Résumé, par Francisque Sarcey
Le rideau se lève : nous sommes chez un vieux magistrat, M. Béraud du Châtel, qui est en train d’adresser une magistrale semonce à sa fille. Sa fille, c’est l’héroïne de la pièce ; c’est Renée. La malheureuse a fauté, comme disent les bonnes gens ; on plutôt il le croit, car, dans la réalité, elle a été prise, entre deux portes, sans penser à mal, presque violée par un homme marié. Sa gouvernante, Mlle Chuin, était dans la confidence. Elle s’est mise en quête d’un homme qui consentirait à réparer l’accroc en épousant Renée. On ne voit pas trop bien pourquoi elle était si pressée, puisque ce moment d’erreur n’avait pas eu de suites visibles et pouvait rester éternellement caché dans l’ombre. Mais je dis les choses comme on me les donne. Elle a déterré Aristide Saccard, qui mourait de faim et se consumait d’ambition dans sa mansarde. Il a accepté le marché, et l’on a conté au père qu’il avait été l’amant de sa fille et que le mariage était devenu une nécessité d’honneur. C’était pourtant si simple de dire la vérité à son père ! Pourquoi diantre veut-elle à ses yeux passer pour une fille perdue ?
Béraud du Châtel est outré contre sa fille, qui l’écoute humiliée, navrée, et profite de l’occasion pour lui crier : « Ah ! vous êtes bien la fille de votre mère ! Vous avez ses yeux, sa voix, et son sang brûle dans vos veines. Elle m’a trahi ; elle s’est enfuie de la maison conjugale ; elle est allée tombant de chute en chute jusqu’au dernier degré du mépris. C’était une détraquée, vous en êtes une autre. »
Et c’est ainsi que nous sommes avertis de la fatalité d’hérédité qui pèse sur Renée. Elle aura des rébellions de vertu, parce qu’elle est née d’un père rigide observateur du devoir ; mais ce sera une détraquée comme sa mère, et elle courra à sa perte. Ici l’hérédité scientifique remplace la Vénus tout entière à sa proie attachée de Racine. Je ne demande pas mieux, bien qu’au théâtre ces considérations ne me touchent guère. L’essentiel n’est pas pour nous que Renée soit, de par les lois de l’hérédité, vouée à la honte, c’est de savoir comment elle y arrivera et par quel chemin. Après cela, que l’entité qui l’y traîne s’appelle Vénus ou l’hérédité, la chose m’est bien indifférente.
Après la fille, l’amant. M. Béraud du Châtel fait venir Aristide, l’accable d’un pardon méprisant. « Ma fille, lui dit-il, a du chef de sa mère trois cent mille francs et des terrains rue Popincourt ; voici les comptes. Vous, je vous reconnais cinq cent mille francs par contrat. » Et comme le jeune homme esquisse un mouvement de refus : « Je ne veux pas que ma fille épouse un homme moins riche qu’elle. »
Il sort, grave et irrité, et les laisse ensemble.
Renée, très nettement, d’une voix sèche et coupante, rappelle à son mari d’occasion les conditions qui lui ont été posées. Elle s’appartiendra absolument ; elle restera libre de tous les devoirs qu’impose le mariage. Aristide est un ambitieux ; il a, durant toute sa jeunesse, rêvé d’une fortune colossale ; il a roulé dans sa tête des plans grandioses. Que lui a-t-il manqué pour les réaliser ? Le premier capital. Elle le lui apporte ; il fera d’elle, si elle le veut, une divinité parisienne. Il se sent de taille à dompter le monde et à le dominer. Il montre, par les fenêtres, la masse de Paris qui se déploie dans le lointain. « Je veux le conquérir, le mettre à vos pieds et vous rendre plus que je n’ai reçu. Soyons associés. » Elle l’écoute d’un air dédaigneux, lui remet de nouveau sous les yeux les conditions jurées de part et d’autre et disparaît.
– À moi Paris ! s’écrie le jeune homme resté seul, et la toile tombe.
Il est très bien fait ce premier acte, et il a grande tournure. Les personnages y sont franchement posés ; nous ne voyons pas encore trop clairement où l’on nous mène. Car la pièce qui va suivre peut être le roman de l’ambitieux tout aussi bien que celui de la détraquée. Mais ce n’est qu’un prologue ; attendons.
