Le point de vue de Flaubert

N’est-ce pas que L’Abbé Mouret est curieux ? Mais le Paradou est tout simplement raté ! Il aurait fallu pour l’écrire un autre écrivain que mon ami Zola. N’importe ! il y a dans ce livre des parties de génie, d’abord tout le caractère d’Archangias et la fin, le retour au Paradou.

Lettre de Flaubert à Edma Roger des Genettes, [15 ? avril 1875].

Le point de vue de Maupassant

Je viens de terminer la lecture de ce livre, et, si mon opinion peut avoir quelque prix pour vous, je vous dirai que je l’ai trouvé fort beau et d’une puissance extraordinaire, je suis absolument enthousiasmé, peu de lectures m’ont causé une aussi forte impression. J’ai vu, du reste, avec un vrai bonheur, que les journaux, qui jusque-là vous avaient été hostiles, ont enfin été obligés de se rendre et d’admirer.

Quant à ce qui m’est personnel : j’ai éprouvé d’un bout à l’autre de ce livre une singulière sensation ; en même temps que je voyais ce que vous décrivez, je le respirais ; il se dégage de chaque page comme une odeur forte et continue ; vous nous faites tellement sentir la terre, les arbres, les fermentations et les germes, vous nous plongez dans un tel débordement de reproduction que cela finit par monter à la tête, et j’avoue qu’en terminant, après avoir aspiré coup sur coup et « les arômes puissants de dormeuse en sueur… de cette campagne de passion séchée, pâmée au soleil dans un vautrement de femme ardente et stérile » et l’Ève du Paradou qui était « comme un grand bouquet d’une odeur forte » et les senteurs du parc, « solitude nuptiale toute peuplée d’êtres embrassés » et jusqu’au Magnifique frère Archangias « puant lui-même l’odeur d’un bouc qui ne serait jamais satisfait », je me suis aperçu que votre livre m’avait absolument grisé et, de plus, fortement excité !

Lettre à Émile Zola, avril 1875.

Le point de vue de Huysmans

Le sujet principal de l’Abbé Mouret c’est moins Serge, le curé des Artaud, que la nature elle-même. En dépit de cette outrance de sève qui fait craquer le tronc du livre, l’Abbé Mouret contient des pages qui sont véritablement sublimes. On peut lui préférer d’autres romans du même auteur, mais où trouver, même dans ses plus splendides merveilles, des passages plus grands, plus éloquents, plus beaux, que tous ceux qui chantent l’amour de Serge et d’Albine, que tout ce chapitre plein de murmures mystérieux, de cris de liesse, de pâmoisons voluptueuses où les enfants s’enlacent et où la nature confie à la Vierge « ce que les mères murmurent aux épousées, le soir des noces » !

Pour mettre sur pied un livre semblable, un livre aussi nouveau, aussi original, pour avoir ainsi rendu avec des mots le bouillonnement furieux du printemps dans les branches, l’irrésistible passion de deux êtres lâchés en pleine nature, pour avoir pu écrire enfin la mort de cette adorable Albine, il faut être un fier artiste et un grand poète ! Pour avoir créé la Teuse, cette servante qui bougonne et chuchote, et le frère Archangias, ce goujat si étonnant avec ses ordures de paroles et sa haine des alanguissements mystiques, il faut être observateur sagace et le subtil analyste que nous allons retrouver dans La Conquête de Plassans.

J.-K. Huysmans, L’Actualité, Bruxelles, 1877. Repris dans le volume En marge

Un écrivain de race qui se plaît à décrire des laideurs

Nous avons cette fois affaire à un écrivain de race. Tout comme il y a des peintres qui, uniquement préoccupés d’écraser de grasses et brillantes masses de couleurs sur leurs toiles, se soucient fort peu de la convenance du sujet qu’ils doivent traiter, M. Émile Zola écrit, et quelle que soit la fable qu’il ait à raconter, quel que soit son cadre, il y fait entrer tout ce qu’il a de couleur et d’observation sur sa palette. Je le défie de décrire un caillou du chemin, sans que vous croyiez voir ce caillou, sans qu’il vous devienne intéressant. Ce don de description, cette faculté de transmission, d’impression, il les possède au suprême degré ; c’est un paysagiste fidèle qui laisse loin les maigres détails de la photographie, c’est un huissier fureteur qui, dans une bonne et solide langue, fait le consciencieux inventaire de tout ce qu’il a vu.

Malheureusement, cet esprit si clairvoyant, si vigoureux, par tempérament plutôt que par recherche, comme l’insinuent ses confrères, semble ne se plaire qu’à décrire les laideurs ou les plaies du monde animé. Personne ne parle mieux des arbres, des animaux, de la terre que M. Zola, il est tel sillon fraîchement remué qu’il vous décrira avec une poésie digne de Millet ; mais quand, par malheur pour l’espèce humaine, elle tombe sous sa main, il l’abaisse, l’avilit, tant et si bien que le dégoût vous prend des agissements qu’il lui prête et que vous ne vous intéressez plus guère dans ses romans qu’à la partie nature morte de l’œuvre.

