui peut s’appliquer aux individus n’est pas applicable à la masse, et M. Zola connaît les paysans comme je connais les mineurs dont il a eu la prétention de décrire les mœurs, les déboires et les passions, dans Germinal. Ce que je puis affirmer, et ce n’est pas lui faire injure, j’imagine, c’est qu’il n’est pas plus au fait des mœurs des paysans que ne l’était Balzac, et qu’il n’en sait pas le premier mot. […]
Ce n’est ni le romancier, ni le poète des champs ; c’en est le caricaturiste. Où qu’il regarde, il ne voit que des souillures et s’il ne les voyait pas, il n’écrirait rien. La Mouquette de Germinal et la Trouille de La Terre sont plus que cousines germaines, elles sont sœurs par le vice. À de rares exceptions près, ce sont elles qui provoquent, et non les mâles, dénomination chère à M. Zola et qui montre bien son penchant à considérer les hommes comme des bêtes. À force de vouloir trop voir, je suis persuadé qu’il n’a rien vu, ce qui n’empêchera point les fanatiques de croire à sa parfaite exactitude et aux impeccables peintures d’un homme qui est un artiste exceptionnellement grand, dans les descriptions et les tableaux d’ensemble, et qui choit dans la caricature grossière dès qu’il prétend à voir de près les choses et les êtres. […] Qu’il y ait, quelque part, une famille de paysans tels que ceux de M. Zola, je ne le nie pas ; mais alors, il ne faut point parler de la Terre. C’est d’un coin de terre qu’il s’agit, où poussent et vivent des monstres, de même que germent et croissent des plantes néfastes dans les terrains les mieux cultivés. Tant pis pour ceux dont la vue est assez courte pour ne pas voir l’ensemble, et pour regarder la pourriture, lorsque, tout autour, il y a tant de fleurs !
Jean de Nivelle, Le Soleil, 24 novembre 1887.
Des personnages pris sur le vif
Le reproche fait à Zola de n’avoir vu et observé que de faux paysans n’est donc pas juste, d’autant moins juste que l’action de La Terre se déroule dans les vastes plaines de la Beauce.
Le paysage en est décrit avec cette exactitude qui est un des côtés essentiels du talent de l’auteur de l’Abbé Mouret et de la Page d’amour. Les personnages, eux aussi, sont pris sur le vif. On les voit, on les sent vivre. Ils sont bien réels. La question est de savoir si en les choisissant de préférence à d’autres, et en les mettant en scène, l’écrivain a prétendu incarner en eux le paysan, tout le paysan, ou s’il n’a voulu mettre en scène qu’un fait, un incident dramatique de la vie de campagne, fait résultant des passions, des intérêts, des instincts que développe spécialement la vie rurale. […]
Dans La Terre, Zola analyse l’avarice et la rapacité de l’homme, du paysan aux prises avec la Terre. Et la Terre est le grand personnage muet, implacable et fatal, qui domine le livre, comme la mine dans Germinal. […] Le romancier a observé un trait des mœurs rurales, une passion, la rapacité, qui n’est pas particulière au paysan, mais qui revêt, dans le milieu campagnard, une forme spéciale. Il n’a certainement pas voulu peindre le paysan, tout le paysan, pas plus que dans L’Assommoir, il n’a voulu peindre l’ouvrier, tout l’ouvrier. Est-ce qu’en faisant du père Grandet le type de l’avare qui sacrifie sa famille à son avarice, Balzac a eu l’intention d’incarner, dans ce personnage, le bourgeois de province, tout le bourgeois de son temps ? Assurément non. De même les Fouan ne sauraient avoir la prétention de résumer en eux tout l’élément paysan ni toute la vie rurale. L’écrivain qui voudrait, personnifier cet élément dans un type unique ne ferait pas œuvre vivante. Il verserait dans la métaphysique. Il créerait, non des êtres réels, mais des entités. […] La vie rurale est infiniment variée, et c’est un seul coin de cette vie que Zola a observé et traduit. Cette pleine justice rendue au talent de Zola, nous affirmons à nouveau les réserves que nous avons faites dans le temps sur tels tableaux et détails de mœurs, choquants pour le goût du lecteur, et d’une vérité très contestable.
