PRÉMISSES
« Un prêtre qui aime, est un Rodrigue maudit et sans espoir de pardon ; entre lui et Chimène, il y a plus que le sang d’un père, il y a le mépris, la négation d’un Dieu. […] On a devant soi une monstruosité morale où toutes les notions naturelles sont perverties, des élans de grandeur surhumaine et des besoins immenses de réalité, une mêlée effrayante des vérités et des croyances, en un mot un cœur et un esprit malades, en proie à la plus sombre tourmente. […]
Aujourd’hui, les voiles sont tombés, le prêtre est devant nous ; c’est un homme, c’est un frère, tremblant et chétif, et nous ne pouvons plus voir en lui celui qui parle pour tous à la divinité. Pourquoi veulent-ils se grandir ? Quel orgueil les pousse à tenter toute pureté et toute perfection ? Qui les a rendus infaillibles, et pourquoi nous dédaignent-ils au point de ne plus vouloir être nos semblables ? »
L’Écho du Nord, 19 juillet 1864.
CONCEPTION
« Ce roman est l’histoire d’un homme frappé dans sa virilité par une éducation première, devenu être neutre, se réveillant homme à vingt-cinq ans, dans les sollicitations de la nature, mais retombant fatalement à l’impuissance. Voici l’affabulation. Je divise mon roman en trois parties :
1° Serge est prêtre dans un village du midi, du côté d’Antibes. Par les faits, j’explique son éducation de séminaire. Il n’est plus un homme. Il a poussé dans la bêtise et dans l’ignorance. La serpe cléricale en a fait un tronc séché sans branches et sans feuilles. Dans cette première partie, je pose également les personnages secondaires, la sœur de Serge, Désirée, le frère Archangias, etc. – Je fais aussi passer la figure d’une jeune fille 20 ans, Blanche.
2° Blanche [Albine] est la fille d’un intendant, qui a la garde d’un grand parc (histoire à trouver). Serge est tombé malade d’une fièvre typhoïde affreuse. Le médecin conseille de le transporter (à sa convalescence) dans une chambre d’un pavillon donnant sur le parc. Là Blanche achève de le soigner. Puis ils sont lâchés dans le parc. Ève et Adam s’éveillant au printemps dans le paradis terrestre. Longue idylle, longue étude d’un homme qui naît à vingt-cinq ans. Serge a perdu en partie la mémoire. Il n’a plus la tonsure, plus de soutane, plus d’église. Il n’entend même pas la cloche, le parc est dans un pli de terrain, à cinq minutes du village. Alors, dans cette nature qui enfante, Serge revient à l’humanité. C’est la nature qui joue le Satan de la Bible ; c’est elle qui tente Serge et Blanche et qui les couche sous l’arbre du mal par une matinée splendide. Or, j’ai toute la nature, les végétaux, arbres, herbes, fleurs, etc. les oiseaux, les insectes, l’eau, le ciel, etc. – Je calque le drame de la Bible, et à la fin je montre sans doute Frère Archangias apparaissant comme le dieu de la Bible et chassant du paradis les amoureux.
3° Le drame. Serge redevient prêtre. L’impuissance le reprend. Il retombe dans sa petite église, avec la tonsure, la soutane, les préjugés, l’ignorance, etc. Là, étude de la marque fatale de l’éducation première. – On en a fait un eunuque. – Et alors le drame peut être celui-ci – Blanche, qu’il a éveillée, veut qu’il la suive dans l’amour. Elle lit, elle comprend, elle naît et s’irrite qu’il refuse de la suivre. Toute l’éducation d’une femme par l’amour. Serge se courbe davantage, demande grâce, finit dans le sens catholique ; ce sera l’opposition, Serge catholique jusqu’à la fin, tandis que Blanche est le naturalisme, et va dans le sens libre de l’instinct et de la passion. – Seulement, j’ai besoin d’un drame. Je la ferai se tuer, tandis que Serge lui-même n’aura pas la force d’en faire autant. – Mêler les personnages épisodiques à ce drame qu’il faudra rendre aussi poignant que possible. »
Documents préparatoires de La Faute de l’abbé Mouret, NAF 10294, f° 2-4.
« Je veux détacher les deux figures de Serge et Blanche sur un fond de réalité absolue. Eux sont des créations, des études physiologiques, tandis que je prendrai les autres dans la vie ordinaire en les haussant le moins possible. […] Le livre doit être compris par quelques grandes masses très simples. […] Je veux autant que possible effacer le monde clérical autour de mon personnage. Je ne fais pas une étude sur les prêtres, sur leur vie, sur leur rôle dans la société ; mais une étude sur un tempérament, et sur une question particulière, dans un cadre d’art. […]
Chaque partie doit avoir 125 pages. Très pur, très large, par très grands morceaux, très excessif. »
Documents préparatoires de La Faute de l’abbé Mouret, NAF 10294, f°9, 10, 18, et NAF 10271 f°218.
« Je travaille dans la fièvre, en ce moment. Le roman dont je vous ai parlé me donne un mal de chien. Je crois que je veux y mettre trop de choses. Avez-vous remarqué le désespoir que nous causent les femmes trop aimées et les œuvres trop caressées ? »
Lettre à Ivan Tourgueniev, 29 juin 1874.