Le point de vue d’Edmond de Goncourt
- C’est curieux, le manque de pudeur de cœur chez Zola. Dans La Joie de vivre, il a fait de la copie avec l’agonie de sa mère. Je comprends la narration de ces douleurs intimes dans des mémoires, dans de l’imprimé posthume ; mais cela entrant en compte de lignes payées par un journal, ça me dépasse.
Journal d’Edmond de Goncourt, 27 décembre 1883. - Au fond, dans ce roman de La Joie de vivre, la Pauline, en sa perfection extra-humaine, est une héroïne de Feuillet dans de la merde, une héroïne de Feuillet qui, au lieu de n’avoir pas de règles, les a perpétuellement et, au lieu de faire la charité à des pauvres bien lessivés, la fait à des êtres-ordures. Rien de vraiment intéressant dans le livre, pour nous, que l’analyse que Zola a faites de lui-même, de sa peur de lui même, de son extraordinaire coyonnade morale sous le nom de Lazare.
Car dans ce livre, comme dans les autres livres de ce singulier chef d’école, c’est toujours la créature de pure imagination, la créature fabriquée par les procédés de tous les auteurs qui l’ont précédé ! Oui, je le répète encore une fois, chez Zola, les milieux seulement sont fait d’après nature, et le personnage toujours fabriqué de chic.
Journal d’Edmond de Goncourt, 11 février 1884.
CHRONIQUE RIMÉE
VIVRE.
Répandant l’ironie à flots,
Zola, dans son tragique livre,
Nous émeut, avec des sanglots,
Sur la joie affreuse de vivre.
Je ne suis pas de son avis.
Non, la vie est robuste et saine :
J’en atteste mes yeux, ravis
D’avoir vu l’éternelle scène !
Enfant, ignorant de l’affront
Et de la trompeuse chimère,
Sentir se presser sur son front
Les divins baisers de sa mère ;
Jeune homme, ébloui par le jour
Et tout déchiré de morsures
Par les dents folles de l’Amour,
Chérir ses cruelles morsures ;
Puis s’éveiller, penser, vouloir
Avoir des charbons sur la bouche
Et quitter le doux nonchaloir
Pour quelque tâche âpre et farouche ;
Devenir plus fort et plus pur ;
Savourer la souffrance même
Ouvrant pour nous un ciel obscur,
Ainsi qu’un céleste poème ;
Aimer, sentir auprès de soi
La compagne chaste et fidèle
Qui chasse le troublant effroi ;
Voir son bon sourire, et près d’elle,
Cependant que fouettant l’air bleu,
Au dehors la bise soupire,
Dans un fauteuil, auprès du feu,
Lire le bienveillant Shakespeare ;
Ô bonheur ! moment triomphant
Qui lave toute ignominie !
Voir dans les yeux d’un cher enfant
S’allumer l’éclair du génie ;
Être un doux ouvrier soumis ;
Entrevoir Dieu dans la nature
Et causer avec ses amis
De l’immortalité future ;
Du doute qui nous désola
Faire l’espoir qui nous enivre,
Oh ! croyez-le, mon cher Zola,
Cela vaut la peine de vivre !
Théodore de Banville, Gil Blas,
20 février 1884.
Distingué et original
Certes, il y aurait bien des critiques à faire à ce roman ; les exagérations y abondent comme dans tous les livres de M. Zola, le manque de proportions y est souvent flagrant, mais que de jolies choses en regard ! que d’aperçus vigoureux ! que de scènes prises sur le vif et observées avec art ! M. Zola ne serait plus lui-même sans ces défauts. Il paraît y tenir. Laissez-les lui. Ils font apparemment partie de son originalité et peut-être aussi de son succès. Quant à nous, profanes en naturalisme, nous estimons qu’ils ne sont pas indispensables – au contraire – à la réalisation d’une œuvre parfaite, distinguée et originale.
Pellerin, Le Constitutionnel, 21 février 1884.
Un retour à l’idéalisme
Zola est-il revenu à plus d’indulgence pour la pauvre espèce humaine ? […] Pauline surprend le lecteur comme un brusque retour à l’idéalisme de l’ancienne école. Oui, cette figure de Pauline ne serait pas désavouée par George Sand elle-même. C’est la bonté, c’est l’abnégation, la charité sublime. […]
Le roman offre de nombreux passages qui sont remarquables. Mais pourquoi M. Zola s’abandonne-t-il à des descriptions répugnantes ? Il consacre cent pages à décrire par le menu un accouchement, avec des détails qui donnent vraiment des nausées. À quoi bon ?
Ad. B., Les Annales politiques et littéraires, 24 février 1884.
