Ni un triomphe, ni une chute
J’imagine que la pièce écrite par M. Zola ne devait guère ressembler au drame que nous avons vu jouer. Le grand artiste a trop d’audace pour avoir reculé de lui-même devant les hardiesses de son sujet. Je croyais voir Phèdre contemporaine : et je n’ai vu qu’un inceste amoindri, émasculé et châtré. Je ne crois pas que M. Émile Zola soit le coupable. On a dû lui faire peur, l’inciter à des reculades indignes de lui et de son talent. Quand on traite un sujet comme celui de Renée, quand on porte le nom de M. Zola, quand on a créé tant d’oeuvres éclatantes et fortes, on a le devoir d’aller droit devant soi et de ne pas bouder devant l’obstacle ! Le sujet était impossible ? Soit ; au moins fallait-il le tenter. Eh ! quoi, Saccard n’a jamais rien été pour sa femme ? Mais alors, la pièce n’existe plus ! J’entends la pièce que j’attendais. Car je reconnais que le drame représenté hier soir, au Vaudeville, m’a souvent empoigné.
Est-ce donc un triomphe ? Non. Le public a trop discuté. Est-ce une chute ? Encore moins. L’œuvre nouvelle de M. Émile Zola renferme trop de beautés pour n’avoir pas conquis l’estime des lettrés. J’ai déjà dit que le grand reproche encouru par l’auteur, c’était le manque de hardiesse dans la conception générale de l’œuvre. Il s’est rattrapé dans les détails ! Une fois la thèse posée, il l’a abordée nettement et sans défaillances. Qu’est-ce que Renée ? Une femme domptée par la fatalité, comme Phèdre ? Non : c’est une névropathe que devrait soigner M. Charcot. À dix huit ans, on l’a violée ; puis elle est restée dix ans sage. Sa sagesse lui pèse ; elle vit dans une atmosphère malsaine, dans un monde pourri au milieu de femmes dépravées. Comment puis-je m’intéresser à cette pauvre créature hésitante et déséquilibrée, qui éprouve et qui ne sent pas ? Je vois les soubresauts de sa chair, non pas les tortures de son cœur. Elle s’attendrit, au troisième acte, en parlant à son père ; puis, quand sa jalousie aiguë la tourmente, elle tombe lâchement en plein crime Toujours la détraquée ! Toujours une femme atteinte d’accidents physiologiques, et non de sentiments purement humains.
Au résumé, une pièce incomplète, surtout malsaine, mais très originale, avec des parties réellement puissantes. Le premier acte a été fort applaudi ; le second a beaucoup déplu ; le troisième contient des beautés hardies ; il contient une scène, celle de Renée et de Saccard, qui a été conçue et écrite par un grand artiste. Le quatrième est très remarquable. Malheureusement, le cinquième m’a semblé inférieur. M. Émile Zola a refait une tragédie, une tragédie en prose. Et, chose amusante, (que j’avais prédite, d’ailleurs !) il l’a construite comme un vulgaire idéaliste. Je prie mes lecteurs de ne pas voir un reproche là-dedans !
Frimousse, Le Gaulois, 17 avril 1887.