Il s’agit dans le livre qui va paraître, d’un prêtre qui commence sa vie cléricale comme Jocelyn, est tenté, succombe, se repent, et, après sa faute, rentre dans la vie religieuse. Sujet périlleux s’il en fut, détails dangereux, repoussants même parfois, tel est le bilan des impressions que l’on ressent à la lecture de ces pages brûlantes, qui, nous le disons bien haut, ne peuvent être lues par tout le monde. Quant au charme il existe incontestablement, mais à l’état intermittent. […]

Je ne veux pas savoir si ce livre a ce qu’on appelle un but. C’est pour moi comme un recueil de tableaux divers peints par un grand coloriste, une œuvre d’art est avant tout une œuvre d’art, et je ne veux me prononcer que sur ce point. En tout cas, il est de certaines matières difficiles à traiter, et si M. Zola a voulu ici prêcher le respect de notre clergé, il a absolument fait fausse route. Il en est un peu de ces romans faits pour moraliser comme des contes dédiés aux bébés pour les guérir de la peur et qui n’ont pour résultat que de peupler pour eux les solitudes de fantômes que leurs cerveaux n’eussent jamais enfantés.

Philippe Gille, Le Figaro, 28 mars 1875.

La sensation, mais sans âme

Nous n’avions pas ouvert le volume sans quelque appréhension du terme où pouvait bien aboutir chez le fils de Marthe Mouret  « la lente succession des accidents nerveux et sanguins qui se déclarent dans une race à la suite d’une première lésion organique » ; nous avons été agréablement surpris d’y voir M. Zola revenir presqu’à l’idylle. Il y a des choses charmantes dans le récit des amours de Serge Mouret et d’Albine, et la nature vierge et sauvage qui les encadre est peinte avec une rare vigueur de touche.

Malheureusement M. Zola persiste dans son procédé matérialiste de composition et de style ; il se mêle toujours chez lui quelque chose de sensuel aux hymnes de l’amour, et, quant à ses tableaux, le dessin y disparaît sous l’empalement des couleurs. Ce serait à croire qu’il se fait de l’art d’écrire la même idée que certain rapin qu’il a mis autrefois en scène se fait de l’art de peindre ; il ne s’agit que de plaquer « une tache rouge à côté d’une tache bleue, » d’amener violemment tous les détails au même plan et d’y passer une enluminure criarde : c’est le secret des imagiers d’Épinal. On peut penser ce que devient, au milieu de cette fureur de description, l’honnête clarté de la langue française. Ce n’est pas de ne plus voir, c’est de ne plus comprendre qu’il faut se plaindre. La sensation y est peut-être, vague, indéterminée, la sensation de l’éblouissement et du rêve ; mais l’âme en est absente, – absente aussi des personnages, du prêtre, qui ne connaît de la religion que les extases et l’hallucination, – d’Albine, qui ne sent guère de l’amour que réveil physique dans un corps vierge brûlé des ardeurs d’un soleil du midi, – de Désirée Mouret, la sœur de l’abbé, pauvre idiote à qui M. Zola ne fait pas prononcer dix mots qu’ils n’enferment quelque grossière indécence, – de ces villageois brutaux qui passent au fond du tableau, repoussants d’impiété grossière, de cynisme et d’impudeur.

Il faut voir aussi de quels traits M. Zola note leurs émotions : rient-ils, c’est « d’un rire sournois de bête impudique » ; s’ils désespèrent, c’est « en soufflant fortement, pareils à des bêtes traquées » ; s’ils se repentent, ce sont « des monstres qui se battent dans leurs entrailles. » M. Zola n’a-t-il pas même écrit que, s’ils étaient beaux, c’était « d’une beauté de bête ! » Le mot lui revient à chaque page ; c’est qu’il sort pour ainsi dire de la force de la situation. Cependant le prêtre un jour comprend son crime : il revient au presbytère, et là, dans la macération et le remords, il tâche d’oublier. Albine désespérée meurt d’abandon et d’amour sous la caresse mortelle des fleurs qu’elle a tant aimées. N’insistons pas sur l’étrange symphonie où l’on entend les violettes « égrener des notes musquées, » et les belles-de-nuit « piquer des trilles indiscrets » ; aussi bien les souvenirs du Ventre de Paris nous défendent-ils toute surprise.

Ferdinand Brunetière, La Revue des Deux Mondes, 1er avril 1875.

