Le point de vue d’Edmond de Goncourt

Ça et là, un épisode d’un gros drame de Boulevard ; mais dans tout le volume, pas une page de grand écrivain, pas même un détail apportant la réelle émotion d’une chose vue ou soufferte, tout de la bonne littérature grossoyée d’après des racontars.

Oui, je le répète, je crois que si moi, si Zola, nous avions vu la guerre – et la guerre avec l’intention de la peindre dans un bouquin –, nous aurions pu faire un livre original, un livre neuf. Mais sans l’avoir vue, on ne peut faire qu’un volume intéressant, mais ressemblant à tous ceux qui ont été fabriqués avant vous sur le même sujet.

Journal d’Edmond de Goncourt, 4 juillet 1892.

Beau et lamentable

La Débâcle de Zola, malgré le désir de construction et de clairvoyance, malgré l’intuition vraiment persistante du soldat Maurice Levasseur, qui devine trop les plans, les changements de plans, les marches, contre-marches et positions de corps d’armée, malgré la très fréquente affirmation de la rigueur et la méthode de l’état-major allemand, La Débâcle de Zola ne va pas à rencontre de la conception de la guerre de ses prédécesseurs. Tolstoï, que citent sans cesse les écrivains militaires, d’outre-Rhin, Tolstoï n’est pas infirmé ici. Le désir de vérité, la joie du renseignement, cela est plus fort chez Zola que tous les vouloirs d’esprit systématique, et son beau et lamentable livre en est la preuve.

Ces deux soldats, Jean Macquart et Maurice Levasseur, qu’il met en campagne au début de la guerre de 1870 et qu’il suit sur le champ de bataille de Sedan, sont bien, cela va sans dire, de pauvres unités humaines perdues dans le tumulte. Et aussi, à chaque instant, le désarroi et l’inconnu de la bataille s’affirment lorsque l’écrivain indique toutes les occasions perdues, tous les chemins auprès desquels l’on passe, tous les faits qui pouvaient changer le destin, une marche sur Mézières, une arrivée plus rapide d’un corps d’armée, une conversation de généraux mise à l’abri de l’espion. Oui, le plan allemand était scientifique, mathématique, mais aussi, comme le plan français existait peu, et comme les envahisseurs surent profiter de tout ce que leur apportait le sort et taire tourner à leur profit le terrible hasard !

Cela, Émile Zola le met en lumière, en même temps qu’il fait apparaître les paysages et qu’il fait vivre les hommes. La mémoire de l’œil est de la précision picturale et résumée que l’on sait, le sens de l’allée et venue humaine, du mouvement de l’individu et de la vie des foules, est également inclus dans le récit avec une matérialité excessive, un bonheur de réalisation qui laisse chaque fois une surprise. Le style peut être appuyé, encombré de détails, d’insistances, de répétitions, il a une force entraînante qui emporte tout, et qui donne vraiment à entendre des voix humaines et les pas précipités d’une armée.

La fatigue traînante des longues marches, les révoltes de lassitude qui font aux soldats jeter leurs sacs et leurs fusils, la faim abominable aux carrefours des routes où les voitures de l’intendance n’apparaissent pas, la faim même sous la mitraille, l’agacement de l’attente, le désir d’aller au feu, la peur du jeune soldat en sentinelle dans une nuit noire, les horreurs de l’ambulance, les tristes instincts, les affreuses tares, et aussi les belles résignations c’est le spectacle que donne à contempler ce livre qui analyse l’homme lâché en plein danger et en pleine tuerie. Il y a de tristes généraux, d’affreux chenapans, de pitoyables fantoches, mais aussi de beaux passionnés et des héros tranquilles – tels, ce colonel de Vineuil, ce bourgeois
M. Weiss, fusillé à Bazeilles, et ce paisible Jean Macquart, qui est bien une des, plus justes incarnations du peuple passif et courageux. […]

Le romancier aurait pu, je crois, se priver des aventures de la fin du livre, de la Commune écourtée, de la rencontre des deux frères d’armes sur la barricade. Une philosophie suffisante des événements s’affirmait par le seul récit de Sedan, l’horreur de la guerre parlait assez haut au seul spectacles des tueries de multitudes avec lesquelles on fait de la gloire.

Gustave Geoffroy, Le Gaulois, 23 juin 1892.