Banal
La facture du drame intime qui vient de remplir d’une manière si mouvementée la soirée du Vaudeville n’offre aucune innovation appréciable, et s’accommode des conventions les plus usitées, on peut même dire, des plus banales. Je n’en veux pour preuve que la division de la pièce, composée d’un prologue séparé par un intervalle de dix années des quatre actes suivants. Or, de toutes les conventions difficiles à faire accepter par le public, je n’en sache pas qui l’oblige à plus d’efforts sur lui-même que de sauter un fossé de dix années, et de l’intéresser à des personnages enfants au premier acte et barbons au dernier. Étant établi une fois pour toutes que l’art dramatique, tel qu’il est pratiqué par M. Émile Zola, ne dédaigne pas de se servir d’expédients si usés, qu’ils étaient condamnés au siècle de Louis XIV par Boileau, comme par Horace au siècle d’Auguste. […]
J’imagine qu’il suffit de raconter une pareille pièce pour la juger. Vainement M. Émile Zola invoquerait-il les réminiscences de Phèdre et se placerait-il sous l’égide de Racine. Phèdre, on paraît l’oublier, Phèdre demeure absolument innocente ; consumée par un sentiment involontaire, victime des dieux, ou si l’on veut de la fatalité héréditaire qu’elle subit comme fille de Pasiphaë, elle résiste cependant, et aimerait mieux mourir que d’avouer son secret ; et, s’il lui échappe enfin, c’est, qu’abusée par une fausse nouvelle, elle se croit veuve et libre ; finalement, elle meurt sans avoir trahi la foi conjugale, succombant à la vengeance de Vénus. Et, cependant, si large que soit l’abîme qui sépare l’art classique des essais dramatiques de M. Zola, il en a subi l’influence. Renée ne se fait écouter et supporter au troisième acte que par ses résistances, sa lutte, ses terreurs, qui appartiennent au domaine tragique et dominent un moment les trivialités voulues de cette aventure sans nom.
L’idée de l’inceste porte en soi quelque chose de funeste, qui touche au sentiment tragique de la terreur ; depuis la Myrrha d’Alfieri jusqu’à la Parisina remise au Théâtre des Nations il y a sept ou huit ans par la savante adaptation de M. de Marthold, elle a épuisé toutes les combinaisons pour se faire accepter sans y jamais réussir. M. Émile Zola, comme ses prédécesseurs, a cherché des atténuations et pour ainsi dire des excuses au crime ; il n’y a pas réussi, quoique sa pièce nouvelle soit évidemment supérieure à ses précédents ouvrages. Je parle de la composition, non du style, qui se joue des règles les plus élémentaires de la langue française.
Auguste Vitu, Le Figaro, 17 avril 1887.
Des « ficelles »
Voilà bientôt vingt ans que M. Zola morigène les auteurs dramatiques qui ont recours à des « ficelles », à des formules convenues, mettent en scène des mœurs de fantaisie et atténuent l’horreur de certaines réalités, le tout pour intéresser le public sans froisser sa délicatesse. M. Zola affirme, dans ses articles, que c’est énerver, émasculer le théâtre, et que seul régénérera la scène celui qui aura le courage d’y montrer des êtres réels, d’y faire parler le langage de la vie réelle, de ne rien atténuer aux tristesses ou aux affres de l’existence réelle.
Or, qu’a-t fait dans Renée ? Juste le contraire de ce qu’il a toujours prêché.
Il y a une extrême gaucherie dans l’usage qu’il fait des moyens scéniques ; mais d’un bout à l’autre, il use de moyens scéniques. Entrées préparées, surprises, coups de théâtre attendus, rien n’y manque, rien, pas même le revolver apporté par un mari jaloux pour tuer un amant et dont la femme coupable se sert pour se tuer elle-même. […]
Dans le roman, il y avait une situation d’une hardiesse terrible l’adultère d’une belle-mère et de son beau-fils. Dans la pièce, M. Zola transforme cette situation cruelle en situation choquante dans le but de l’atténuer. Renée n’a été que l’associée de Saccard ; donc, on se donnant au fils de Saccard, ou plutôt en prenant le fils de Saccard, elle a commis une vilenie vulgaire et qui n’est pas même un crime.
II n’y a plus là de drame… et, comme, en somme, la situation n’a rien de gai, il n’y a pas non plus de comédie.
Le Matin, 17 avril 1887.
Une déception complète
À chacune des pièces tirées par M. Busnach des romans de M. Zola, l’illustre romancier a pris soin de s’excuser des concessions faites aux habitudes du public, en trouvant des arguments ingénieux pour les justifier. Mais on savait, et il ne manquait point de le répéter, qu’il avait en portefeuille une œuvre chère à son cœur, conforme à sa conception exacte du théâtre, écrite selon ses idées et qui, à ce qu’il laissait entendre,, devait révolutionner les vieilles habitudes dramatiques, en rompant franchement avec elles. Sa Renée, c’était le théâtre de l’avenir ; là, point de faiblesses, point de concessions. C’était « la vie totale », selon son expression.