Le second acte se passe dix ans plus tard.
Oh ! mon Dieu ! oui, dix ans plus tard, comme dans tous les mélodrames. M. Émile Zola a pris son parti de cette convention. Je ne puis que lui en faire mon compliment, car sans convention il n’y a pas de théâtre. Disons tout de suite, au reste, que M. Émile Zola semble avoir pris également son parti de toutes les antres conventions. Je ne lui en veux pas, moi qui, par principe, les accepte toutes, à cette seule condition qu’on n’usera des conventions admises par le public que pour mieux lui donner l’illusion de la vérité.
Aristide Saccard s’est tenu parole ; il a fait une fortune énorme ; il brasse les grandes affaires, et son antichambre est pleine de solliciteurs qu’il fait attendre sans façon. Un détail nous a beaucoup amusés hier soir : le domestique est venu dire que le ministre des finances croquait le marmot depuis un quart d’heure dans l’antichambre. Ce détail, d’un naturalisme étonnant, a provoqué dans la salle un accès d’hilarité énorme, auquel a pris part M. Dauphin, qui assistait à la représentation. Les rires ont redoublé.
Renée a été, de son côté, fidèle à son serment. Elle a toujours traité son mari en simple camarade. Elle n’en a pas moins bénéficié de la situation qu’il lui a faite. Elle préside ses dîners, court les bals et surtout ceux du ministère de la marine, où elle étale des toilettes magnifiques. Elle a déjà pour cent cinquante mille francs de dettes, dont soixante-dix mille francs à la couturière ; sage pourtant, si la sagesse pour une femme consiste uniquement à ne pas tromper son mari. Mais il ne faudra qu’une occasion.
L’occasion se présente sous les traits d’un joli garçon qui ressemble, à ce qu’il parait, à une statuette de saxe. C’est le propre fils d’Aristide Saccard, Maxime Saccard, un fils qu’il a eu d’un premier lit et qu’il avait d’ailleurs loyalement avoué à
M. Béraud du Châtel le jour de la signature du contrat. Ce fils a vingt ans, s’habille comme un parfait gommeux, a beaucoup de maîtresses, et, dans le nombre, quelques-unes qu’il partage avec son père, qui vit avec lui sur un pied de bonne camaraderie.
Il est le cavalier servant de Renée, qu’il mène au bois, au cabaret, au bal, à qui il donne des conseils sur sa toilette. Renée raffole de ce gentil éphèbe, chez qui elle sent une pointe de vice.
C’est bien à cet acte que j’ai vu combien peu M. Émile Zola avait le sens du théâtre. Un Alexandre Dumas aurait choisi une demi-douzaine de petits faits probants, à l’aide desquels il nous aurait fait entrer dans le secret de cette intimité, innocente encore et déjà perverse. M. Zola a beau multiplier les prétendus traits d’observation dans cette longue conversation qu’il suppose entre les deux jeunes gens, il n’y en a pas un qui porte. Quand le rideau baisse, nous nous posons toutes sortes de points d’interrogation auxquels nous ne trouvons pas de réponse. Le dialogue flotte incertain, les caractères eux-mêmes ne se dessinent pas clairement, bien que les personnages ne finissent pas de s’analyser, et dans quelle langue ! Une langue d’un romantisme échevelé, mêlé à des vulgarités extraordinaires.
Ce second acte nous déconcerte un peu, mais il passe néanmoins ; il est encore d’exposition, et, je l’ai fait remarquer bien souvent, le public écoute toujours avec bienveillance les expositions, si longues qu’elles soient. Il ne se fâche que si l’on n’en tire rien.
Au troisième acte, nous sommes dans une serre et nous voyons à demi pâmée sur un divan Renée, que Mlle Chain cherche à faire revenir. Pourquoi est-elle dans cet état ? C’est que son mari a eu l’idée de marier Maxime avec une jeune Suédoise dont le père possède des mines d’argent qu’on pourrait exploiter et lancer. A dîner il a placé Maxime près de Mlle Ellen ; Maxime a fait le galant près d’elle. Renée en a conçu un violent dépit, dont elle ne s’est pas rendu compte. Elle a eu une crise de nerfs ; elle est venue cacher son chagrin dans la serre.