Pathétique et consolant

Zola, qui n’a jamais porté l’uniforme, est arrivé par un bel effet d’intuition, à pénétrer l’âme du soldat – non pas du soldat pacifique qui moisit dans la ville de garnison – mais du soldat en campagne, pris dans la fièvre de ses passions bonnes et mauvaises et dans la surexcitation de la bataille. […]

Zola est un narrateur d’une puissance infinie. Il anime les choses, il leur prête une vie intense, il les grave dans l’esprit par la magie d’un coloris merveilleux. Nul enfin ne sait, somme lui, faire mouvoir les masses énormes, et donner une allure épique aux vastes mêlées humaines. Lorsqu’on a lu d’un trait l’admirable récit de la journée de Sedan, et qu’on ferme le volume, on continue de voir ce grandiose tableau d’une armée écrasée et périssant sous le nombre ; et on le voit nettement, on en distingue tout à la fois l’ensemble et les détails, dont chacun apparaît en traits de feu. Et cette vision est d’une telle vivacité qu’aucune lecture ultérieure ne doit pouvoir l’affaiblir. Je crois bien que le combat de Bazeilles m’apparaîtra, jusqu’à la fin de mes jours, à travers les pages de La Débâcle.

Tels sont les dons vraiment géniaux de M. Zola. Il possède aussi certains procédés de style, dont la valeur est plus contestable, et que nous retrouvons dans son nouveau livre. Abus des épithètes brutales, lyrisme un peu factice, surtout aux fins de chapitres. […] Comme Victor Hugo, M. Émile Zola aime un peu trop l’antithèse. Il se plaît à mettre en scène dans La Débâcle les bagages de l’empereur, les fourgons qui contiennent sa vaisselle d’or, ses casseroles d’argent, ses bouteilles de Champagne et ses marmitons immaculés. Il y a certes un contraste saisissant entre cet équipage somptueux et la détresse morale du souverain qui pleure son trône. Cet « effet » est pittoresque. Son seul tort est de revenir à toutes les pages et de se répéter indéfiniment.

Mais ce sont là des misères. Ces minimes objections se perdent dans le rayonnement épique de l’oeuvre. M. Émile Zola en a publié de plus harmonieuses, de plus complètes, je ne pense pas qu’il en ait écrit de plus pathétiques. J’ajouterai que cette oeuvre est consolante pour notre patriotisme. En voyant les prouesses qu’ont accomplies des soldats sans ressources, découragés, mal conduits, on regarde l’avenir avec confiance, et l’on se dit que si jamais le pays les appelle à la frontière, les fils de ces vaincus héroïques sauront faire leur devoir!

Adolphe Brisson, Les Annales politiques et littéraires, 26 juin 1892.

Original et puissant

Stendhal n’écrivait pas la bataille de Waterloo pour les survivants de la Grande Armée. Et c’est un morceau sans doute que nous goûtons mieux qu’ils ne faisaient. Non que le sentiment militaire soit affaibli chez nous. Mais on se fait une autre idée de la guerre et on ne l’aime plus pour elle-même. On a bien raison.

Si, comme nous le disions, le nouveau livre de M. Émile Zola prête, en quelques-unes de ses pages, à la comparaison avec les pages où Stendhal nous découvre une bataille anecdotique, si ce livre fait songer à celui de Tolstoï par l’accumulation des petits faits, La Débâcle n’en est pas moins un ouvrage tout à fait original, très puissant, et qui fait grand honneur à M. Émile Zola. J’ai vivement reproché jadis à M. Zola sa brutalité morne et sa tristesse étroite, quand il s’obstinait, lent et têtu, dans les sales coins de la civilisation ou de la nature. Mais il faut reconnaître que l’intelligence de ce rude travailleur s’élargit et s’éclaire avec les années. Il avait déjà montré çà et là, dans Germinal surtout, qu’il avait le sens épique et l’instinct des foules. Cette fois, il a beaucoup compris et mis une large humanité dans son livre. Cette fois, il a montré toutes les misères de la chair humaine, avec une mâle pitié, avec un respect qui les rend augustes et vénérables. Il laisse voir, sans le dire jamais, sans profaner les sentiments sacrés par de vaines paroles, il laisse voir la religion qui l’attache à la patrie, à ceux qui souffrent et qui meurent pour elle.

