« Le livre qui viendra ensuite aura pour titre : La Guerre. Énorme sujet sur lequel on a écrit mille et mille volumes. J’ai à cœur, moi aussi, de le traiter, mais non en romancier, en historien et en philosophe. Ma famille, mes héros ne tiendront, en ce livre, qu’une place épisodique, et l’action en sera très diminuée. D’autant que le cadre qui l’enferme, le milieu ambiant seront prépondérants. Je réduirai mes personnages de roman, ceux que je fabrique, pour laisser la place à d’autres qui ont vécu, qui ont préparé les événements de 1870, qui y ont participé ; rien de ce qui fut saillant en faits et en hommes à cette époque de désastre, ne sera omis. La Guerre est l’épilogue naturel de mon œuvre. »
Interview par Henri Byrois, Le Figaro, 2 avril 1890.
« J’ai hâte de terminer la série et de m’évader de la prison où je suis enfermé. Il me reste encore deux romans à faire après celui que je vais écrire sur l’argent. L’un sur la guerre, l’autre sur la science.
Celui sur la guerre ne renfermera aucune intrigue passionnelle. Je projette, simplement, de faire avec des personnages fictifs une histoire de l’empire et de la guerre de 1870. J’irai à Sedan je parcourrai le théâtre où se sont livrées les grandes batailles et je ferai ensuite des descriptions très minutieuses des principaux épisodes de la guerre et de la Commune. J’intercalerai, dans cet ouvrage, trois ou quatre batailles, de ces mêlées furieuses comme il s’en est produit à cette époque néfaste, puis la débâcle, la déchéance de l’Empire, la proclamation de la République, Paris en flammes, la répression.
Je suis très aise de m’expliquer ouvertement avec vous sur ce dernier sujet. Je ne ferai pas, comme on l’a insinué, une œuvre épouvantable, farouche, une œuvre malsaine. Je n’ai pas l’intention d’étudier le mécanisme de l’armée, ses rouages, ses innombrables réseaux, ce qui serait alors une œuvre coupable, préjudiciable aux intérêts de la patrie. Non, je me bornerai à décrire les catastrophes que nous avons malheureusement subies. Je tiens beaucoup à ce que vous disiez cela pour prévenir de nouvelles et injustes critiques. Cet ouvrage sera intitulé La Débâcle. C’est un titre émouvant et qui donnera bien la note du sujet traité. »
Entretien avec Mario Fenouil, Gil Blas, 8 avril 1890.
« Je commence à réunir les documents pour mon prochain roman La Débâcle, et j’irai en avril passer huit jours à Sedan, car je veux surtout peindre cette terrible bataille de Sedan, une fresque immense, la pire des fatalités qui se soient abattues sur un peuple. »
Lettre à Jacques van Santen Kolff, 6 mars 1891.
« Mon prochain livre ? D’abord, il ne s’appellera pas La Guerre, comme on l’a dit ; j’avais songé à ce titre-là, mais il est trop large ; le titre que je veux donner à mon ouvrage, c’est La Débâcle.
Mon livre montrera, en effet, l’effondrement d’un empire et d’une société ; ce dernier titre s’applique donc bien au sujet traité. Jamais sujet ne m’a autant empoigné que celui que j’ai choisi ; je suis en train de le travailler avec ardeur ; cette chute d’un empereur, ces désastres de nos armées, les malheurs de l’année terrible, les calamités fondant sans nombre sur Paris en proie à un double siège, cette ruine d’une société gangrenée par le luxe, sombrant dans l’incendie et les massacres, tout cela m’émeut et m’attire. Mais c’est justement à cause de l’enthousiasme qu’excite en moi le spectacle de cette époque sanglante et triste, qu’il m’est difficile de bien classer mes idées, de mettre dans mon oeuvre l’ordre si nécessaire à la beauté de l’ensemble.