Cette Renée avait le prestige des œuvres autour desquelles une légende de martyre s’est faite. Les directeurs l’avaient impitoyablement refusée avec ensemble. Ah ! si l’on connaissait Renée quel bouleversement ! Comme les anciennes formules éclateraient aussitôt dans leur moule trop étroit ! Eh bien ! nous l’avons eue, cette Renée et assez inopinément. Noua avons pu voir M. Zola sans collaborateur, et j’imagine que M. de Lapommeraye, en s’interposant pour vaincre les résistances des directeurs, n’a pas rendu un trop grand service à M. Zola. C’est que la légende s’est écroulée maintenant. Où sont-elles, ces grandes audaces que l’on nous avait promises ? Où est elle, la révolution qui devait s’accomplir ?
On sait que Renée est une adaptation à la scène de certains épisodes du roman de M. Zola, La Curée. Un admirable roman que celui-là, plein d’une véritable furie de vie intense, où il avait peint la folie de la spéculation dans la débâcle de la société du second empire. C’est assurément une des œuvres les plus fortes et les plus puissantes qui aient été données depuis vingt ans. C’était la danse échevelée de l’argent, l’agiotage passionné et fiévreux, la bataille des écus. […]
Voyons maintenant ce qu’est la pièce, cette pièce qui devait tant effrayer par ses hardiesses. Il s’est trouvé, en fin de compte, qu’elle n’est guère plus audacieuse qu’une autre, que M. Zola, n’a pas osé reproduire à la scène la situation exacte du roman, qu’elle est remplie, de scrupules. La Renée du Vaudeville n’est plus l’inconsciente du roman ; elle est accessible aux remords, elle porte le poids d’une espèce de fatalité. Il y a, au reste, une modification essentielle, qui enlève toute l’horreur incestueuse du livre. […]
Telle est la pièce, où on chercherait vainement la vie, la fougue, la puissance du roman. À dire le vrai – et quand il s’agit d’écrivains comme M. Émile Zola, il n’y a pas de puérils ménagements à garder, puisqu’un échec théâtral ne saurait diminuer l’admirable romancier qu’il est – cela a été uns déception complète. Il faut en rabattre, au moins en cette épreuve, sur la révolution rêvée par lui, à la scène.
Paul Ginisty, Le Constitutionnel, 18 avril 1887.
Courageux et couard à la fois
Voyons Renée. J’exprime d’un mot l’impression que j’ai emportée de cette pièce : c’est du malaise. Du malaise, non pas à cause du sujet, mais à cause de la façon dont il est présenté. C’est tout à la fois courageux et couard. Courageux, parce qu’il y a peu de gens qui se hasardent à se présenter devant quinze cents personnes, lesquelles liraient en particulier les choses les plus repoussantes, mais qui n’aiment pas à se regarder dans le blanc des yeux quand on leur parle d’inceste. Je vous assure qu’il faut avoir du courage pour braver devant les foules cette pudeur de pure convention. Renée est un drame couard en ce sens que l’inceste n’y montre que son bout du nez fripon, sous les traits d’un jeune enfant de vingt ans « joli et lâche » qui est à peine le fils de son père, lequel n’est même pas le mari de sa femme. S’il n’y avait pas dans ce drame le bruit brutal et crapuleux de l’argent qui domine l’orchestration de toutes les scènes, et s’il y avait un peu de la corruption charmante et polissonne du dix-huitième siècle, ce jeune Maxime qui s’assoit amoureusement sur les genoux de la fausse femme de son propre faux-père ressemblerait singulièrement au Chérubin de Beaumarchais se réfugiant sous les jupes de sa marraine, avec les câlineries inquiétantes de l’éphèbe. […]
Mous entrons dès lors dans la pièce de formule ordinaire, mais exécutée avec une très remarquable sûreté de main. Il faut être bien sûr de sa plume pour écrire ainsi cinq actes, sans détonner, dans le milieu abject où M. Zola a placé son drame. Et c’est de quoi nous félicitons très sincèrement et très hautement l’homme à vision puissante qui a écrit Renée.
