PREMIÈRE PARTIE
I. Depuis deux jours, les soldats s’attendent à trouver les Prussiens devant eux, au bout de leur marche forcée de Belfort à Mulhouse. Le bois a dû s’égarer, impossible d’allumer du feu et de faire la soupe. Il faut se contenter de mâcher à froid du biscuit. C’est un dénuement extraordinaire, ni tentes, ni marmites, ni forges, ni entraves à chevaux, trente mille pièces de rechanges pour les fusils sont manquantes. Des estafettes partent et reviennent à chaque minute, l’attente des dépêches est fébrile, quels étaient les résultats de cette grande bataille que chacun sent voisine et fatale ?
II. Au matin, on doit repartir sans manger. La retraite est lamentable, les villages traversés sont d’une pitié à serrer le cœur d’angoisse. La France est envahie, c’est autour d’eux que la tempête crève, comme un de ces ouragans de grêle et de foudre qui anéantissent une province en deux heures. Au 106e, entre le caporal Jean Macquart et Maurice Levasseur, entre le paysan et le lettré, l’inimitié d’instinct, la répugnance de classe et d’éducation sont comme un malaise physique.
III. Au camp de Reims, la discipline s’est relâchée. Dans la confusion, les hypothèses les plus contraires recommencent, à propos des plans qu’on prête aux généraux. Deux plans se combattent, une avance entêtée, foudroyante et victorieuse ; et les hésitations à entreprendre une marche de flanc si dangereuse, avec des troupes encore fouettées du vent fou de la panique de Frœschwiller. C’est le choc de la bravoure inintelligente contre le grand nombre et la froide méthode. L’armée de la désespérance, le troupeau expiatoire qu’on envoie au sacrifice, va monter son calvaire jusqu’au bout, payant les fautes de tous du flot rouge de son sang, grandie dans l’horreur même du désastre.
IV. On file sur la route de Châlons, interminable ruban, allant tout droit, parmi l’immense plaine, d’un vide triste et sans bornes. On a négligé d’échelonner les heures, de sorte que quatre corps d’armée étant partis ensemble, il se produit une extrême confusion à l’entrée des premiers tronçons de routes communes. On a distribué aux officiers des cartes d’Allemagne tandis que pas un ne possède une carte de France. Un malentendu a envoyé les approvisionnements de l’intendance ailleurs, il faut se débrouiller. La section de Jean vole une oie, rôtie à la ficelle. Maurice est blessé au pied, son caporal, dont les gros doigts savent être délicats à l’occasion, lave et panse la plaie avec du linge propre pris dans son sac.
V. L’attente s’élargit encore, on n’ose toujours pas faire la soupe, on attend des secours, l’approche de deux armées ennemies devenant de plus en plus certaine. Le découragement grandit, pèse peu à peu sur toutes les troupes, immobilisées sans raison. Plus un homme qui n’éprouve le malaise d’être mal conduit, attardé à tort, poussé au hasard dans la plus désastreuse des aventures. La marche sur la Meuse est reprise : c’est le crime, l’assassinat d’une nation ; car l’armée dès lors se trouve en détresse, cent mille hommes sont envoyés au massacre, pour le salut d’une dynastie.
VI. C’est un piétinement de troupeau pressé, harcelé par les chiens, qui se bouscule vers la Meuse, après des retards et des flâneries sans fin. Tous, silencieux, irrités, traînent la jambe, avec la haine du fusil qui leur meurtrit l’épaule, du sac dont ils sont écrasés, ayant cessé de croire à leurs chefs, se laissant envahir par une telle désespérance qu’ils ne marchent plus en avant que comme un bétail, sous la fatalité du fouet. Se ravitaille qui peut. Jean partage un pain avec Maurice, harassé avant d’avoir marché, l’estomac vide, le cœur serré d’angoisse à l’aube d’une journée qu’il sent devoir être affreuse. L’amitié leur devient à tous deux comme un élargissement, on est l’un dans l’autre, si différent qu’on fût, sur cette terrible route, l’un soutenant l’autre, ne faisant plus qu’un être de pitié et de souffrance. À la nuit, la Meuse, où il semble que sera la victoire : « Regarde là-bas… Voilà Sedan ! »
VII. Une effrayante confusion d’hommes, de chevaux et de voitures encombre les lacets descendant à la Meuse. Sous le poids de la cavalerie et de l’artillerie défilant depuis le matin, les bacs ont fini par s’enfoncer. La cohue affolée coule à pleine route, de la vallée entière, au delà du fleuve, une rumeur monte, d’autres piétinements de troupeau. Une aube grise éclaire d’une infinie tristesse un Sedan livide, un Sedan de cauchemar et de deuil.