Tout d’abord, j’ai l’intention de diviser mon sujet en trois parties, comme dans La Faute de l’abbé Mouret. Le centre de mon ouvrage sera pris par un gros récit de bataille, celui de la bataille de Sedan qui dura deux jours. Comme toutes les batailles modernes se ressemblent un peu, et comme je ne veux ni me répéter ni faire de mon livre une nouvelle Iliade, je ne dépeindrai que la seule bataille de Sedan, mais je consacrerai à cette description le tiers de mon ouvrage.
Ainsi, mon livre débutera en plein bivouac. La première partie ne contiendra pas de récit de bataille. Je m’attacherai, par exemple, à raconter les marches du 7e corps d’armée de Châlons sur Sedan. Quel récit que celui de ces troupes marchant dans la boue, sans distribution de vivres, harassées, jouet de contre-ordres incessants, embarrassées par mille impédiments ! Ce sera la première partie de mon livre.
La seconde sera consacrée à la bataille de Sedan, bataille d’artillerie et charges de cavalerie du côté d’Illy, combat du côté de Bazeilles, massacre de nos troupes dans Sedan même par les canons prussiens. Puis, la captivité : plus de soixante mille hommes parqués dans la presqu’île d’Iges, demeurant huit jours dans la boue, sous des torrents de pluie, sans vivres, humiliés et prisonniers ! Sur ce spectacle se terminera la deuxième partie.
La troisième nous fera voir Paris en flammes, assister aux horreurs de la guerre civile ; ce sera l’effondrement de la société impériale dans des flots de sang et une apothéose d’incendie.
J’ai l’intention de ne donner qu’une très faible importance à la fable ; mon récit ne contiendra presque rien de fictif. Je raconterai des événements, je ferai agir, penser, mouvoir des masses d’hommes, le peuple à Paris, des armées en marche vers Sedan ; j’esquisserai les figures de quelques grands personnages qui traverseront la scène ; mais je ne puis pas broder sur cette page d’histoire une intrigue romanesque. Pas de femmes. Comment mettre une femme dans les récits d’une armée en marche, d’une bataille, d’une guerre civile ? C’est impossible.
Faire de mon héroïne une cantinière ? Non. Imaginer qu’une Parisienne se serait déguisée en homme pour suivre son amant à l’armée, c’est vieux jeu ! Aussi le seul côté fictif de mon prochain livre consistera dans la peinture de l’amitié profonde, inaltérable, de deux hommes. Non point une amitié comme certains écrivains la prônent, une amitié fin de siècle, mais une amitié antique, telle celle d’Oreste et de Pylade.
Cette amitié s’établira entre deux jeunes hommes : l’un instruit, ayant fait ses études, non pas écrivain, mais ce qu’on appelle aujourd’hui un « cérébral » ; l’autre, une demi-brute, fils de la terre, sachant lire et écrire, mais ne voyant pas plus loin que l’A B C D. Ce dernier sera mon « Jean » de La Terre ; l’autre, je ne sais qui, un inconnu peut-être. Ils se connaîtront à l’arrivée au corps ; une haine profonde les divisera, née de traitements trop durs appliqués par le « cérébral », qui sera sergent, au soldat qui sera Jean, ou vice-versa ; puis cette haine, par suite d’un incident que je détaillerai, fera place à une amitié sans bornes, inébranlable. Jean se dévouera à son supérieur comme une bête et tous deux se témoigneront mutuellement la plus vive affection. Et pour bien montrer combien impie est la guerre civile, ces deux amis, ces deux frères, qui auront échappé aux massacres de Sedan, se fusilleront sans se connaître dans Paris en flammes !
Certes, il faudra bien aussi que j’esquisse quelques figures : l’empereur Napoléon d’abord, cet homme poursuivi par la fatalité, ce roi Lear qui passe dans les événements avec sa tristesse résignée, son accablement stupide, cet homme qui ne peut monter à cheval, se fait traîner en calèche, suit son armée comme un colis vivant et encombrant, avec ses équipages, ses cent-gardes qui gênent la circulation des troupes.
