Le point de vue de Flaubert

Je viens de finir votre atroce et beau livre ! J’en suis encore étourdi. C’est fort ! Très fort !
Je n’en blâme que la préface. Selon moi, elle gâte votre œuvre qui est si impartiale et si haute. Vous y dites votre secret, ce qui est trop candide, et vous exprimez votre opinion, chose que, dans ma poétique (à moi), un romancier n’a pas le droit de faire.
Voilà toutes mes restrictions.
Mais vous avez un fier talent et vous êtes un brave homme.
Flaubert à Zola, 1er décembre 1871.

Le point de vue de Victor Hugo

Votre comédie est tragique. Je vous lis, mon éloquent et cher confrère, et je vous relirai. Le succès, c’est d’être lu ; le triomphe, c’est d’être relu. Vous avez le dessin ferme, la couleur franche, le relief, la vérité, la vie. Continuez ces études profondes.
Hugo à Zola, 25 octobre 1871.

Le point de vue J.-K. Huysmans

Ce roman, dont le véritable titre serait les Origines, nous met en face de la femme qui, tour à tour épouse d’un Rougon et concubine d’un Macquart, donnera le jour à des enfants qui, héritant des qualités et vices, des accidents nerveux et sanguins de leurs père et mère, les transmettront à leur tour, exaspérés, équilibrés ou décrus, à leurs descendants.
Il va sans dire que je ne m’occuperai ici ni de la théorie scientifique développée par l’auteur, ni des questions politiques que d’aucuns ont cru devoir soulever à propos de ses livres. Tout cela m’importe, en vérité, fort peu. Je ne traiterai, dans ces courtes pages, que l’oeuvre d’art proprement dite.
Le jour où la Fortune des Rougon parut, Zola fut acclamé par un petit groupe de lettrés et d’artistes comme un maitre. En effet, telles pages de ce roman qui nous dépeignent les intrigues d’une petite ville au coup d’état, qui nous montrent le fameux salon jaune de Plassans où s’agitent le marquis de Carnavant, Félicité Rougon, Sicardot, Roudier, Vuillet, l’homme aux mains humides et aux yeux louches, Isidore Granoux, l’étonnant bourgeois qui se bat avec une cloche dans un rayon de lune, telles de ces pages qui nous font assister à l’antagonisme croissant des fils de Rougon et de Macquart, au développement de leurs appétits de vices et de leurs haines décuplées par la misère, sont de tous points admirables ! Je ne connais rien de plus beau dans aucune langue que cette scène où, par une porte ouverte, la tante Dide revoit, devant l’amour de deux enfants qui jasent au pied d’un mur, toute sa vie d’autrefois ; je ne connais rien de plus beau que cette idylle exquise de Silvère et de Miette. Les deux amoureux accoudés à la margelle d’un puits et séparés par un mur, ne se voient que dans l’eau qui miroite au fond du trou. Cette eau devient complice de leurs effusions et de leurs bouderies : quand Silvère accourant au rendez-vous se penche sur le rebord du puits pour voir l’image de Miette, celle-ci, furieuse de l’avoir attendu, déchaîne avec le seau une véritable tempête qui brouille les figures et bat lamentablement les pierres. Comme rapprochement curieux, je signale une scène presque semblable dans le Pavillon sur l’eau de Théophile Gautier, mais, il faut bien l’avouer, lui n’a rendu que la vision des figures dans une rivière. Zola y a jeté en plus la grâce, la tendresse, la vie.
J.-K. Huysmans, L’Actualité, Bruxelles, 1877.