VIII. Il y a un tel désarroi, tous régiments confondus, que les hommes sont à peu près libres de faire ce qu’ils veulent. La fatigue l’emporte sur la faim, à chaque pas un homme s’affaisse sur un trottoir, culbute sous une porte, reste là comme mort, endormi. Maurice a emmené Jean chez sa sœur Henriette, qui a épousé Weiss. Au-delà de la nuit parviennent par moments des bruits, lointains, légers, galop perdu de cavalerie, roulement affaibli de canon, surtout marche pesante d’hommes, le défilé sur les hauteurs de la noire fourmilière humaine, cet envahissement, cet enveloppement que la nuit elle-même n’a pu arrêter.
DEUXIÈME PARTIE
I. Toutes les crêtes de la rive gauche s’enflamment, les canons semblent pousser du sol, c’est comme une ceinture sans cesse allongée qui écrase les inutiles fortifications de Sedan. Debout sur une colline, le roi Guillaume de Prusse a devant lui la vallée, le déroulement sans bornes du champ de bataille. Il regarde les cent mille hommes et les cinq cents canons de l’armée française, entassés et traqués dans un triangle, et attend l’inévitable résultat de la bataille, les yeux sur l’échiquier géant, occupé à mener cette poussière d’hommes, l’enragement de ces quelques points noirs, perdus au milieu de l’éternelle et souriante nature.
II. Jean a réveillé Maurice. C’est aujourd’hui qu’on se bat, tant mieux ! on va donc en finir ! Le bataillon avance comme dans une ouate humide, descend une pente, remonte par un chemin étroit, attend, l’arme au pied. On ne sait même pas si l’on tourne le dos ou la face à l’ennemi. Des bruits vagues viennent de l’inconnu du brouillard. On ne voit rien, on ne sait rien. Est-ce même une vraie, un grande bataille ? Brusquement, enfin, des Prussiens, d’une netteté délicate, à portée de leurs fusils. Les chassepots partent d’eux-mêmes : enfin, on tire, on emploie les cartouches qu’on promène depuis plus d’un mois sans en brûler une seule.
III. Jamais Sedan n’avait fait cette impression de ville tragique, sous le petit jour sale, noyé de brouillard. Les maisons semblent mortes, dans l’insomnie peureuse qu’on y sent. C’est un matin grelottant, avec ces rues peuplées d’ombres anxieuses. À neuf heures, la ville n’a plus ce frisson noir, le pavé s’encombre d’une foule anxieuse que traversent des continuels galops d’estafettes. L’armée ne sait plus à qui obéir, rejetée en arrière par un général pendant les deux heures qu’il a eu le commandement, ramenée en avant par le général qui vient de lui succéder.
IV. Weiss, allé voir sa maison de Bazeilles, n’est pas rentré. Le besoin d’Henriette d’aller là-bas, la témérité folle de sa course, ne vont pas sans un grand sang-froid. Les yeux fixés sur l’horizon, guettant les obus pour les éviter, elle file le long des murs, se jette derrière les bornes, profite du moindre abri. Elle reconnaît sa maison qui brûle sans qu’on voie les flammes au grand soleil, les fenêtres vomissant des tourbillons de fumée noir. Avec son air menaçant de citadelle, c’était la seule résolue à ne pas se rendre, les Prussiens ont dû la jeter par terre à coups de boulets. Henriette arrive et voit son mari, contre le mur, en face d’un peloton qui prépare ses armes. Quand l’officier lève son épée, il tombe comme une masse. Alors, elle devient une chose, une épave roulée, charriée dans un piétinement confus de foule, coulant à pleine route.
V. Sur le plateau d’Illy, la mort vole de toute parts. Certains blessés sont restés sur la face, la bouche dans une mare de sang, en train d’étouffer, d’autres ont la gorge pleine de boue, comme s’ils venaient de mordre la terre, d’autres gisent jetés pêle-mêle, en tas, les bras et les jambes contractés, la poitrine écrasée à demi. Sans savoir comment, Maurice se trouve avec Jean derrière une haie, avec les débris de leur compagnie. Quand il le voit gisant derrière lui, le képi déchiré, emporté, il croit que son crâne est ouvert, l’empoigne, le traîne au milieu des chaumes et des broussailles. Il ne peut l’abandonner, toute sa chair en aurait saigné, la fraternité qui a grandi entre ce paysan et lui va au fond de son être, à la racine même de la vie.