Édouard Durranc, La Justice, 18 avril 1887.
Mou et ennuyeux
Telle est cette pièce où, malgré les longueurs et les maladresses de l’exécution, il est impossible de ne pas reconnaître la marque puissante du talent de M. Zola. Elle n’a cependant pas réussi complètement. On avait parlé de la hardiesse du sujet et de la crudité du style. Ce drame n’est pourtant ni cru, ni hardi. Je lui reprocherais plutôt cette sorte de mollesse et d’incertitude empêtrée, qui est le signe des œuvres conçues sans netteté. Renée est, avant tout, une pièce obscure. C’est là son grand, j’allais dire son unique défaut. Elle nous semble presque incompréhensible, parce que rien ne nous en paraît assez justifié. Et le spectacle nous en a parfois laissés froids et ennuyés, parce que l’auteur lui-même s’y montre hésitant et embarrassé.
Lazarille, Gil Blas, 18 avril 1887.
Sans égal
Ce drame passionné, tourmenté, mouvementé, d’une force et d’une émotion sans égales, frappe par la simplicité des effets, tous tirés du sujet, par l’enchaînement des scènes, par la netteté des combinaisons, roulant sur un dialogue alternatif entre deux et trois personnages. Contrairement à l’opinion commune, la facture est d’une adresse rare, car les entrées et les sorties, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus difficile dans la marche d’une action, sont vraies et naturelles et n’empruntent rien aux conventions scéniques ordinaires.
Henry Bauër, L’Écho de Paris, 19 avril 1887.
Ni bon, ni hardi
Je ne défends point la pièce de M. Zola, qui n’est pas bonne, pas même hardie et qui me paraît fabriquée sur le patron de toutes les pièces contemporaines. Elle n’apporte aucune formule neuve. Au long de ces cinq actes, un lyrisme quelque peu démodé et d’un romantisme vieillot circule, étalant ses panaches de mots. […] Il n’y a point, sur l’homme et sur la vie, ces visions amères et profondes qui font bondir de colère les banquiers millionnaires et se démaquiller les vieilles cocottes prises de pudeurs tardives. Mais enfin, telle quelle, elle vaut les œuvres à succès. […]
Zola n’est point né pour faire du théâtre. Sa main puissante, qui remue les foules en un magnifique grouillement de vie, est trop rude pour manœuvrer les légers et délicats instruments des passions intimes.
Octave Mirbeau, Le Gaulois, 20 avril 1887.
Vieux jeu
Renée est l’événement littéraire de la semaine, événement que l’on ne peut pas précisément qualifier d’heureux, puisque la pièce a rencontré, au baisser du rideau, une opposition telle qu’il a été presque impossible à Raphaël Duflos, l’acteur chargé de l’annonce d’usage, de faire entendre le nom de l’auteur. Comme résultat matériel, c’est donc une chute ; mais une chute, dans les batailles d’école et au milieu de l’agitation des passions littéraires, n’a jamais rien prouvé, et nous ne condamnerions pas M. Zola pour si peu. Mais il faut bien dire que cette comédie ou ce drame intime, comme on voudra, soulevait, à propos même de M. Zola, des questions toutes particulières. Il s’agissait non seulement de la pièce, mais aussi de l’auteur et de ses théories sur le théâtre moderne.