Je ne le chargerai pas trop, car la fatalité le menait à son sort, victime résignée, et ce qu’on lui a reproché, sa calèche, ses bagages, ses caisses de champagne, lui était imposé par sa maladie de vessie et par ses habitudes fastueuses. Mais ce champagne enfin, voyez-vous, ce champagne faisant explosion, mettant des rayons de soleil dans les verres en cas de victoire, comme il devenait ridicule, grotesque, véritable contre-sens en cas de défaite !
J’esquisserai aussi d’autres figures de généraux, d’officiers : je ne puis pas non plus ne pas parler de Guillaume I », de Bismarck, de De Moltke. Je le ferai, mais en général, les Allemands seront le fond de mon tableau, ils resteront noyés dans la pénombre. Aussi vais-je aller passer quinze jours à Sedan pour faire une enquête sur les lieux, mais je n’irai pas en Allemagne.
Je tâcherai de faire qu’un enseignement très grand sorte de mon livre ; mais je ne serai pas trop pessimiste. Je montrerai la France vaincue par la malchance, par la fatalité, nos soldats mal nourris, exécutant des ordres et des contre-ordres à chaque instant, nos officiers indécis, nos généraux hésitants, personne n’osant, ne voulant donner des ordres, nos troupes toujours surprises, nos soldats se faisant tuer, les chefs à leur tête, sans pouvoir réparer les erreurs commises, et, sur tout cela, une désorganisation immense, une incurie absolue ! Et toujours contre nous la fortune adverse, déjouant les plans de nos soldats, aidant, favorisant l’ennemi par tous les moyens.
Mais je n’omettrai pas de faire planer sur ce tableau de deuil et de désolation l’image resplendissante de la patrie, de la France abattue, vaincue, mais non morte, de la France qui est sortie plus forte, plus grande, plus riche de cette désastreuse guerre ! »
Le XIXe Siècle, 11 avril 1891.
« Vous me demandiez des détails sur La Débâcle. Il m’est bien difficile de vous donner quelque chose de nouveau, car tous les journaux ont raconté mon voyage à Sedan, mes idées sur la guerre, le plan du livre, etc., etc. Et puis, j’ai suivi mon éternelle méthode : des promenades sur les lieux que j’aurai à décrire ; la lecture de tous les documents écrits, qui sont extraordinairement nombreux ; enfin, de longues conversations avec les acteurs du drame, que j’ai pu approcher.
Je préfère vous indiquer, à grands traits, ce que je désire faire. D’abord, dire la vérité sur l’effroyable catastrophe dont la France a failli mourir. Et je vous assure qu’au premier moment, cela ne m’a point paru facile, car il y a eu des faits lamentables pour notre orgueil. Mais, à mesure que je me suis enfoncé dans cette abomination, je me suis aperçu qu’il ‘était grand temps de tout dire, et que nous pouvions tout dire maintenant, dans la satisfaction légitime de l’énorme effort que nous avons dû faire pour nous relever. Je crois que mon livre sera vrai, sera juste, et qu’il sera sain pour la France, par sa franchise même.
Comme toujours, j’ai désiré avoir toute la guerre, bien que mon épisode central soit Sedan, j’entends par toute la guerre l’attente à la frontière, les marches, les batailles, les paniques, les retraites, les espions, les paysans vis-à-vis des Français et des Prussiens, les francs-tireurs, les bourgeois des villes, l’occupation avec les réquisitions en vivres et en argent, enfin toute la série des épisodes importants qui se sont produits en 1870. Et vous vous doutez bien que cela n’a pas été commode d’introduire tout cela dans mon plan. J’ai toujours, comme nous disons, les yeux plus grands que le ventre. Quand je m’attaque à un sujet, je voudrais y faire entrer le monde entier. De là, mes tourments, dans ce désir de l’énorme et de la totalité, qui ne se contente jamais.