Albert Dethez, Le Siècle, 24 novembre 1887.
Un livre sincère, avec des personnages répugnants
Nous venons de lire La Terre. Ce livre est difforme, démesuré, monstrueux ; mais, à coup sûr, il est sincère. On peut incriminer le goût, le tact littéraire de M. Zola ; on peut contester la vérité de ses peintures, la logique de ses déductions, mais on ne saurait mettre en doute sa bonne foi. À notre avis, cette oeuvre est celle d’un malade, affligé d’une affection lacrymale qui déforme les objets extérieurs et les lui montre monstrueusement grossis ; c’est le fruit d’un tempérament mal équilibré, exaspéré et tourmenté par de bizarres hallucinations.
On a dit souvent qu’en M. Zola le romancier cachait un poète. M. Zola a contemplé en poète le milieu des mines et le monde des mineurs. C’est également en poète qu’il a vu la terre, mais sa poésie est d’essence particulière ; le don poétique chez lui n’a pas pour résultat d’éclairer les objets, de les embellir, mais de les grossir en les déformant. De là le relief étonnant de certaines de ses figures, de là leur monstrueuse envergure, de là aussi la fausseté de leurs proportions. […]
L’exécution ! Nous arrivons au point faible de La Terre, et à la partie douloureuse de notre tâche. […]
Autour des personnages principaux s’en agitent d’autres très divers, et presque tous répugnants. M. Zola les a peints avec un parti pris de brutalité inouïe ; jamais sa plume n’avait été si fangeuse, si violemment obscène. Il a voulu sans doute nous montrer la brute chez le paysan, il y a parfaitement réussi ; son livre est une orgie de scènes honteuses, une pluie de mots ignobles, d’épithètes crapuleuses. On dirait qu’il se grise lui-même aux miasmes qu’il remue, qu’il respire avec délices les émanations putrides et qu’il trouve des jouissances exquises à se gorger de crottin. […]
Parfois cependant, de loin en loin, il s’arrête, il se calme, il respire, il se retrouve, et il redevient ce qu’il devrait toujours être, un très puissant écrivain. Sur les six cents pages de La Terre, il en est vingt qui sont de toute beauté, et que l’on peut citer comme des modèles de poésie grave, de sentiment et d’expression. […] Ah ! que M. Zola n’écrit-il toujours ainsi ! Pourquoi le poète, le peintre, le paysagiste qui sont en lui cèdent-ils la plume à cet être inqualifiable, énigmatique – et artificiel, nous voulons l’admettre – qui trouve un plaisir monstrueux à se rouler dans la vermine, dans la débauche et l’ordure ?
Adolphe Brisson, Les Annales politiques et littéraires, 27 novembre 1887.
Une œuvre forte
Comme L’Assommoir, La Terre est un livre complexe, puissant, extraordinaire en bien des endroits, trivial ici, poétique là. bondissant parfois jusqu’au sublime, retombant souvent dans l’ignoble. L’auteur apparaît tantôt comme un archange, le front radieux, les prunelles dardées au zénith, et tantôt en ouvrier nocturne qui n’a pas pris lé soin de se laver les mains en sortant de l’« ouvrage ». Cette dualité a choqué beaucoup de gens. Pour nombre de nos contemporains, qui, peut-être, n’ont pas entièrement tort, il est des choses très réelles qu’il convient de taire ; l’homme dans les livres et sur la scène doit apparaître un peu comme un être immatériel ; on ne doit connaître de lui que son cœur ; les autres tripes sont mises à l’index. Encore, le viscère cardiaque ne saurait-il être servi que sous la serviette du style figuré. Les héros de Zola ont des boyaux. Cela semble nouveau, hardi, odieux aussi. Ah ! cachez-nous ces appareils digestifs dont nous voulons oublier l’existence, crient les Arsinoë de la lecture. Ces appareils-là sont cependant. Très régulièrement tous les jours, quand nous sommes en bonne santé, nous en constatons l’excellent fonctionnement. Convient-il seulement d’informer le lecteur de ce mécanisme intime ? Toute la question est là. L’homme est à la fois un roseau pensant, comme le veut Pascal, et un boyau qui se vide, comme le dit Zola. Seulement, doit-on le dire ? […]