VI. Aucune ligne de retraite n’a été indiquée, chacun est libre d’agir à sa guise, tous se trouvent rejeté dans Sedan, sous la formidable étreinte des armées allemandes victorieuses. Le drame formidable s’achève, le soleil oblique descend vers les bois, se couche dans un ciel d’une pureté sans tache. La Meuse aux lents détours n’est plus, sous cette lumière grisante, qu’une rivière d’or fin. Et la bataille atroce, souillée de sang, devient une peinture délicate, sous l’adieu du soleil. Un général français, vêtu d’une tunique bleue, monté sur un cheval noir, et que précède un hussard, porte un drapeau blanc.
VII. La blessure de Jean n’est qu’une simple éraflure du cuir chevelu. Mais les Prussiens arrivent, il ne s’agit pas de flâner. Les obus coupent les arbres, les balles font pleuvoir les feuilles, des voix de plainte semblent sortir des troncs fendus, des sanglots tombent avec les ramures trempées de sève. Jamais angoisse n’a soufflé plus grande que dans cette forêt bombardée. Hors du bois d’épouvante, ils se trouvent dans la déroute roulant vers les fossés de Sedan, en un flot bourbeux, pareil à l’amas de terres et de cailloux qu’un orage, battant les hauteurs, entraine au fond des vallées. Maurice et Jean sont rentrés parmi les derniers dans Sedan. Du vacarme assourdissant qui grondait depuis le lever du soleil, ne demeure qu’un néant de mort. La nuit tombe à un lugubre, un effrayant silence.
VIII. Les rues, les places sont gorgées, bondées, emplies à un tel point d’hommes, de chevaux, de canons, que cette masse compacte semble y avoir été entrée de force, à coups de quelque pilon gigantesque. Le Général Moltke a dicté ses conditions : l’armée française tout entière prisonnière, avec armes et bagages. Napoléon III quitte pour l’exil la sous-préfecture, mal à l’aise de sentir Sedan autour de lui, comme un remords et une menace, hué par un troupeau de prisonniers, dans un geste d’insulte et de malédiction.
TROISIÈME PARTIE
I. Dans la forêt bombardée, la canonnade a tranché des existences séculaires, comme au travers d’un carré de la vieille garde, d’une solidité immobile de vétérans. De toutes parts, des troncs gisent, dénudés, troués, fendus, ainsi que des poitrines ; et cette destruction, ce massacre de branches pleurant leur sève, a l’épouvante navrée d’un champ de bataille humain. Puis, c’est aussi des cadavres, des soldats tombés fraternellement avec les arbres. Des képis épars, semblables à de larges coquelicots, des lambeaux d’uniformes, des épaulettes, des ceinturons, racontent un contact farouche, un des rares corps à corps d’un formidable duel d’artillerie qui a duré douze heures. La pluie noie tout de son humidité blafarde, une odeur se dégage, persistante, cette odeur des champs de bataille qui sentent la paille fermentée, le drap brûlé, un mélange de pourriture et de poudre.
II. Les prisonniers sont emmenés à la presqu’île d’Iges. Le plus grand nombre, sans abri d’aucune sorte, sans couverture même, doit passer la nuit, au plein air, sous une pluie diluvienne. Pendant deux jours, on vit de pommes de terre volées dans les champs. Pas un effort n’est fait pour nourrir les quatre-vingt mille hommes dont l’agonie commence,. Maurice et Jean rôdent, aiguillonnés par l’instinct de l’animal qui cherche sa nourriture. Pendant huit grands jours, la démence germe et monte dans cet enfer.
III. Jean et Maurice sont en route pour l’Allemagne, dans un troupeau de prisonniers. Ce n’est plus qu’une débandade de gueux, couverts de plaies, hâves et sans souffle. Il faut filer, c’est une idée fixe. À l’étape, des habitants ont crée de véritables magasins de vêtements pour faciliter les évasions, Maurice et Jean passent chacun un pantalon et une blouse. Ils battent les fourrés, tournant sur eux-mêmes, perdant toute direction, comme des bêtes fuyant sous les broussailles. Quand ils débouchent à dix pas d’un poste allemand, des coups de feu partent, Jean reçoit dans le mollet gauche un coup de fouet, dont la violence le culbute contre un arbre. En deux heures de marche épuisante, Maurice le conduit chez son oncle Fouchard. Jean en a pour des semaines, des mois même à se remettre. Dans un besoin frénétique de rébellion contre le destin, Maurice veut rentrer à Paris.