Zola a publié, sur le théâtre contemporain, des idées à lui. Le livre où il les a exprimées avait les allures d’un manifeste. Il prêchait l’audace et démolissait franchement les conditions admises, proscrivait les « ficelles » et les lieux communs. On avait donc le droit d’attendre de lui, en dehors de la donnée qui est scabreuse, il ne faut pas le dissimuler, quelque chose de hardi, de vigoureux et de neuf dans les procédés employés. Au contraire, M. Zola s’est montré plus timide qu’on ne s’y serait attendu, plus maladroit dans l’emploi des moyens employés, en un mot, plus vieux jeu qu’on ne suppose de la part d’un homme si franchement hostile aux banalités des faiseurs, qu’il a combattus si énergiquement et avec un talent et une sincérité qui nous permettaient de compter, pour la première oeuvre qu’il signe seul, sur une démonstration magistrale. La pièce ressemble à beaucoup d’autres qui ont réussi ; mais il nous avait donné le droit d’être plus exigeants. Au fond, la donnée, empruntée à son terrible roman de La Curée, était dangereuse, nous devons le reconnaître. On l’avait même jugée impossible au théâtre, et le refus dont Renée avait été l’objet à la Comédie française et à l’Odéon s’expliquait. Est-ce pour cela que, décidé enfin à la produire à la scène M. Zola a cru devoir l’atténuer dans les détails, user des préparations usitées et dont il se raillait ; escamoter les situations redoutables, éviter, autant que possible, de froisser, de scandaliser un public habitué à moins de témérité ? Il faut bien qu’il y ait eu quoique chose comme cela, pour que M. Zola ait dû faire tant de concessions à la poétique de M. d’Ennery, le tout en pure perte, comme nous venons de le dire, et sans satisfaire personne, ni les naturalistes, qui l’ont trouvé trop poltron, ni les autres.
On dirait donc que M. Zola s’est effrayé lui-même quand il s’est trouvé en face de la difficulté à aborder, car il a pris toutes les précautions possibles pour l’adoucir et la rendre admissible à la scène. La passion d’une belle-mère pour le fils de son mari, sujet très cru pour le milieu moderne où il se trouve placé, est très franchement attaqué dans le livre. Mais ici, c’est bien différent : il y a toujours le mari, mais c’est un mari purement platonique, et le jeune homme, à qui sa belle-mère ne laisse pas ignorer ce détail important, n’est pas, après tout, le jeune incestueux de La Curée, bien qu’il ne manque pas de cynisme. Il s’agit ici d’une femme qui aime et d’un mari qui, après l’avoir traitée en étrangère, se reprend tout à coup à l’aimer et à vouloir user de ses droits. Le mari a épousé Renée pour réparer une injure dont la jeune fille a été victime de la part d’un autre, moyennant un demi-million. Renée est le prix du marché, mais n’a rien accordé à Saccard, que sa main. Et c’est après dix ans écoulés que Renée s’éprend du jeune Maxime Saccard, le propre fils de son mari, espèce de gommeux dépravé, qui sera, pour la pauvre femme, sa dernière illusion et son dernier désenchantement : Ayant horreur de sa faute, entre un mari qui la vole et cet amant à qui elle s’est donnée et qui finit par la délaisser, Renée, désespérée, écœurée, se tue d’un coup de pistolet : il n’y avait pas d’autre moyen d’en sortir. Mais le coup de pistolet final nous paraîtra toujours un moyen bien commode et bien commun pour un homme comme M. Zola.
Damon, L’Univers illustré, 23 avril 1887.