Sans doute le général dont je vous parlais tout à l’heure, s’il était encore de ce monde et s’il lisait La Débâcle, trouverait que la chose n’est pas tournée assez noblement. Mais il faut savoir gré à M. Émile Zola de n’avoir rien caché des laideurs, des stupidités et des cruautés de la guerre. Ses petits soldats sont ignorants, bornés, très simples ; ils ont toujours faim. Et c’est vrai qu’on a toujours faim en campagne. J’en atteste les camarades qui, le 2 décembre 1870, étaient avec moi sous le fort de la Faisanderie, au bord de la Marne, où tombaient en sifflant les obus. Nous avions bien faim, et bien froid, ce jour-là, devant la rivière jaune, tandis que, l’arme au pied, nous regardions monter sur les collines, en flocons blancs, la fumée des canons. Nous cherchions vainement à comprendre les mouvements des troupes. Et nous avions faim.

Il me semble que M. Zola a très bien senti ce qui se passe dans l’âme du soldat. On ne lui reprochera pas, cette fois, de s’être plu à abaisser et à humilier la nature humaine. Il nous a montré de très braves gens : le colonel de Vineuil, si beau soldat, grave, muet dans son héroïsme et dans sa douleur ; le lieutenant Rochas, d’un esprit étroit, mais d’un si grand cœur, et qui meurt enveloppé dans le drapeau comme dans un linceul symbolique ; le canonnier Honoré qui, sur le calvaire d’Ily, dessert sa pièce, au milieu de la mitraille, avec une précision sublime, jusqu’à ce qu’il tombe foudroyé sur l’affût ; le caporal Jean enfin, ce paysan d’un sens si sûr et d’un courage si modeste.

En dépit des officiers ignorants et des soldats maraudeurs, en dépit des fautes et des défaillances et malgré la démoralisation terrible de la défaite, on se fait dans le livre de M. Zola, l’idée d’une brave et bonne armée, à qui manquèrent seulement les chefs. C’est cette armée qui est la véritable héroïne et pour ainsi dire l’unique personnage du drame. Et le drame lui-même, c’est cette armée vaincue à la frontière et reformée à Châlons, puis conduite avec toutes sortes d’hésitations sur Sedan où elle était déjà prise avant la bataille. Dans cette action immense, terrible, lugubre et magnifique les individus ne sont rien ; c’est l’armée qui vit, qui souffre, qui agonise et qui meurt. Le grand mérite de M. Zola est d’avoir fait vivre l’âme de cette armée si malheureuse et qui ne méritait pas sa misère inouïe.

Aussi le vrai dénouement de ce drame est à Sedan, et quand la lamentable bataille est terminée, quand les débris de l’armée vaincue sont cruellement traînés en Allemagne, le livre est logiquement terminé. M. Zola y a mis une suite qui fait voir l’agonie sanglante de la Commune ; mais c’est un autre ouvrage bien inférieur au premier, gâté par un dénouement d’un symbolisme mesquin, et qui rompt l’unité d’un drame aussi intéressant pour nous que pouvaient l’être pour les Athéniens les Perses d’Eschyle.

Pour ma part, bien que je n’aime guère les gros livres et que celui-ci soit gros, et lent, et d’une marche qui ne se hâte ni ne s’arrête jamais, j’ai été pris, entraîné, il m’a fallu aller jusqu’au bout, dans l’effroi, dans l’angoisse, dans la tristesse, et revivre, le cœur gros d’horreur et d’enthousiasme, l’année épouvantable. La bataille de Sedan, qui occupe le tiers du livre, est d’une vérité à faire crier d’épouvante. J’ai encore dans les oreilles. le bruit du canon, dans les yeux les charges de cavalerie, les évolutions de l’artillerie, l’immobilité convulsive des morts, dans les narines l’odeur chaude et fade du sang. En cet état, hasarderai-je quelques critiques. Signalerai-je, par exemple, l’effort trop visible de M. Zola pour expliquer et faire comprendre l’ensemble des opérations militaires ? Car il y tend sans cesse, et cette préoccupation constante suffit seule à marquer à quel point la philosophie de M. Zola diffère de celle de Tolstoï. Montrerai-je çà et là, le procédé, la mise en scène, la recherche de l’effet ? Marquerai-je de l’ongle les endroits lourds et traînants ? Non. J’aime mieux indiquer, au contraire, les morceaux les mieux venus, l’incendie de Bazeilles, par exemple, et le champ de bataille de Sedan couvert de morts et balayé dans le grand silence par le galop fou des troupes de chevaux sans cavaliers.