Qu’a-t-elle donc ? Elle n’en sait rien ; non, elle n’en sait rien. Cette innocence a paru fort extraordinaire. Quoi ? cette Parisienne, mêlée à la plus mauvaise compagnie des femmes de l’empire (et Dieu sait comment elle les arrange !) qui n’entend parler autour d’elle que d’amour et de vice, est amoureuse sans le savoir ; elle rage de voir Maxime faire la cour à une autre, et elle ignore d’où cela vient ! elle n’a pas vu plus clair dans son cœur que si elle était la Sylvia de Marivaux. Étrange, étrange !
Heureusement voici, pour l’éclairer, son père qui arrive. Elle lui a écrit, il y a quelques jours, une lettre de quatre pages où elle lui disait : « Je ne sais pas ce que j’ai ! Je m’ennuie ! Tout me répugne ! Viens me consoler ! » Le magistrat se rend à cette invitation, et, pour marquer sans doute son mépris des fêtes de Saccard, il paraît en redingote. Mais on peut donner de bons conseils en redingote aussi bien qu’en habit noir.
– Voyons, qu’y a-t-il ? demande le père redevenu indulgent. Cherchons ensemble. Confesse-toi.
Et il la force à repasser l’histoire de ses dernières heures, et à mesure qu’elle plonge ainsi dans sa conscience, elle découvre avec horreur l’amour criminel qu’elle nourrissait au fond du cœur, sans même en avoir un soupçon. Elle recule d’épouvante ; c’est une scène d’hypnotisme. Sa mère, qui était une détraquée comme elle, avait aussi des accès de névrose. Détraquée, il faut qu’elle le soit diantrement, car il lui échappe des aveux bien extraordinaires. « Si j’étais une coquine, dit-elle à son père, ça ne me serait pas difficile de m’amuser comme les autres. » Mais elle est vertueuse, elle veut l’être. Le vieillard la rassérène, lui prodigue les consolations et les bons conseils, et se retire emportant sa parole qu’elle commandera à ses nerfs et sera sage.
Et, pour commencer, elle fait venir Maxime, elle lui conseille de se marier, elle lui met la main dans la main de miss Ellen ; Maxime a commencé par bouder, en enfant gâté qu’il est ; mais il s’est laissé faire. Il se laisse toujours faire, Maxime. C’est un jeune sot qui n’a rien pour lui, que cet Hippolyte de carton, et du diable si nous pouvons deviner pourquoi Renée l’aime de cet amour éperdu.
Elle a accompli le sacrifice ; mais elle a dépensé à cet effort tout ce qu’elle avait d’énergie, et ils ne sont pas plutôt partis que cette femme, prompte à la syncope, tombe de nouveau sur un canapé ; et c’est là que Maxime la trouve ; il cherche à la ranimer, elle s’éveille lentement, lui jette les bras autour du cou, et le rideau tombe.
Au quatrième acte, nous la voyons dans sa chambre, qui renoue ses cheveux défaits et rajuste sa robe de chambre fripée. Son mari entre. Ce mari, à force de vivre à côté de sa femme, a fini par l’aimer comme un fou. Il la veut ; il l’aura. Il s’humilie, il se traîne à ses pieds ; il lui rappelle tout ce qu’il a fait pour elle, tout ce qu’il est disposé à faire encore.
Et elle, elle est touchée de cette passion ! Ah ! si elle pouvait revenir à son mari. Mais un obstacle éternel les sépare. L’irrévocable, l’irréparable, comme dit Bourget, se dresse entre eux.
Peut-être s’intéresserait-on à ce mari, car sa situation est digne de pitié. Mais, tandis qu’il accable sa femme de protestations, il la fait espionner par Mlle Chuin, qui joue tout le long de la pièce le rôle d’une vilaine entremetteuse. Et voici qui est bien pis et plus impardonnable. Ils sont mariés sous le régime dotal. Il fait acheter par un tiers, qui n’est que son prête-nom, les terrains du quartier Popincourt qui appartiennent à sa femme, afin de payer cent cinquante mille francs ce qui en vaut le triple. En d’autres termes, il la vole.
Renée l’apprend et cette infamie la transporte de colère. Elle avait, depuis la faute commise, senti le remords la prendre à la gorge ; elle hésitait si elle ne reviendrait pas au devoir, si elle ne repousserait point Maxime. Elle avait fait les premiers pas dans cette voie ; mais son mari est par trop canaille, et, dans un couplet vibrant d’indignation, elle crie leur fait à toutes les drôlesses qu’elle a rencontrées dans le monde et demande insolemment qui est celle d’entre elles qui la pourrait blâmer.