Immoral
Le nouveau drame si impatiemment attendu de M. Émile Zola, Renée, vient enfin d’être joué au Vaudeville. On a applaudi, sifflé, sifflé, applaudi. Rassurez-vous cependant, Parisiens et Français qui n’étiez pas à la bataille, il ne s’est point opéré de révolution dans l’ordre dramatique : les fusils ont raté. L’ombre d’Hugo peut errer tranquille dans le séjour des satisfaits. La première soirée de Renée n’a été que la parodie de celle d’Hernani. « Vive Zola ! » – « Mort aux naturalistes ! » – « Zola ! à la Villette ! » – « Francillon, au dépotoir ! » – Telles ont été quelques-unes des aménités échangées entre les deux camps. Ce ne sont là que des mots, quelque gros qu’ils soient. Il fallait s’attendre à la déconvenue. Renée n’était pas une pièce absolument nouvelle ; l’auteur l’avait déjà présentée à divers directeurs moins audacieux que MM. Deslandes et Carré. Il était donc matériellement impossible que M. Zola y eût apporté des modifications bien sensibles au système dramatique qu’il a adopté, et que nous connaissons jusqu’à ce jour plus par des promesses que par des œuvres. Ajoutez ce que tout le monde sait, même et surtout ses amis, que M. Émile Zola ne démord jamais de ses idées et qu’il continuerait à suivre son avis, fût-il le seul à le trouver bon. On pouvait être certain d’avance que la critique, loin d’amoindrir un peu sa haute confiance en lui-même, ne ferait que la rendre plus aveugle. Enfin M. Émile Zola a tiré de son roman La Curée la nouvelle pièce du Vaudeville. Je n’ai pas bonne opinion des drames empruntés à des romans. L’esthétique des deux genres est absolument différente. Nous avons pu en faire tout récemment une nouvelle expérience avec Numa Roumestan.
Renée est un drame intime, divisé comme tous ceux que le Vaudeville et le Gymnase donnent depuis un demi-siècle. Les conventions les plus connues, les expédients les plus usés servent à M. Zola comme à M. Ohnet. Il n’y a de nouveauté que dans quelques détails d’une crudité voulue, dans la langue à la fois emphatique et brutale, dans la montre de caractères bizarres, malades, vrais peut-être, mais à peine vraisemblables. […]
On a dit que Renée rappelait Phèdre. Mon Dieu ! on a dit aussi que tous les hommes ressemblent à Voltaire. Il faut s’entendre. Je ne connais point de pièce plus hautement morale que la Phèdre de Racine. C’était l’avis d’Arnaud de Port-Royal. Phèdre, comme Renée, subit la fatalité héréditaire ; mais Phèdre est la fille de Pasiphaé, et Renée est la fille de M. Béraud du Châtel, magistrat démissionnaire, qu’on ne l’oublie pas. De plus, Phèdre ne s’abandonne à sa passion que lorsqu’elle se croit libre ou qu’on lui a annoncé la mort de Thésée ; même dans sa fureur, la vertu crie contre l’amour coupable, et elle meurt innocente et pure. Renée combat de toutes ses forces, je le veux bien, mais succombe de tout son cœur. Cette hérédité de passion, qu’on acceptait sans discuter dans une fiction mythologique, s’accommoderait davantage aujourd’hui au domaine comique, et Scribe et M. Legouvé ont su tirer de ce moyen de comédie de fort amusants effets dans le personnage de Grignan de Bataille de Dames. Mais ce moyen, transporté dans le drame, est le comble de la convention.
Je ne connais point de pièce plus immorale que Renée, et elle n’a point pour excuse une conception originale, puisqu’elle se traîne dans le lieu commun et la convention banale.
Jules Favre, Les Annales politiques et littéraires, 24 avril 1887
Une chute complète et irrémédiable
Et Renée, clamera M. Zola, Renée n’a-t-elle pas été un grand succès, quelque chose comme une révolution au théâtre ?
M. Zola est seul de son avis. Tout le monde sait, à l’exception de ce vaniteux inconscient et pornographique, que Renée a été une chute complète et irrémédiable.
Oui, on y est allé quelques soirs, par curiosité, attiré par le nom de l’auteur. En ce temps-là, on espérait encore en M. Zola ; on le prenait volontiers pour le messie du nouveau théâtre, on était disposé à croire qu’il avait en poche la formule de rénovation. Il avait simplement chaussé les souliers de Dennery et d’Anicet Bourgeois, et encore s’y trouvait-il mal à l’aise, trébuchant et se cognant à chaque pas. Après cette épreuve, les plus ardents dans leur foi sortaient convaincus que M. Zola ne serait jamais un auteur dramatique.
Aubry-Vézan, La Petite République, 6 septembre 1887.