Malgré ces défauts, ces violences, ces brutalités, ces exagérations, La Terre est une œuvre forte et destinée à marquer. Le paysan est désenrubanné. Il est montré comme une bête sauvage et sans freins. Même Zola le place trop en dehors des lois existantes. On viole, on tue, on vole, on incendie dans son livre, comme s’il n’y avait jamais eu de gendarmes à Châteaudun. Le père Fouan a la grandeur tragique d’un roi Lear rustique auquel manque une Cordelia. Il n’y a aucun personnage sympathique, aucun honnête homme, aucune femme intéressante dans ce livre noir et dur comme, le sol où broutent ces animaux rustiques qui portent des noms d’hommes. La Terre n’est pas cependant un livre aussi pessimiste que l’a peut-être conçu l’auteur. Supprimez les accidents criminels, le meurtre de Françoise et l’étranglement du père Fouan, il n’y a pas grand-chose à reprendre dans les actes et dans les pensées de ces bêtes de somme qui portent le faix des impôts, offrent leur chair au canon et ensemencent régulièrement et patiemment le sol du pays d’hommes, de blé, de viande. Ils aiment la terre, ah ! c’est là leur seule vertu. Le jour où ils ne l’aimeraient plus, où ils l’abandonneraient, où ils la laisseraient s’épuiser dans la stérilité prolongée, c’est alors qu’il faudrait maudire le paysan. Jusque-là il faut l’admirer et le plaindre, ses vices ne nuisent qu’à lui, et ses mâles et prolifiques vertus profitent à tout le monde.
Lepelletier, L’écho de Paris, 28 novembre 1887.
Une plume fangeuse
Prenez maintenant les descriptions dont La Terre est émaillée, et dont quelques-unes sont fort belles. Zola n’arrêtera point ses regards sur les fleurs des champs, ni sur les papillons volages ; il retournera les mottes de terre pour voir ce qu’elles contiennent de fumier. Nous n’avons pas souvenir que, dans son livre, il s’extasie sur la parure du sol, sur les richesses végétales dont il est orné, tandis qu’il revient sans cesse sur la puissance productrice et fécondante qui est en lui. Cette idée de fécondation l’obsède, le tourmente, le poursuit. […]
Zola ne recherche, ne retient que les odeurs animales. En aucune page de son livre, il ne célèbre la pénétrante exhalaison des foins coupés et des bois humides ; en revanche, à chaque pas, il aspire avec délices les miasmes brutaux de l’écurie, de la basse-cour ou de l’étable. […] M. Zola n’est poète que dans ses conceptions générales ; dès qu’il passe à l’exécution, sa plume devient fangeuse, ordurière, exécrablement brutale.
Adolphe Brisson, Les Annales politiques et littéraires, 4 décembre 1887.
La Terre dans le Grand Dictionnaire universel de Pierre Larousse
Ce roman est l’apogée du naturalisme ; on ne voit pas comment l’auteur pourrait, suivant la formule, se dépasser lui-même dans ses ouvrages postérieurs en peintures répugnantes et en épisodes lubriques ; aussi La Terre a-t-elle provoqué une scission violente entre le maître et quelques-uns de ses principaux disciples, MM. Lucien Descaves, P. Margueritte, G. Guiche, Paul Bonnetain, qui, dans un manifeste, ont porté sur l’ouvrage le jugement suivant : « Non seulement l’observation est superficielle, les trucs démodés, la narration commune et dépourvue de caractéristiques, mais la note ordurière est exacerbée encore, descendue à des saletés si basses, que, par instants, on se croirait devant un recueil de scatologie. Le maître est descendu au fond de l’immondice.» Ainsi, M. E. Zola en est arrivé à scandaliser l’auteur de Charlot s’amuse !