Cette sortie est couverte d’applaudissements par une grande partie du public. L’autre moitié reste froide ; et l’on sent à de certains symptômes que le mécontentement qui gronde va sûrement éclater. On trouve ce mari ignoble, Mlle Chain abominable, le petit jeune homme ridicule, le père un dadais solennel ; et quant à elle, c’est une pure hystérique. Son cas relève de la clinique de Charcot et non du théâtre. On ne s’intéresse à personne. La pièce fourmille de maladresses ; des maladresses encore ce ne serait rien. Nous ne demandons pas à M. Émile Zola d’être adroit. Mais, sur cette névrosée, il ne nous apprend rien, sinon qu’elle veut et ne veut pas. C’est le seul renseignement qu’il nous donne sur elle, et il en abuse.
Au cinquième acte, Maxime, qui s’aperçoit dans quelle horrible glu il s’est empêtré, se hâte de conclure avec miss Ellen, qui lui a fait un charmant tableau des plaisirs qu’ils trouveront à voyager ensemble. Et ils s’en vont, la main dans la main, car le père de cette Suédoise n’est jamais là.
– Mon père, dit-elle en riant, il m’oublie tous les soirs dans les bals où nous sommes invités.
Il s’est engagé ainsi sans l’aveu et à l’insu de Renée, qui, elle, a rêvé de fuir avec lui dans des pays lointains. Elle a signé la vente des fameux terrains ; elle a les 150.000 francs en poche. Elle laissera ses dettes à payer à son mari et s’en ira avec son amant. C’est ce qu’elle lui explique, à Maxime, et il ne sait comment se tirer de là. Elle a passé à l’état de crampon.
On entend du bruit, c’est Aristide qui entre. Renée n’a que le temps de faire cacher Maxime dans sa chambre. Elle a commis une imprudence, une inexplicable imprudence. Au moment où elle venait de toucher ses 150.000 francs, Mlle Chain, pour prix de ses bons et loyaux services, lui a demandé de quoi payer une maison de campagne achetée par elle. Renée a refusé durement, disant qu’elle avait besoin de son argent pour vivre. Mlle Chain est furieuse, si bien que, lorsque Aristide entre, elle lui dit
– Vous cherchez l’amant de votre femme. Il est là.
– M. de Saffré, n’est-ce pas ? dit Aristide écumant de colère.
– Oui.
– Ah ! je le tuerai.
Et, de fait, il a un pistolet à la main. Renée se jette au devant de la porte. Il faudra qu’il la tue s’il veut passer. Une scène très vive s’engage, au cours de laquelle, je ne sais comment, Aristide en vient à annoncer le mariage conclu de Maxime avec Ellen.
– Il se marie ! s’écrie-t-elle blessée au cœur.
– Mais oui.
– Ah ! c’est ainsi, eh ! bien, le voilà, mon amant !
Et courant à la porte, qu’elle ouvre, elle crie à cet être piteux de sortir ; le père et le fils sont en présence. Le revolver tombe des mains d’Aristide. Et alors… ça, c’est un comble, comme on disait jadis, et alors la voilà qui, se plaçant entre les deux hommes, les accable de reproches l’un et l’autre, leur demande compte de leur conduite, s’absout elle-même sur leur ruine. Elle se pose en déesse, ou plutôt en furie de la justice ! Nous écoutons, stupéfaits, cette tirade bizarre. Elle se termine par un coup de pistolet que Renée se tire en plein cœur.
On a beaucoup applaudi, un peu sifflé. Je crois résumer l’opinion des couloirs (la seule qui compte dans une première) en disant que c’est une lourde chute. Ce qui m’ennuie le plus en cette affaire, c’est que M. Zola tombe, non pour avoir écrit une pièce conforme à l’esthétique nouvelle qu’il prétend apporter, car Renée est un drame quelconque, mais parce que la pièce, maladroitement faite par un homme peu expert aux choses du théâtre, n’est point intéressante. C’est une partie à recommencer. Celle d’hier soir ne compte pas.
Le Temps, 18 avril 1887.