Je voudrais, maintenant, dire mon sentiment sur Renée, moins en auteur qu’en critique. Elle me semble assez loin de moi, pour que j’en puisse parler avec désintéressement.

Ce qui m’a surtout frappé, dans le monceau de compte rendus que j’ai lus d’une façon très attentive, c’est le désappointement des critiques, qui, connaissant La Curée, se sont fâchés de ne pas retrouver le livre dans la pièce. Cela achèverait de me faire condamner tout drame tiré d’un roman. Chacun, l’autre soir, au Vaudeville, était évidemment venu avec la pièce faite dans la tête : Renée était de ce tempérament, agissait de cette manière, de même que Saccard et Maxime avaient telle importance, jouaient tel rôle ; et l’on s’imagine la débâcle, lorsque rien de ce qu’on attendait ne s’est réalisé. J’avais pourtant pris le soin d’appeler la pièce Renée, ce qui me semblait indiquer suffisamment qu’il n’était plus question de La Curée. Personne ne m’a tenu compte de la précaution, et j’ai été décidément un maladroit, puisque je n’ai pas su me faire entendre.

Remarquez que les plus gros reproches viennent de ce malentendu. On a battu Renée avec La Curée, exaltant le roman pour rabaisser la pièce. La Renée du livre épouse bien Saccard, comme la Renée du drame, séduite, et afin de cacher la faute à son père ; seulement, elle couche ensuite avec son mari, elle a plus tard toute une série d’amants, de sorte que, lorsqu’elle en arrive à Maxime, c’est une perversion lente, une science acquise de la dépravation, qui la jette à cette jouissance aiguë, l’inceste, l’inceste réel, complet. Et l’on dit très justement que voilà la vraie incestueuse. Seulement, pourquoi ne pas accepter aussi l’autre Renée ? Pourquoi crier à l’invraisemblance ? Celle-ci ne consomme pas le mariage, repousse les amants, dans le dégoût et la peur qu’elle a de l’homme, depuis la faute ; et elle témoigne, du reste, son mépris des amours banales qui l’entourent, elle ne voudrait se donner qu’à un plaisir rare, inconnu, hors de la portée de toutes : l’inceste est au bout, non plus l’inceste effectif, mais l’inceste sur le point d’être, le matin où Saccard vient dans sa chambre réclamer ses droits. Certes, la première Renée est plus ordinaire, les choses vont avec elle d’un train plus général, le mariage consommé, l’adultère répété, tout ce lent acheminement. Cela pourtant n’empêche pas que la seconde Renée puisse exister : une chute brusque, où elle a été plus ou moins consentante ; puis, la répugnance de cet accouplement, le souvenir détesté et troublant, toute une vie de plaisirs mondains, dont l’affolement la détraque ; et le désir peu à peu grandi de retomber en raffinant la passion, et la seconde chute fatale, qui, cette fois, est un crime. Supprimez la première Renée, la seconde ne vous gênera plus en rien. Si, d’autre part, vous mettez en elle la fatalité de l’hérédité, la dualité et le combat de deux origines, elle vous semblera, je l’espère, absolument debout et logique. Sans doute, sa physiologie, sa psychologie si vous aimez mieux, est moins simple que celle de l’autre ; elle n’est point impossible, et il est vraiment singulier qu’on me reproche d’avoir un peu compliqué cet être, lorsque, d’habitude, on me blâme de ramener les passions de l’homme à la simplicité des besoins de la bête.