J’ai divisé l’œuvre en trois parties, de huit chapitres chacune : donc en tout vingt-quatre chapitres. Je crains que le volume ne soit encore plus long que La Terre. La première partie comprend les premières défaites sur le Rhin, la retraite jusqu’à Châlons, puis la marche de Reims à Sedan. La seconde partie est entièrement consacrée à Sedan, une bataille qui aura près de deux cents pages. La troisième partie donnera l’occupation, les ambulances, tout un drame particulier au milieu d’un épisode de francs-tireurs, enfin le siège de Paris et surtout les incendies de la Commune, par lesquels je finirai, dans un ciel sanglant.
Mais je suis bien en retard. Je n’ai commencé que le 18 juillet, je n’ai encore que quatre chapitres et demi d’écrits, et je n’aurai certainement pas fini avant la première quinzaine d’avril. »
Lettre à Jacques van Santen Kolff, 4 septembre 1891.
« Vous me demandez si cela ne m’a pas ennuyé de dépasser 70, en poussant le récit jusqu’à la Commune. Mais mon plan a toujours été d’aller jusqu’à la Commune, car je considère la Commune comme une conséquence immédiate de la chute de l’Empire et de la guerres. Je n’ai du reste qu’un mot à dire de la Commune. J’ajoute que le dernier roman de la série, Le Docteur Pascal, se passera en 72, sinon plus tard.
Non, je n’ai pas travaillé à La Débâcle pendant mon dernier voyage aux Pyrénées. Je ne puis travailler que lorsque je m’installe pour quelques jours au moins dans un pays. Cette fois, j’avais emporté dans ma malle les cinq premiers chapitres terminés, espérant les relire, et je n’en ai pas même trouvé le temps.
Non, je n’ai visité ni l’Alsace ni la Lorraine. J’aurais voulu aller à Mulhouse, et revenir sur Belfort, pour faire la route que le 7e corps a suivie, dans sa retraite. Mon roman ouvre par cette retraite. Mais j’ai reculé devant l’ennui du passeport à demander et de la curiosité tracassière que mon voyage exciterait sans doute. D’ailleurs, je n’avais là que quelques pages à écrire, je me suis contenté de notes données par un ami. Ma grosse affaire est de Reims à Sedan, et surtout autour de Sedan. […] Le titre La Débâcle n’a pas d’histoire. Voici très longtemps que je l’ai choisi. Lui seul dit très bien ce que veut être mon oeuvre. Ce n’est pas la guerre seulement, c’est l’écroulement d’une dynastie, c’est l’effondrement d’une époque.
Et, maintenant, vous voulez savoir si je suis content. Ne vous ai-je pas déjà dit que je n’étais jamais content d’un livre pendant que je l’écrivais ? Je veux tout mettre, je suis toujours désespéré du champ limité de la réalisation. L’enfantement d’un livre est pour moi une abominable torture, parce qu’il ne saurait contenter mon besoin impérieux d’universalité et de totalité. — Celui-ci me fait souffrir plus que les autres, car il est plus complexe et plus touffu. Ce sera le plus long de tous mes romans. »
Lettre à Jacques van Santen Kolff, 26 janvier 1892.
« Vous ne vous imaginez pas le labeur acharné que m’a demandé mon dernier livre.
La Débâcle paraîtra à Paris le mardi 21 juin. Mais elle ne finira que le 16 juillet, dans La Vie populaire. Je suis content, j’espère qu’on me tiendra compte de mon impartialité. Tout en ne cachant rien, j’ai voulu « expliquer » nos désastres. C’est l’attitude qui m’a paru la plus noble et la plus sage. Je ne parle pas du succès de vente qui s’annonce très grand. Mais je serais bien heureux si, en France et en Allemagne, on rendait justice à mon grand effort de vérité. »
Lettre à Jacques van Santen Kolff, 8 juin 1892.
« Le peuple jugera [La Débâcle] et elle sera pour lui, je l’espère, une leçon utile. Il y trouvera ce qu’elle contient réellement : l’histoire vraie de nos désastres, les causes qui ont fait que la France, après tant de victoires, a été misérablement battue, l’effroyable nécessité de ce bain de sang, d’où nous sommes sortis régénérés et grandis. »
Lettre à Victor Simond, [avant le 18 octobre 1892].