IV. Dès la seconde semaine, la fièvre de Jean diminue, son état devient meilleur, à la condition d’une immobilité complète. Il apprend dans les vieux journaux, les batailles de Metz, le reflux dans la consternation des désastres, la bataille lente et confuse que Bazaine aurait pu gagner, la bataille immense où les Français ont fait des prodiges pour ne pas marcher en avant, laissant à l’ennemi le temps de se concentrer. À Paris, la ville ignorante, confiante est abattue sous cet écrasement du destin. Le 4 septembre, c’est l’effondrement d’un monde, le second Empire emporté dans la débâche de ses vices et de ses fautes. Après la reddition de Metz, Gambetta, parti en ballon, appelle tous les citoyens sous les armes. Paris est étranglé d’un lien étroit, la famine commence, bientôt les rues noires, sillonnées par le vol rouge des obus. Maurice ne donne pas de nouvelles.
V. Goliath est venu moucharder en France, payant par la plus sale trahison le pain mangé à table. Il mérite la mort. D’un seul coup de couteau, les francs-tireurs lui ouvrent la gorge, en travers. Le sang se met à couler dans un baquet, avec un petit bruit de fontaine. Pas une secousse et pas un râle. La guerre a changé tout le pauvre monde en bêtes féroces, semant ses haines affreuses, perpétuant la querelle des races. Semences scélérates pour d’effroyables moissons.
VI. À Sedan, les troupes victorieuses ont reflué vers la vallée de la Seine. La ville est tombée à une paix morte de nécropole. On a beau eu, après la bataille, dépenser six mille francs pour balayer la ville, brûler en tas les sacs, les gibernes, tous les débris louches ; les campagnes n’en soufflent pas moins des odeurs nauséabondes à la moindre humidité, tellement elles sont gorgées de cadavres, à peine enfouis, mal recouverts de quelques centimètres de terre. La jambe de Jean est redevenue solide, il peut se battre, il va rejoindre l’armée du Nord, qui vient de se reconstituer.
VII. Paris n’est plus qu’un immense camp retranché. Comme une horloge géante dont le ressort éclate, la vie sociale s’est arrêtée, il ne reste qu’une passion, la volonté de vaincre. Après l’abattement de chaque défaite, l’illusion flambe plus haute, dans cette foule hallucinée de souffrance et de faim. Quand la paix est conclue par une assemblée monarchique, Maurice ne décolère plus et se décide à déserter. Il lit les journaux, fréquente les réunions publiques, rentre le cerveau hanté de violences, prêt aux actes désespérés pour la défense de ce qu’il croit être la vérité et la justice. L’insurrection pousse en plein jour, une insurrection que les pavés eux-mêmes semblent avoir voulue. Échappé à une tuerie contre les Versaillais, Maurice n’a plus que de la haine contre ce prétendu gouvernement d’ordre et de légalité qui, écrasé à chaque rencontre par les Prussiens, retrouve seulement du courage pour vaincre Paris. Quand, le 9 mai, la défaite de la Commune est certaine, il se jette à un rêve fou : si l’idée justicière est vengeresse doit être écrasée dans le sang, que s’entrouvre donc la terre, que Paris s’effondre, qu’il brûle comme un immense bûcher d’holocauste, plutôt que d’être rendu à cette vieille société gâtée d’abominable injustice !
Les Versaillais sont entrés dans Paris. Sur les barricades il ne reste bientôt que les convaincus, les acharnés, décidés à mourir après en avoir tué le plus possible. Entré dans Paris avec son régiment, Jean aperçoit un communard qui tire encore. Sous la poussée furieuse du destin, il court, cloue l’homme sur la barricade, d’un coup de baïonnette. C’est Maurice. Il s’en va, affamé de justice, dans la suprême convulsion du grand rêve noir qu’il a fait, cette grandiose et monstrueuse conception de la vieille société détruite, du champ retourné et purifié, pour qu’il y pousse l’idylle d’un nouvel âge d’or.
VIII. Paris brûle. Toute la ligne d’horizon est en feu, par endroits on distingue des foyers plus intenses, des gerbes d’un pourpre vif, dont le jaillissement continue raye les ténèbres, au milieu de grandes fumées volantes. C’est l’acte dernier et fatal, la folie du sang qui a germé sur les champs de défaite de Sedan et de Metz, l’épidémie de destruction née du siège de Paris, la crise suprême d’une nation en danger de mort, au milieu des tueries et des écroulements. Désormais, le calvaire est monté jusqu’à la plus terrifiante des agonies, la nation crucifiée expie ses fautes et va renaître.
Ce résumé n’utilise que des mots employés par Zola