Vénéneux
Le roman du maître naturaliste s’étale au milieu des pâquerettes comme un immense champignon vénéneux. Il n’est pas plus vénéneux que ses camarades, encore qu’il le soit assez. […] Un moment, Pauline et Lazare, l’héroïne et le héros du livre, m’ont fait trembler. J’ai cru que nous allions assister au mariage sous-civil de Mlle de Sade et de Schopenhauer fils. Mais bientôt ces malades se sont calmés ; ils ne s’épousent d’aucune façon. Leur discrétion relative nous a permis de goûter les beautés du livre, non pas les paysages, qui sont ordinaires, non pas le drame, qui est ennuyeux, mais de fortes scènes, puissamment menées, par exemple la scène de l’angine, où l’émotion suit bien son échelle, où l’on rencontre même des délicatesses inattendues, et qui serait parfaite s’il ne s’agissait, là encore, d’une maladie. Trop de maladies, décidément, et trop de médecine ! J’avouerai pourtant qu’il y a dans ces pages beaucoup d’intensité et de concentration, encore que je ne sache pas au juste ce qu’on entend par concentration et par intensité, mais je sais que ce sont des mots à la mode.
Le Temps, 13 mars 1884.
La plus complète des œuvres de Zola
L’œuvre n’a ni le pittoresque inédit de L’Assommoir, ni le mouvement de Nana. Je ne la tiens pas moins pour la plus complète peut-être qui soit sortie de la plume de M. Zola. Il y a étudié une grande maladie morale de notre siècle : le dégoût de la vie mêlé à la crainte de la mort, et un grand malheur de notre état social, la perte des forces vives.
Colombine, Gil Blas, 17 mars 1884.
Intuitif
Vous n’êtes sans doute pas sans avoir lu La Joie de vivre de M. Émile Zola. Il est très vrai que dans ce roman Émile Zola aboutit à la même conclusion que le Candide de Voltaire : « Il n’y a d’autre bonheur en ce monde que de cultiver son jardin ; cultivons notre jardin. » Mais avant d’arriver à ce mot qui termine son ouvrage, Zola a pris je ne sais quel amer et cruel plaisir à nous présenter des personnages que le dégoût de vivre avait désaccordés et déséquilibrés. Son Frédéric est un être nerveux, tout plein des théories de Schopenhauer, qui ne cesse de laisser tomber des bras découragés en s’écriant : « À quoi bon vivre ? », qui roule sous son crâne étroit la folie du suicide, et qui voudrait posséder une dynamite assez puissante pour lancer la matière dans l’espace et s’anéantir en détruisant l’humanité tout entière d’un seul coup.
Ce Frédéric, Zola nous le donne comme un représentant de la génération actuelle.
On peut penser tout ce qu’on voudra du talent de Zola, pour lequel j’ai, moi personnellement, une très vive estime ; il est impossible pourtant, même à ceux qui le contestent de la façon la plus nette, de ne pas reconnaître qu’il a comme une intuition des pensées, des besoins, des désirs, des aspirations et des rêves qui s’agitent dans les âmes du temps où il vit.
Francisque Sarcey, Le XIXe siècle, 25 avril 1884.
De la grandeur
L’histoire de cette jeune fille devient l’histoire de notre race entière, histoire sinistre, palpitante, humble et magnifique, faite de rêves, de souffrances, d’espoirs et de désespoirs, de honte et de grandeur, d’infamie et de désintéressement, de constante misère et de constante illusion.
Dans l’ironie amère de ce livre La Joie de vivre, Émile Zola a fait entrer une prodigieuse somme d’humanité. Parmi ses plus remarquables romans, il en a peu écrit qui aient autant de grandeur que l’histoire de cette simple famille bourgeoise dont les drames médiocres et terribles ont pour décor superbe la mer, la mer féroce comme la vie, comme elle impitoyable, comme elle infatigable, et qui ronge lentement un pauvre village de pêcheurs bâti dans un repli de falaise.
Et sur le livre entier plane, oiseau noir aux ailes étendues : la mort.
Guy de Maupassant, Le Gaulois, 27 avril 1884.
Inespéré
Émile Zola a ajouté à son histoire des Rougon-Macquart ce chapitre inattendu – j’ai failli écrire inespéré, – qui s’appelle La Joie de vivre et où, la scène d’accouchement exceptée, rien ne rappelle Pot-Bouille, Dieu merci !
Henri Second, La France, 15 juin 1884.