Un abject fanfaron d’ordures

Très peu original au fond, toujours en flagrant délit d’imitation de quelque chose ou de quelqu’un, mais croyant le dissimuler par la violence de son imitation et par l’épouvantable grimace qu’il fait faire à ce qu’il imite, M. Zola, qui voudrait retrancher la spiritualité humaine de la littérature, n’est en définitive qu’un singe de Balzac, dans la crotte du matérialisme, écrivant pour les singes de M. Littré. […]

L’auteur de La Faute de l’abbé Mouret fait contre le catholicisme acte de haine profonde, malgré l’insignifiance de son impiété. […] C’est un livre d’intention scélérate, sous le désintéressement apparent de ses peintures. Il est tout simplement la vieille idée païenne, battue par le christianisme et revenant à la charge. C’est le naturalisme de la bête, mis sans honte et sans vergogne, au-dessus du noble spiritualisme chrétien ! […] Toutes ces grenouillettes littéraires qui sautent sur le soliveau-roi de l’église désarmée et qui ne peut plus les châtier, radotent du prêtre dans leurs écrits. […] M. Zola a idiotisé son prêtre pour le déshonorer mieux. Aux yeux de M. Zola, mysticisme et idiotisme ne sont qu’une équation dans la tête humaine. Ce n’est pas pour lui la faute de l’abbé Mouret qui est le mal, c’est sa pureté avant la faute, et après c’est son repentir. […]

Il y a dans La Faute de l’abbé Mouret, en dehors de son intention outrageante contre la religion, une autre cause de succès, bien plus générale encore, c’est la bassesse de l’inspiration. Je ne crois pas que dans ce temps de choses basses, on ait écrit de livre plus bas dans l’ensemble, les détails et la langue. C’est l’apologie du rut universel dans la création. C’est la divinisation dans l’homme de la bête ; c’est l’accouplement des animaux sur toute la ligne avec une technique d’expression chauffée au désir de produire de l’effet, qui doit être le grand et peut-être le seul désir de M. Zola. Voilà ce qui fait de ce livre quelque chose d’une indécence toute particulière. […]

Zola, c’est un fanfaron d’ordures. Il y en a tant dans ses livres qu’il est impossible de ne pas croire qu’il brave l’opinion en les y mettant. Il les y entasse. Il les y décompose. Il les y flaire, il les y met sur sa langue, comme un chimiste… Et par ce côté de l’ordure, La Faute de l’abbé Mouret est de la même famille que Le Ventre de Paris. […] Le mot de la fin, je me garderai bien de l’oublier parce qu’il donne, en une fois, l’idée de l’abjection intégrale du livre de M. Zola. 

J. Barbey d’Aurevilly, Le Constitutionnel, 20 avril 1875.

Un poème en prose

La Faute de l’abbé Mouret est tellement une œuvre d’art indépendante du point de départ scientifique d’abord adopté, puis publié, que les amours de l’abbé Mouret et d’Albine dans les jardins du Paradou sont une espèce de poème en prose, imitation visible du séjour d’Adam et d’Êve dans le paradis terrestre. Rien ne manque pour établir l’assimilation, pas même le frère Archangias qui chasse l’abbé Mouret du lieu de délices. On le voit, l’art a triomphé absolument, chez M. Zola, de l’esprit de système. Sans doute, dans toutes les œuvres de notre auteur, se retrouve ce goût d’analyse minutieuse qui le caractérise. Mais, dans le développement de l’action, dans la création des personnages, dans la peinture des passions qui les agitent, il secoue la lourde servitude du système, pour pouvoir s’élever d’un vol libre vers les régions supérieures de l’art.

Mais ce n’est point seulement par là que se distingue heureusement M. Zola de certains réalistes systématiques. Il ne croit pas que la vérité soit seulement du côté du mal, du côté du vice, du côté de la sottise humaine. Loin de repousser l’élément du bien, l’élément consolateur, celui qui repose, qui soutient, qui fortifie dans la lutte, M. Zola l’admet dans ses livres parce qu’il le sait et l’a vu dans la réalité. Tandis que chez M. Flaubert, tous les personnages prêtent à rire ou inspirent le mépris, tandis qu’avec une dureté aussi implacable qu’elle est inique, il a rejeté tout ce qui vient du cœur, il a essayé de rendre grotesques même les larmes les plus sincères, le bien et le beau sont largement représentés chez M. Zola qui s’est ainsi, ce nous semble, beaucoup plus exactement conformé aux conditions ordinaires de la vie. […] M, Zola a été vrai, car l’âme humaine n’est ni toute bonne, ni toute mauvaise. […] Les romans de M. Zola valent mieux que le système qu’il avait d’abord adopté. Amoureux de vérité exacte, artiste plein de cœur, nature tendre et aimante, mais avant tout esprit essentiellement indépendant, il a montré qu’il était capable de s’affranchir de tout joug, même de celui qu’il s’était imposé lui-même.