Le sujet de La Terre est d’une banalité rare : c’est la convoitise du paysan pour le bout de champ qui lui agrée et arrondirait le sien, l’âpreté qu’il met à le conquérir, le cynisme avec lequel il laisse crever de faim son père et sa mère qui, ne pouvant plus travailler, ont fait entre leurs enfants le partage de leurs biens. Pour relever la vulgarité de sa conception première, qui n’offrait, comme on le voit, rien de neuf, M. Émile Zola devait fatalement l’agrémenter d’épisodes caractéristiques, et ils se succèdent d’un bout à l’autre du volume, des premières pages, où l’on voit une petite fille aider le taureau à couvrir une vache, jusqu’aux dernières, où les pauvres vieux abandonnés agonisent, en passant par celles où une femme aide son mari à violer sa sœur. Une des scènes capitales nous montre, dans une étable, une vache qui vêle et une fille qui accouche. « Voilà que ça crève ! » s’écrie un des assistants ; et ce n’est pas de la vache qu’il parle. Les bergers et les bergères du Lignon avaient pour sûr trop de rubans à leurs houlettes, mais les paysans de M. Zola n’en ont tout de même pas assez.
Par surcroît, il y a dans le roman un personnage facétieux, à sa façon, un grand diable que sa peau blanche et sa barbe rousse taillée en pointe ont fait plaisamment surnommer Jésus-Christ, fainéant, ivrogne, n’ayant pas plutôt quatre sous dans sa poche qu’il les absorbe sous la forme d’une chopine, et qui ne se mêle d’ailleurs aux divers incidents de l’action que pour tirer continuellement du fond de sa culotte des sonorités retentissantes. Pan ! pan ! fait-il en fermant l’œil gauche et en ajustant un gibier imaginaire, comme s’il tirait un lapin, à l’affût. C’est la note gaie. Il y a aussi M. et Mme Charles, bons bourgeois retirés des affaires, parents des paysans de La Terre par les Rougon ou par les Macquart, et qui professent les plus rigides principes : ils chassent une bonne soupçonnée de faire deux doigts de causette avec un jeune gars, sur le pas de la porte. Ces bourgeois scrupuleux, qui font élever leur fille au Sacré-Coeur, ont gagné leur petite aisance à tenir à Chartres une maison à gros numéro. Ils marient leur fille ; mais, en signant le contrat, le futur gendre déclare qu’il est floué, indignement floué, et qu’il rompt toute l’affaire : il avait toujours compris que la maison de Chartres entrait dans l’apport de la mariée, que c’était le plus beau fleuron de sa couronne. Qu’à cela ne tienne ; l’ingénue, que l’on croyait bien ignorante du passé de ses père et mère, avait tout su, tout deviné, et n aspirait elle-même qu’à régner, comme souveraine maîtresse, sur le personnel du gros numéro ; le mariage raccommodé se célèbre à l’instant. Que de délicatesse dans cet épisode ! Cependant, pour tout dire, on rencontre dans La Terre, comme dans le reste des œuvres de M. Zola, de très belles pages, des pages d’un maître écrivain.
Pierre Larousse, Grand Dictionnaire universel, deuxième supplément, 1890.
Défense de La Terre, par Zola (1)
« La Terre a déchaîné beaucoup de tempêtes. Peut-être pourtant ferait-on bien, avant de se prononcer, d’attendre la fin du roman ! Mais ce qui a eu lieu pour Pot-Bouille se produit derechef. Et pourquoi ? Parce que Jésus-Christ commet des incongruités. Véritablement, cette indignation est par trop comique ! Mais le Pet – et je n’ai employé l’expression crue qu’une seule fois dans le roman – appartient de plein droit au comique français ; il est admis et reconnu par lui depuis Rabelais. Jusqu’ici, on avait pu en rire, personne n’avait songé à s’en fâcher. Le paysan en use comme d’une farce, à tout propos, et la Beauce, par exemple, est extraordinairement… venteuse. Je m’engagerai à faire, quand on le voudra et pourvu que j’aie le temps de réunir les documents nécessaires, une conférence par laquelle je prouverai qu’il y a des écoles et des confréries de gens… qui suivent l’exemple de Jésus-Christ.
Enfin, je le répète, il y a là un élément comique dont de très pudibonds ont usé avant moi ! Ce n’est peut-être pas très distingué, comme je vous le disais, mais Jésus-Christ n’est pas précisément un clubman.