Anatole France, Le Temps, 26 juin 1892.

Douloureux et exaspérant

La Débâcle, malgré l’hymne apaisé d’espérance qui est le final attendri de cette sombre symphonie, ne dispose guère à ces sursauts d’énergie et de fièvre guerrière qu’il nous faudra cependant pour reprendre la lutte.

C’est par là que l’œuvre pèche. C’est par la disposition d’esprit si invétérée en M. Zola de tout assombrir, que son livre est douloureux.

Les légères éclaircies de nature, qu’il a eu soin d’entrouvrir pour jeter sur toutes les horreurs de la défaite un peu de douce lumière, ne suffisent pas à diminuer l’exaspération où finit par jeter le spectacle continu de notre infériorité, devant la triomphante supériorité de nos adversaires.

Les longues journées sans pain, les marches accablantes sous un soleil de plomb, les nuits sans sommeil,, la fièvre d’une armée qui n’a pas même la ressource de passer sa fureur sur un ennemi dont on la tient éloignée, toutes ces angoisses, si fidèlement analysées par M. Zola, ne sont pas précisément faites pour donner à notre génération un peu de cette folie militaire si nécessaire pour les inévitables combats de la revanche. […]

On ne sent pas assez l’orgueilleux claquement du drapeau et les fières fanfares du clairon sur cette armée pourtant si ardente et si généreusement immolée à la sauvegarde de notre honneur. Et le glissement continu, dans son bel ordre mathématique, des armées prussiennes autour de nous, inspire à M. Zola, malgré lui, une trop vive admiration.

Cette antithèse harmonieusement maintenue pour en arriver à l’effet terrifiant de la catastrophe de Sedan nous gêne comme une clarté aveuglante dont l’éclat nous irrite.

Félicien Pascal, La Libre parole, 27 juin 1892.

Un grand souffle

Nous commençons seulement à juger juste Waterloo et son effondrement. Sedan, ses causes, sa fatalité et son inévitable cataclysme se trouvent encore trop proches. Un brouillard monte de l’entonnoir sinistre. On ne peut discerner, dans l’horreur et la confusion de ce gouffre où la France faillit disparaître, que ce qu’on aperçoit d’une cuve sur laquelle on se penche quand le refroidissement du métal en fusion ou du liquide en ébullition ne s’est pas encore opéré.

Le nouveau livre. d’Émile Zola ne fera pas voir plus clair dans la vapeur. Il montre seulement cette brume et l’accroît même en la condensant. La Débâcle donne, avec la puissance picturale ordinaire de Zola, l’impression vraisemblable de cette extraordinaire aventure dont nous ne sommes pas encore remis. Malgré une grande abondance des détails stratégiques, peut-être à cause de cette abondance même, on ne comprend pas encore, après avoir lu, la raison, l’explication, la justification de ces mouvements désordonnés, de ces marches inutiles et de ces contre marches funestes, qui aboutirent au trou fatal de Sedan. […]

Pour l’ordonnance et la composition, le nouveau livre de Zola est surtout remarquable. Un grand souffle l’anime. Le maître remue les masses dans ces pages compactes avec la sûreté d’un stratège ! Peut-être, au point de vue de l’art, doit-on faire des réserves en-ce qui concerne les morceaux destinés à être choisis et les descriptions à effet. Comme peintre de batailles, Zola reste très au-dessous de Stendhal, de Victor Hugo, d’Edgar Quinet, de Tolstoï. Il donne de la nomenclature militaire. II fait abus du diorama aussi. Les plus formidables combats sont des rixes pour l’observateur. On ne plane pas en ballon sur un champ de bataille. Chacun ne voit que son coin, et ce coin n’est pas large. Les personnages de Zola perçoivent trop nettement et discernent trop clairement chaque chose en sa position. La Débâcle n’en est pas moins une évocation douloureuse et saisissante de la guerre terrible. Les jeunes gens trouveront dans ce livre un tableau fort près de la vérité ; ceux qui ont été roulés par la défaite et charriés par la débâcle, comme les personnages de Zola, se retrouveront avec émotion dans ce miroir tragique.