Un talent qui se bat contre les moulins à vent

Zola a du talent ; le cas n’est pas niable. Il a une réelle puissance d’observation ; ses tableaux ont une couleur heureuse ; sa langue est élégante et originale. C’est vraiment un écrivain. Son tempérament le porte vers les idées et les théories républicaines ; il en a le droit, et nous ne voyons pas pourquoi il se priverait d’en user.
Mais nous avons toutes les peines du monde à le prendre au sérieux quand il se bat contre les moulins à vent de la corruption du siècle. M. Weill foudroie la corruption dans les mœurs, mais M. Zola terrasse la corruption dans la politique. Son livre est « l’histoire naturelle et sociale d’une famille sous le second Empire ». Il y a là-dedans un bourgeois qui fait sa fortune en servant le coup d’État du 2 décembre, et M. Zola semble en conclure que tous les bourgeois qui ont gagné des rentes pendant les vingt années de corruption sont des êtres très méprisables. Entre nous cela est naïf. Nous ne voulons pas de l’Empire, mais c’est parce qu’il a fait Sedan et non à cause de vingt années de corruption qui continuent encore et qui, il faut l’espérer, continueront le plus longtemps possible.
Si nous nous embarquons dans la République du brouet noir, on commencera par supprimer le luxe, et l’on finira par ne plus se laver les mains.
Fernand de Rodays. Le Figaro, 29 octobre 1871.

Remarquable

La Fortune des Rougon est encore une actualité, bien que la chute de l’Empire range le volume remarquable de M. Émile Zola dans la catégorie des œuvres rétrospectives. L’histoire a été plus rapide que l’écrivain elle a amené subitement le dénouement que cherchait celui-ci. La Fortune des Rougon est une étude de mœurs sous l’Empire, étude concentrée dans un groupe bourgeois.
On connaît M. Zola : écrivain sérieux, parfois amer, il aime à fouiller le cœur et les passions humaines, le scalpel à la main. Ses récits sont saisissants, ses portraits ont des contours nets et tranchés. Les tableaux sont-ils toujours exempts d’exagération ? Peut-on conclure au général des faits particuliers. qu’il raconte ou récite ?
Le lecteur jugera lui-même, car le livre sera lu et beaucoup lu.
Le Petit Journal, 14 novembre 1871.

Une œuvre d’historien

Il me semble que dans ses derniers ouvrages, la manière de M. Zola s’est élargie et assurée ; il s’est débarrassé de ce qu’il y avait dans sa première œuvre d’un peu voulu et d’un peu factice ; et il est entré en pleine possession de lui-même.
La Fortune des Rougon, dont la seconde édition vient de paraître chez Charpentier, et La Curée, appartiennent à une série que l’auteur doit continuer. Le héros, ici, n’est pas un homme, c’est une famille ; son œuvre, c’est le « cycle des Rougon-Macquart » qu’on suit, depuis la Révolution, où commence le monde moderne, jusqu’au temps actuel. Mais l’auteur se contente d’indiquer ses débuts jusqu’au 2 décembre. Le véritable but du livre est de montrer, dans une famille, l’influence du second empire sur la société.
Le romancier fait ici œuvre d’historien. On croit avoir fait assez quand on a parlé, pour une époque, des événements officiels et des hommes en vue. On n’en obtient, de la sorte, que la partie la plus superficielle. Peut-être faut-il chercher la véritable histoire plus bas, plus profondément.
Tout le second empire est là, dans son reflet sur un groupe d’existences. Ce n’est pas le moindre mérite de cette étude d’être faite par un véritable romancier, qui cherche surtout une analyse minutieuse et vraie, qui montre et ne prêche pas, et laisse ainsi aux conclusions qui se dégagent de l’œuvre la valeur d’un fait scientifiquement observé.
La famille Rougon-Macquart est une famille de paysans, qui a fini par s’élever jusqu’à la bourgeoisie d’une petite ville. L’âpreté tenace au gain, la sécheresse, l’ambition sourde et dormante, l’envie muette, y sont en quelque sorte héréditaires ; et les quelques types sympathiques qui s’y trouvent égarés, s’écartent ou sont écartés forcément de cette gracieuse maison. Le plus intelligent de la famille a su se mettre à la tête de la réaction de sa petite ville, quand arrive le Deux-Décembre, qui remplit le premier volume de la série. Tout le récit est fait de main de maître.
Évidemment, l’auteur a eu ici, à sa disposition, des souvenirs locaux très précis. Il en a su tirer un grand parti. L’enthousiasme républicain des populations ardentes du Midi, les bandes soulevées pour la défense de la loi ; les transes et les rages des bourgeois affolés ; la réaction vue en déshabillé, avec ses noms propres, ses verrues et ses ventres, puis le drame épouvantable de la « victoire de l’ordre » et des fusillades confuses ; le vertige du sang chez les soldats ; la férocité de la peur dans le parti triomphant, font les frais d’un récit étudié, vivant, saisissant, qui passe du bouffon à l’horreur.
Camille Pelletan, Le Rappel, 8 novembre 1872.