Cette indignation n’est donc pas sérieuse. Elle saurait d’autant moins m’atteindre que je n’ai rien inventé et que tous mes types existent. Je les ai trouvés ici même, puis dans la Beauce, et un peu partout, et je les ai transportés – avec ma méthode ordinaire – sur un terrain mixte, qui appartient en partie à la Beauce et en partie au Perche, afin d’éviter de donner à l’œuvre une couleur locale trop prononcée. Je ne pouvais, dans une œuvre aussi étendue, faire parler des personnages en patois. Cela eût été fastidieux – et pénible. Mais je ne saurai trop le dire, je n’ai rien imaginé. »
Interview par Ferdinand Xau, Gil Blas, 21 août 1887.
Défense de La Terre, par Zola (2)
« – Mais enfin, que me reproche-t-on de nouveau, et en quoi la Terre a-t-elle pu effaroucher tant de pudeurs à la fois ?
– Il s’agit de la scène où Françoise mène la vache au taureau.
– Qu’importe si je l’y mène à ma façon ; oui, je refais ce qui a été fait, mais avec mes observations personnelles et sans me préoccuper des autres !
– Zola insiste beaucoup trop sur l’acte de la génération.
– Si un roman doit être écrit uniquement pour la société dans laquelle on vit, s’il doit se conformer à ses règles, ne blesser aucune des convenances admises, j’ai tort. Mais, si un roman est une œuvre de science et d’art s’adressant à l’humanité tout entière, au-dessus du moment et du code social, visant à un absolu de vérité, j’ai raison. Les convenances n’existant pas pour moi, jamais je ne tiens compte du pacte mondain du public, parce que l’oeuvre lui est supérieure et le dépasse.
– Est-ce une raison pour donner tant de détails sur cet acte dont la description n’appartient qu’à des livres de science qu’on tient enfermés dans sa bibliothèque ?
– Mais on y tient enfermés aussi les contes de La Fontaine, les confessions de Jean-Jacques, Rabelais, Montaigne, Voltaire ; qu’importent les tableaux si la question d’art y domine ? Quant à cet épisode de la vache et du taureau qui vous offusque, je l’ai pris à un bas-relief antique !
– Sur le double accouchement de la femme et de la vache à la fin du roman.
– J’ai souvent déclaré que je ne comprenais pas, en art, la honte qui s’attache à l’acte de la génération. Aussi ai-je le parti pris d’en parler librement, simplement comme du grand acte qui fait la vie ; et je défie qu’on trouve dans mes livres une excitation au libertinage ! C’est comme pour l’accouchement que vous me reprochez, j’estime qu’il y a là un drame aussi saisissant que celui de la mort. Nous avons cent morts célèbres en littérature. Je m’étais promis de tenter trois accouchements : les couches criminelles et clandestines d’Adèle, dans Pot-Bouille ; les couches tragiques de Louise, dans La Joie de vivre ; et je viens, dans La Terre, de donner les couches gaies de Lise, la naissance au milieu des éclats de rire. Ceux qui m’ont accusé de salir la maternité n’ont rien compris à mes intentions. Oui, le paysan, si sa femme et sa vache sont grosses en même temps, s’inquiétera plus peut-être de la vache. Allez-y voir ! Quant à l’acte de la génération, j’ai au contraire cherché à le relever en le traitant d’une façon simple et biblique. Comme tout ce qui est vrai, j’ai voulu, je le répète, le faire entrer dans la littérature.
– Un roman est un livre qui peut et qui doit tomber sans danger entre les mains de tous.
– Si vous le trouvez dangereux, ce que je conteste, mettez-le dans votre bibliothèque avec les ouvrages que je vous disais tout à l’heure ; mais quels livres ferait-on si on s’arrêtait à toutes ces considérations, quels tableaux, quelles statues ? Comment ! Vous admettez la nudité au Salon, dans les parcs, et vous ne le permettriez pas dans les livres ?
– Nous avons la feuille de vigne dans les parcs.
– Je ne la veux pas dans un livre ; elle ne fait que souligner ce qu’on cherche à cacher… et puis, où voyez-vous du mal à…
– Sur la maison de prostitution dans le roman.