E. Lepelletier, L’Écho de Paris, 28 juin 1892.

Beau et utile

Dans ce livre nouveau, aucun anachronisme. Aujourd’hui ne se mêle pas à Hier, c’est bien une période de l’existence d’un peuple qui s’accomplit, une débâcle de pays perdu dans la défaite, sombrant avec tout le décor et toute la figuration d’un régime artificiel. Dès le premier jour, et à première lecture, l’avis unanime a été que le livre était surchargé d’une dernière partie inutile, d’un siège de Paris, d’une Commune qui ne peuvent apparaître ici en suite logique, en épisodes ajoutés, qui valaient bien une étude poussée plus loin, cherchée bien antérieurement. Et la rencontre sur une barricade de Maurice Levasseur et de Jean Macquart, les deux frères d’armes de Sedan, aggrave de romanesque un beau livre qui pouvait bien se passer de ces imaginations.

La vérité suffisait. Le drame d’une bataille qui est enclos en ces pages apparaît, en une formidable unité, dangereuse pour l’intérêt d’art et pour l’intérêt de récit de tous les chapitres ajoutés à l’émouvant récit d’histoire.

La bataille, c’est Sedan, dès les premières lignes, tout y mène l’attention de l’esprit, par l’attention des yeux, on peut le dire, tant la faculté de voir et de faire voir s’affirme dans cette littérature de certitude, dans cette succession de renseignements mis en action, de gesticulation humaine, de paysages impassibles brièvement évoqués. Tout ce que l’on voit, tout ce que l’on entend, aboutit à ce cirque de Sedan où Napoléon III et son armée sont enfermés par l’armée allemande vite établie aux sommets des collines. Le dernier coup de canon tiré, la reddition accomplie, les troupes prisonnières conduites et parquées dans la presqu’île, c’est fini, on voudrait fermer le livre dans un grand silence, voir s’évaporer toute cette fumée.

La réalité des faits historiques est constamment tenue en observation. Les causes significatives du désastre sont montrées au passage par un incident, rappelées en une ligne aux moments décisifs où s’effondrent les forces militaires. Zola dit les effectifs menteurs, l’artillerie médiocre, les généraux incapables, il met, en face des uhlans, les chasseurs et les hussards inutilisés. […]

Le fond de l’horreur est touché, La stupidité humaine et l’inutilité des carnages apparaissent en face des piètres apologies de la guerre, des rêveries sanglantes d’un de Moltke, des désirs de conservation sociale des classes possédantes et dirigeantes. On se demande, le livre fermé, et cette émouvante catastrophe encore dans la mémoire, avec tout son sang, tous ses cris, toutes ses plaintes, quand l’humanité se lassera de cette duperie des diplomates et des guerriers, et se contentera de vivre dans la nature, sur le sol défriché, qui peut nourrir plus d’hommes qu’il n’en existe. Telle est la beauté et l’utilité de ce livre de style énergique et montreur, de compréhension humaine, où Zola a inscrit, comme il l’avait fait dans Germinal, la vie d’une multitude, la signification d’un tumulte de foule.

Gustave Geffroy, La Justice, 29 juin 1892.

Un chef-d’œuvre

La Débâcle est un chef-d’œuvre. Lorsqu’on ferme ce livre massif, touffu, où la vie déborde, où fourmillent des foules, où grouille, saigne et gémit un monde agonisant, on est poursuivi par l’angoisse d’une vision affreuse et ineffaçable ; on a vu crouler une dynastie, une société, une nation ; on a été emporté dans le tourbillon d’un des cyclones les plus épouvantables qui aient jamais déraciné et émietté les ambitions et les espérances humaines ; on s’est arrêté devant l’horreur d’une catastrophe qui semblait devoir être un lendemain. S’il est vrai que la grande poésie vit de ces sentiments éternels qui secouent le cœur de l’homme devant les brusques et immenses infortunes, il faut assigner une place à part, dans la littérature de ce temps-ci, à cette épopée douloureuse où palpite la France meurtrie et où passe, dans un cauchemar de carnage et de misères, le souffle d’une mystérieuse Fatalité. On peut dire que la guerre de 1870 attendait encore l’écrivain puissant qui oserait ramasser en de violentes peintures le sombre drame de l’année terrible. […]