À écheniller
Cette Joie de vivre pourrait s’appeler La Joie fait peur. Le fond est si honnête, que, à l’aide d’un échenillage, on se chargerait aisément de le narrer à de pudiques pensionnaires. Il y a des pages où il ne manque qu’un couple de serins dans une cage et des tourterelles empaillées sur la cheminée. Et, à côté, sans lien visible avec le récit, sans autre nécessité que celle de soutenir une lamentable gageure et de se compromettre pour ne pas se démettre, des détails tels que, malgré les états de service du journal qui a eu la primeur de ce roman, je me demande s’il a osé le publier intact, tel que je le trouve dans le volume. Si oui, on a le cœur serré en songeant à ce qu’a dû souffrir, à cette lecture, le catholique, le chevaleresque, l’absolutiste M. Barbey d’Aurevilly, qui partage avec M. Zola l’honneur d’être une des étoiles de ce même journal. […]
Il ne se peut pas que le roman, chargé surtout de nous distraire des misères et des laideurs de la vie réelle, réussisse longtemps dans une concurrence avec les livres de chirurgie ou de médecine, les essais de pathologie expérimentale, les planches coloriées, les Mémoires d’amphithéâtre et le Guide de l’accoucheur dans les accouchements difficiles. Il ne se peut pas que la belle littérature de madame de La Fayette et de Richardson, de l’abbé Prévost et de Bernardin de Saint-Pierre, de Mérimée et de George Sand, de Sandeau et d’Octave Feuillet, étende et assure son règne en dépassant ce que peut dire, après boire, le carabin le plus grossier ou la sage-femme la plus mal embouchée.
Ne parlons ni religion, ni morale, ni goût, puisqu’il est convenu que ces trois mots n’ont plus de sens. C’est dans votre intérêt que je vous conjure de réfléchir. Vous êtes arrivé ; tâchez de ne pas partir. Votre talent est hors de doute et hors de cause. Dans ce roman, – La Joie de vivre, – qui a environ quatre cent cinquante pages, il suffirait d’en supprimer soixante pour mettre en pleine lumière et en toute sécurité ces trois caractères si remarquables : madame Chanteau, Pauline et Lazare ; sans compter les magnifiques descriptions de la mer et des hautes marées, qui rappellent les marines de ce gros bêta de grand artiste Courbet. Il suffirait de laver à huis clos tout ce linge sale pour faire de Pauline une des plus belles créations du roman moderne. Prenez garde !
Armand de Pontmartin, Souvenirs d’un vieux critique, série 5, 1884.
Du sang et du pus
La Joie de vivre, c’est Candide transporté dans notre monde contemporain et traité par les procédés naturalistes. Zola s’est plu à rassembler dans un petit coin de la Normandie tout ce que l’étroitesse d’esprit, tout ce que les diverses maladies qui affligent notre pauvre humanité, tout ce que l’angoisse de la mort, tout ce que les déceptions, les désillusions et la pauvreté hargneuse qui en est la suite traînent après elles d’ennuis, de souffrances et de larmes. Il a, en quelque sorte, versé sur cet humble et effroyable ménage toute la bile amère et noire de Schopenhauer, il l’en a barbouillé avec une sorte de volupté féroce, et parmi tous ces personnages, qu’il a peints hideux et repoussants à faire frémir la nature, il n’en a montré qu’un qui soit arrivé à un semblant de tranquillité d’esprit. […] Candide n’a que deux cents pages fort courtes : cette brièveté le sauve du péril d’ennuyer et de chagriner son lecteur. Le roman de Zola s’espace sur cinq cents pages d’un texte compact et serré. Au lieu que Voltaire glisse d’une plume légère et semble se jouer de son sujet aride, Zola s’y enfonce, il piétine avec une lourde indifférence et s’éclabousse lui-même, ainsi que son lecteur, des gouttes de sang et de pus qui jaillissent de toutes ces infections. […]
Ce Lazare est, de tous les personnages de Zola, le plus compliqué et le plus difficile à suivre. S’il n’était qu’un être nerveux et désaccordé, incapable de gouverner ses sentiments et de suivre une idée jusqu’au bout, faible, impatient, irritable, avec des retours de sensibilité et de larmes, ce caractère que nous avons déjà vu peint plus d’une fois dans les romans contemporains ne nous étonnerait pas. Nous sommes depuis longtemps familiers avec les déséquilibrés de la génération actuelle. Lazare, tour à tour musicien, ingénieur, poète, auteur dramatique, industriel, financier, essayant de tout, n’arrivant à rien, blasphémant le sort et se maudissant lui-même, ne nous surprendrait assurément pas ; mais il y a dans le cœur de Lazare un élément d’ennui plus profond et plus singulier. En même temps qu’il hait la vie qui n’est pas bonne pour lui, il a une peur effroyable de la mort, une peur vague et irraisonnée, mystérieuse, maladive ; c’est un malaise de l’esprit qui va s’accentuant tous les jours, qui tourne enfin à l’idée fixe et à la folie. …
Je crois bien que La Joie de vivre a été moins lue que beaucoup de ses aînés. Ce n’en est pas moins une admirable étude.
Francisque Sarcey, Le XIXe siècle, 10 mars 1885.