– Mais ce n’est qu’une plaisanterie, et en dessinant ce petit personnage de jeune fille, soi-disant ignorante de tout, et qui veut relever la maison, je n’ai voulu qu’égayer un peu ce coin du roman. Le fait n’est d’ailleurs pas inventé complètement, et je me souviens que Flaubert me racontait qu’avec Bouilhet ils avaient vu un brave homme de paysan, escorté d’une charmante jeune fille de seize ans, la sienne, venir demander à la sous-préfecture la permission d’ouvrir une maison de tolérance !
– Sur le personnage de Jésus-Christ.
– Pardon, je vous ai dit que je n’avais rien inventé. Remarquez d’abord que ce mot, qui vous choque et qui ne représente qu’un acte naturel, n’est écrit qu’une seule fois dans le livre. […] Il n’y a pas un mot sur ce sujet que je n’aie entendu, pas une plaisanterie que je fasse autre chose que rapporter ! Tous les paysans trouvent là leur plus grande gaîté, et nos vieux auteurs ne se gênent pas pour en parler. L’antiquité égyptienne, l’antiquité romaine avaient des autels pour les divinités qui représentaient ce que vous appelez une incongruité, et, outre les ouvrages spéciaux, il existe en France cinquante sociétés diplômées de francs-p… ! Saint Augustin lui-même…
– Est-ce que les paysans ne sont pas des exagérations ?
– Je ne dis pas que mon esprit ne me porte pas à voir la nature en noir, mais je vous affirme qu’à part quelques exagérations nécessaires à mon roman, le paysan est bien comme je l’ai fait, et qu’il puise dans son amour pour la terre tous les mauvais sentiments ; prenez un à un mes personnages, ils ne naissent pas criminels, ils le deviennent, et tout cela par avidité, pour posséder une parcelle de cette terre qui est l’éternelle convoitise de leur vie. Je n’ai du reste pas mis que des paysans dans mon roman, et le Jésus-Christ est un ex-troupier d’Afrique, un rouleur de villes, un braconnier, un maraudeur ; si c’est un paysan, c’est un paysan déclassé. De même pour Jean… Vous me reprochez de ne lui pas faire venger sa femme, qu’il sait assassinée par son beau-frère et sa sœur ; mais il ne se tait que pour obéir justement à sa femme qui, comme les autres paysans, entend qu’on lave son linge sale en famille. Jean, quoique son mari, est un étranger, et jamais à la campagne on ne se trahit devant l’étranger ! Les deux petits-enfants qui ont vu brûler leur grand-père ne souffleront pas mot ! Ils savent déjà qu’on ne dit rien de ce qui se passe dans la famille des paysans.
– Mais pourquoi ne présenter que des monstres ?
– Ce ne sont pas des monstres, ils sont comme cela ; il n’y a pas d’êtres parfaits, pas plus à la ville que dans les champs, à moins qu’on ne les fabrique, ce que je ne pourrais pas faire. Je sais que je ne suis pas consolant, mais je n’ai pas fait mon roman pour être consolant ; je ne sers que la vérité, et je ne me soucie pas de satisfaire ou de reposer. Je suis pessimiste, soit, mais est-ce ma faute ? Voyons, il faut que je sois bien naïf, bien innocent, car je suis toujours étonné quand j’entends les critiques qui me sont faites ; je dépeins la vie comme je la vois, mais je ne croyais pas la faire si noire. Je croyais avoir fait autre chose ! Comment arrive-t-il que ce que je travaille avec tant de soin, tant de souci de la vérité se transforme dans mes mains ! Mais pour écrire ce roman, j’ai fait un monde de recherches, et sur la terre et sur la propriété, sur ses origines ; j’ai vécu avec des socialistes, des anarchistes ; je les ai consultés sur tous les points, j’ai lu tout ce qui est relatif à la politique des campagnes, j’ai étudié Malthus à fond, et tout cela passe inaperçu, et je n’ai écrit que des « cochonneries » ! Mais, enfin, quelqu’un doit le constater, il doit bien rester dans mon livre la trace de mes intentions ! »
Interview par Philippe Gille, Le Figaro, 16 novembre 1887.