Il faut savoir gré à M. Zola de n’avoir pas cédé à la tentation facile d’accabler, encore une fois, ce vaincu. Les ardentes polémiques sont éteintes, et l’heure de la pitié semble enfin venue pour cette lamentable infortune. Quel fantôme, que ce chef d’empire, démis de son autorité impériale, dépouillé de tout commandement, affublé d’un costume de général et n’ayant même pas l’autorité d’un caporal d’escouade, une ombre d’empereur, indéfinie et vague, une inutilité sans nom et encombrante, que Paris repoussait, dont l’armée ne voulait plus, et qui allait sans savoir où, d’étape en étape, à la suite des bagages de l’état-major général. […]

On a loué, comme il convenait, chez M. Zola, le don de voir et de faire voir des choses énormes ; […] on a fait, à propos de son livre, beaucoup de rapprochements piquants et de comparaisons littéraires. Peut-être faut-il aussi le remercier, et lui pardonner beaucoup, parce que nous lui devons cette lecture terrible et réconfortante. En ce temps de trépidation fébrile, où une émotion chasse l’autre, il a bien fait de raviver des souvenirs douloureux, semences d’énergie virile, qui lèveront s’il le faut – espérons-le du moins – en moissons d’épées.

Gaston Deschamps, Journal des Débats politiques et littéraires, 1er juillet 1892.

Un souffle épique

La Débâcle me semble donner une assez nette représentation de ce que M. Zola indique par le terme « naturalisme ». Je crois entendre que c’est une expression universelle de la vie humaine. Et je reconnais aussi qu’il n’y a pas de volume où son intention m’est plus clairement apparue que dans celui-ci. Comme toujours, l’intrigue est sobre. Elle n’est qu’un prétexte à unir des personnages entre eux pour leur laisser des facilités de dialogue et, par des communications intimes, faire entrevoir leurs caractères. Mais la vie dont M. Zola se propose la représentation n’est point le spectacle de leurs actions réciproques. Ce qu’il veut peindre c’est la vie de l’individu en face de l’univers, c’est l’existence, c’est l’agitation de la foule énorme et aveugle, c’est la loi suprême que nous ne pouvons définir et sous laquelle nous sommes tous courbés.

Il a heureusement décrit une époque apte à cette intensité vitale. L’histoire des Rougon-Macquart la lui imposait du reste. Malgré cela, il a tenu à la particulariser. Toute la chute de l’Empire est dans Sedan : il lui fallait donner à ce fait toute l’importance qu’il a parmi les faits, comme influence et comme moralité. Au contraire, il ne s’est que très peu attaché à décrire la Commune, et cela sans doute parce qu’elle n’avait pas une grande individualité. Elle marquait un état de trouble, ne se rattachant pas au cours naturel des choses. En outre, elle est très vague, formée seulement par une suite de faits particuliers qui n’ont de liens que dans leurs conséquences. Elle ne se rattache donc plus à cette vie organique qui obsède M. Zola. Je ne vois point par conséquent pourquoi on lui a reproché l’étendue de sa description de Sedan, d’autant que son caractère le portait plus à faire mouvoir des masses d’hommes qu’à démêler des intrigues politiques.

Et à ces masses d’hommes, il leur a soufflé une âme immense. Les personnages se meuvent avec une grandeur épique dans le sombre décor de fer et de feu où ils doivent s’anéantir. Vraiment les pages où il les décrit palpitent comme des poitrines. Elles se ruent vers leur but d’émotion comme les bataillons de Sedan vers la mort. Le drame qui s’y déroule les empreint d’une grave tristesse et d’une douleur infinie. La résignation des héros leur donne aussi je ne sais quelle grandeur d’épopée. Et par dessus tout plane l’agonie de l’aigle, en cet empereur furtif qui ne sait plus commander et auquel on ne sait plus obéir. C’est l’Empire qui s’écroule au milieu du désastre du peuple.

Il passe dans ce livre un long frisson de terreur et de haine vis-à-vis de ce pouvoir représenté par un seul homme et qui semble comme le seul empêchement à la liberté. Et pourtant chacun l’oublie. On ne voit plus, dans ces masses de soldats que l’image de la patrie comme eux ne voyaient, pour les entraîner, que le drapeau. Le livre de M. Zola c’est l’armée, l’armée toute seule, l’armée composite avec les types multiples qui la forment. Il les a tous fixés, depuis le pioupiou gouailleur jusqu’au vétéran d’Afrique, depuis le fricoteur de la chambrée jusqu’au simple engagé volontaire pensif devant la force des choses et la destinée des hommes.