Marius Topin, La Presse, 21 août 1875

Un cas pathologique

Il est manifeste que ses quatre précédents volumes l’ont amené au plus dangereux état d’esprit qui se révèle dans le cinquième. La mine était chargée, elle éclate. Pourquoi ne ferions-nous pas connaître, sans plus tarder, la conception qui préside à cette cinquième partie de l’œuvre ? M. Zola est tombé en proie au mysticisme de la matière, et cherche l’idéal de la truculence ; il a caressé une idée fixe, une idée originale, celle-là, et sûrement inattendue ! Il n’était point content de la Genèse, il va la refaire : c’est ce qui s’appelle prendre les choses par le commencement. Milton a écrit Le Paradis perdu ;
Zola ne saurait nous rendre Milton, mais il nous rendra le paradis ; il a retrouvé l’Éden. […]

Fermons le livre. Essayons d’oublier l’arrêt que l’auteur fait tomber, dès la première page du roman, des lèvres de l’abbé Mouret, chaste alors et sans péché, examinant à table, avec le frère Archangias toutes les saletés de ce monde et disant, tout en pliant sa serviette :
– Il n’y a qu’ordures !

Retenons également une pensée qui vient sous notre plume et qui se formulerait, d’ailleurs, en quelques mots :
– Il y a des productions littéraires qui ne sont que des cas pathologiques.

Paul Perret, Gazette nationale, 28 décembre 1875.

Un entassement de ridicule

M. Zola, vous ne l’ignorez point, a inventé le roman expérimental. Il le dit, et, si vous en doutez, vous n’avez qu’à lire La Faute de l’abbé Mouret. Étant donné un prêtre de vingt-cinq ans qui, au sortir d’une fièvre cérébrale, a si bien perdu la mémoire qu’il ne lui reste aucun souvenir de son caractère sacerdotal, qu’arrivera-t-il si, pour sa convalescence, on l’enferme au printemps dans un parc immense, le Paradou, sans aucune autre compagnie qu’une jeune fille de seize ans, fort jolie, dépourvue de tout préjugé et déjà amoureuse de lui ?

Tel est le problème qu’a tâché de résoudre expérimentalement le docteur Pascal Rougon, qui représente en physiologie M. Zola, de même que Claude Lantier le représente dans les questions d’art. Sans être précisément un Claude Bernard II, on peut, je crois, prévoir à coup sûr le résultat d’une pareille convalescence. Il était même assez inutile de faire intervenir ici comme réactif « les pierres gonflées de passion », ni « l’air ayant un goût de fruit », ni même l’arbre mystérieux qui « avec sa langueur d’alcôve, avec son balbutiement d’amour à peine distinct, tombant brusquement à un grand spasme muet, confie à l’oreille d’Albine ce que les mères murmurent aux épousées, le soir des noces ». Sans tous ces ingrédients-là, on aurait pu écrire à l’avance ces six mots pleins de majesté : « Albine se livra. Serge la posséda. »

Et après ? Car enfin, c’est ici que l’expérience devient vraiment intéressante et peut amener des résultats inattendus. Après ? – S’étant écrié : « Je suis guéri, tu m’as donné toute ta santé », l’abbé recouvre la mémoire ; il se rappelle subitement qu’il est prêtre, curé de la paroisse des Artaud, desservant de cette église qu’il voit, à travers la brèche, avec des moineaux sous les tuiles. Sans perdre une minute, il court s’enfermer dans son presbytère. Albine l’y relance bientôt : la pauvre enfant sera mère l’hiver prochain.

Qui l’emportera de l’amant ou du prêtre ? M. Zola n’en sait rien. Cela dépendra de la grâce, car M. Zola paraît croire à l’efficacité de la grâce quand la grâce peut le tirer d’embarras. Cela dépend aussi des odeurs. Celles de la campagne des Artaud sont enivrantes ; l’abbé qui les respire retourne, le bréviaire sous le bras, joindre sa maîtresse au Paradou. Mais au Paradou l’automne règne avec ses fadeurs. L’abbé s’aperçoit alors qu’il a « de l’encens jusque dans le dernier pli de ses organes ». Le voilà redevenu prêtre et chaste à jamais.

La Faute de l’abbé Mouret en est à la dix-septième édition. Si j’étais M. Zola j’en éprouverais un véritable désespoir. Il n’y a plus moyen de retirer de la circulation ce livre où se trouve entassé plus de ridicule qu’il n’en faudrait pour compromettre la réputation de vingt écrivains d’un talent bien supérieur à celui de l’auteur des Rougon-Macquart.

Timothée Colani, Les Rougon-Macquart, par Émile Zola, La Nouvelle Revue, 1er et 15 mars 1880. Article repris dans les Essais de critique historique, philosophique et littéraire, Paris, Chaillez, 1895.

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