Une exécution inférieure à la conception

Le chapitre de M. Ténot que M. Zola a mis en coupe pour la Fortune des Rougon lui a fourni une solide charpente bien capable de porter sa double fiction, la délicieuse idylle de Silvère et de Miette et le complot scélérat de Félicité. Si l’exécution répondait à la conception, ce volume serait un chef-d’œuvre. Mais alourdi par d’innombrables détails généalogiques, le récit est en outre haché comme à plaisir.
On nous montre d’abord deux enfants inconnus se promenant amoureusement enlacés et rencontrant par hasard la troupe des insurgés. Puis, pendant plus de cent pages, on nous dit les origines et les destinées et les crimes et les appétits des Rougon-Macquart, depuis l’an 1787 jusqu’au moment où les insurgés, ayant en tête Miette avec son drapeau, pénètrent dans la ville endormie. Alors M. Zola revient aux deux enfants, remontant longuement aux premiers jours de leur affection. Ayant enfin, bien après le milieu du volume, achevé son exposition, il ramène Silvère et Miette auprès des insurgés, et l’histoire commence à marcher, il faut le dire, d’un pas vif et rapide. C’est très intéressant. C’est parfois saisissant, empoignant, par exemple lorsque Félicité entreprend d’amener les inoffensifs républicains de Plassans, sous la conduite de son beau-frère, le traître Macquart, devant la porte de l’Hôtel de Ville pour que son mari les puisse fusiller à bout portant. Sachant que le crime a réussi à Paris, elle comprend qu’on peut tout oser impunément et que celui qui osera le plus, obtiendra aussi la récompense la plus éclatante. Cet épisode est une pure création de M. Zola et une création à la fois puissante et humainement vraie.
Pourtant, à cette heure décisive, d’où dépend la fortune des Rougon et celle aussi du roman, il y a, dans le récit un vide, un trou à peine dissimulé. Il s’agit d’amener le rusé coquin Macquart à rendre ce service de Judas aux Rougon qu’il abhorre. De convictions politiques il n’en a certes point, mais sa haine est intense. Et puis, qui le garantit lui-même contre la mort à laquelle il doit conduire ses amis ? Il se jettera de côté lorsque Rougon fera ouvrir les portes de la mairie, répond, M. Zola, comme si Macquart pouvait deviner d’où partiront les coups des assassins. On lui a promis, il est vrai, un billet de 1000 francs : c’est fort alléchant. Mais qui sait mieux que lui ce que valent les promesses des Rougon ? Comment donc peut-il se fier à celle-ci ? Qu’on relise son entrevue avec sa belle-sœur et l’on verra que la difficulté est tout simplement escamotée.  À vrai dire, je crois qu’elle était insoluble.
Nous touchons ici à un trait particulier du talent de M. Zola, Lorsque, pour arriver au but qu’il se propose avec obstination, il a absolument besoin d’une rencontre impossible (c’est ici le concours de Macquart au triomphe des Rougon), il force cette rencontre en dépit du bon sens. à ces moments-là, il interprète le document humain avec la désinvolture d’un vieux procureur. Il faut bien que le roman s’achève ! C’est que M. Zola conçoit le début et la fin de son œuvre sans avoir une notion quelconque du milieu. La fin chez lui n’est pas le dénouement naturel d’une situation ; c’est un but prescrit à l’avance que ses personnages doivent atteindre n’importe comment.
Timothée Colani, Les Rougon-Macquart, par Émile Zola, La Nouvelle Revue, 1er et 15 mars 1880.

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