Il a fait leur psychologie, et cette psychologie il la rattache aux théories physiologiques qu’il proclame les seules véridiques. On y voit un jeune beau de l’Empire quitter Bazeilles le soir de l’attaque pour aller, en compagnie galante, passer la nuit à Sedan d’où il revient le lendemain pomponné et parfumé. On y voit le type du paysan obscur qui ne raisonne pas sa bravoure et se laisse simplement dompter par elle. Et tous ces gens sont d’une épouvantable vérité. Ou les entend geindre sur leurs blessures ou hurler de colère devant la sottise de ceux qui les mènent. Le livre de M. Zola est tout en faveur du soldat. Il nous fait assister à des actes d’une valeur inouïe de la part de jeunes conscrits à peine éduqués, armés inférieurement, n’ayant ni du pain à manger ni des conseils à entendre pour remonter leur courage devant la déroute et la faim.

Les descriptions de paysages sont très longues aussi. M. Zola a embrassé tout le panorama de Sedan. On voit filer les régiments le long des routes ou grimper à l’assaut des batteries prussiennes logées sur les hauteurs qui dominent la ville. Cette description, il l’a même un peu trop étendue, car elle demande beaucoup d’attention pour être aperçue nettement. Mais elle est d’une grandeur et d’une beauté indéniables.

Quant au style de M. Zola, dirai-je qu’il me semblé modifié dans ce volume ? C’est ce même procédé d’accumulations successives, de traits typiques qui donnent dans l’ensemble de leur masse une parfaite vision des choses. Mais il me semble pourtant que le style de La Débâcle est un peu plus éteint que celui des autres œuvres de M. Zola. Est-ce le sujet qui l’a voulu ainsi ? Je ne sais, mais il me parait meilleur. Il s’accorde mieux avec ce développement de fresques où réussit avec tant de maîtrise l’auteur de La Débâcle.

En somme l’impression générale que donne le livre est celle-ci : que M. Zola devient de plus en plus maître de l’expression de sa pensée à mesure qu’il transige avec ses théories de document humain. Est-ce parce qu’il s’en sert avec plus d’art et d’habileté ? Est-ce parce que les documents qui ont pu servir à La Débâcle sont d’une telle amplitude que toute l’œuvre y est comme noyée ?

Maurice Kreutzberger, La Cocarde, 5 juillet 1892.

Laborieux et faux

Ces pages, après la fatigue d’une première lecture, laissent l’impression d’un gros livre triste, laborieusement écrit et faussement pensé. L’auteur a eu l’intention de faire grand et de dire vrai, d’évoquer une image hurlante de la guerre, d’expliquer les causes du désastre et de conclure. À ces considérations il a sacrifié l’intérêt de l’action et l’humanité des personnages ; il a fait évoluer et mis en contact de la façon la plus forcée des figures sans relief qui dans leur volonté d’être synthétiques manquent de la complexité nécessaire à la vie ; il a multiplié les anecdotes qui tendent comme touches larges à une sorte d’impressionnisme, mais le tableau s’en dégage avec peine ; et ce qu’il faut surtout blâmer dans cette oeuvre c’est la tricherie philosophique dont elle émane. […]

Si M. Zola n’était pas myope, il aurait vu jusqu’au bout de son raisonnement, il n’aurait pas appliqué ses conclusions à la guerre étrangère mais à la guerre sociale ; non, il s’arrête à moitié chemin, il tourne le dos à la vérité ; du concept de l’Évolution il conclut à la nécessité des guerres internationales ; de la lutte pour la vie il légitime la lutte pour la mort. Il ne voit pas que l’égorgement d’un peuple par un autre, c’est la brutalité sans but aussi nocive au vainqueur qu’au vaincu ; et quand les idées qu’il reflète sans en soupçonner la portée trouvent leur naturelle application dans la question sociale dont la Commune aurait pu être l’avènement, à ce point de son historique il se dérobe, il ânonne, il condamne. Ainsi ce livre est surtout haïssable en ce qu’il trahit le sens et le retentissement des faits accomplis. En 1870, nous n’avions rien à espérer du triomphe et notre défaite n’a pas profité au vainqueur ; en 1871 le problème se posait. Il sera résolu un jour : une répression barbare recula seulement l’échéance des espoirs de l’humanité sans pouvoir en rabattre rien.

Victor Barrucand, L’Endehors [feuille anarchiste], 14 août 1892.

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