Il en est de même pour l’inceste, accompli dans le livre, sur le point de l’être dans la pièce. Admettez que le roman n’existe pas, et imaginez qu’un homme de théâtre, un de ces hommes ayant le fameux don, invente cette situation d’une femme qui n’a pas consommé le mariage, qui prend pour amant son beau-fils, et qui se trouve, le lendemain, en lutte avec un désir brusque el exaspéré de son mari : on n’aura pas assez d’éloges, on trouvera excessivement ingénieux cet inceste renversé, on acclamera la grande scène de Saccard, au quatrième acte. La Curée est là, et les choses changent avec moi. On exige l’inceste réel, on va jusqu’à dire que Racine a été plus hardi, en oubliant que, dans Phèdre, il n’y a pas du tout d’inceste. Et le plus curieux, c’est qu’après m’avoir accusé de faiblesse, durant les trois premiers actes, on s’est révolté, durant le quatrième et le cinquième, des situations qui n’étaient cependant que la conséquence logique des faits posés dans les premiers. On m’aurait donc lapidé, si j’avais eu l’audace d’aller plus loin, jusqu’au ménage à trois ? J’avoue que j’en ai eu grande envie. Quand j’ai relu Renée, pour la donner au Vaudeville, j’ai bien compris qu’on affecterait de ne me tenir aucun compte de l’inceste évité. Aussi ai-je cherché, un instant, à ce que le mariage se consommât entre Renée et Saccard ; mais cela détruisait simplement la pièce, la scène du quatrième acte n’était plus possible, le premier acte n’avait plus d’utilité ; et j’ai la faiblesse de tenir à ce premier acte, ainsi qu’à la scène du quatrième, qui en est le contrecoup. Je sais qu’on a crié à l’invraisemblance, au sujet des situations du premier acte. Si Renée a été violentée, elle n’est pas coupable, pourquoi ne raconte-t-elle pas tout à son père, au lieu de conclure ce mariage infamant avec un inconnu ? D’un autre côté, le père n’est-il vraiment pas trop commode, en accueillant cet inconnu sans enquête aucune, et en lui jetant une fortune à la tête ? On oublie Mlle Chuin, qui a tout fait, tout mené, dans un intérêt personnel : elle le dit expressément, elle a profité du désespoir du père, de l’affolement de la fille, pour bâcler une affaire où elle avait gros à gagner. D’ailleurs, ce mot « violentée » n’entraîne pas, dans la responsabilité de Renée, une innocence absolue : il a pu y avoir tel fait, tel commencement de faute, qu’elle n’oserait jamais confesser. Enfin, le roman imaginé avec Saccard, accepté par elle, n’est aux yeux de Renée que de la piété filiale, une façon de consoler son père, en lui donnant l’illusion d’une réparation possible, dès qu’il sait la faute, qu’un calcul de Mlle Chuin lui a fait connaître. On tolère bien, dans Racine, qu’Hippolyte, pour ne pas faire rougir son père, ne dénonce pas Phèdre et se laisse faussement accuser, jusqu’à en mourir. Ce qu’on peut me reprocher, c’est d’avoir été trop bref d’explications, dans la scène entre Mlle Chuin et Saccard. Dix lignes de plus, et tout s’éclairait. Je n’ai pas songé à les écrire, croyant le point de départ suffisamment posé et ayant avant tout le désir d’être sobre. Et, en somme, à quoi bon disputer sur ces détails ? Pas une œuvre ne tiendrait à cet épluchage. Si le point de départ a quelque obscurité, s’il est ainsi pour empêcher que l’inceste ne soit réel, c’est, mon Dieu ! que la pièce est ce qu’elle est ; et j’étais bien forcé de la garder telle quelle, avec les défauts et les qualités qu’entraînait un pareil plan, car à vouloir un plan autre, c’était une autre pièce qu’il fallait écrire.

Me voilà donc amené à la grosse affaire, à ce nouveau théâtre que j’aurais promis de planter sur la scène, complet, superbe, renouvelant d’un coup la littérature dramatique, et dont on m’accuse de n’avoir rien donné du tout. D’abord, je réponds que, personnellement, je n’ai rien promis, en dehors de ma vie de travail et de ma bonne volonté ; et j’ajoute ensuite que je serais parfaitement ridicule, à étiqueter moi-même les passages de mon œuvre : ceci est nouveau, ceci ne l’est pas. Mais ce qui met au comble mon embarras, c’est que les choses dont je suis content, que je crois relativement originales, sont précisément celles dont on a plaisanté et qu’on a niées avec le plus de violence.

Ainsi, j’ai détruit le symbole de la fatalité antique, en mettant scientifiquement Renée sous la double influence de l’hérédité et des milieux. Je ne sais si cela est nouveau ou ne l’est pas ; mais je sais qu’on a haussé furieusement les épaules. D’autre part, je l’ai faite en proie à une dualité, à une double origine, qui la secoue, la jette aux volontés contraires et extrêmes, voulant, ne voulant plus, sautant d’une décision à une autre ; et on l’a traitée simplement d’incohérente, on a déclaré ses actes inexplicables. Je l’ai montrée en contact avec Maxime, j’ai étudié les mutuelles réactions de ces deux tempéraments, la décomposition lente où ils en arrivent, à ce point qu’elle est le maître et que lui s’abandonne, sans personnalité, obéissant toujours ; et l’on a ricané de cette chiffe molle, de cet homme qui n’est plus qu’une fille. Je m’arrête à ceci, j’insiste, car j’ai senti, à l’attitude du public, que, si la pièce avait quelque avenir, le grand danger serait dans le rôle de Maxime. On n’est pas près d’accepter cette peinture d’un garçon vidé à vingt ans, joli et lâche, d’un charme de catin qu’on ramasse et qu’on chasse. Lorsque Renée joue de lui comme d’une petite bête favorite, le marie, puis le démarie, le retourne d’un tour de main, on s’exclame, on plaisante, parce que la vérité du personnage paraîtra inacceptable sur les planches, tant que l’éducation du vrai au théâtre ne sera pas plus avancée. Un habile aurait coupé ou du moins atténué le rôle, et la meilleure raison que je n’ai pas donnée encore, c’est que l’interprétation en est à peu près impossible. En effet, pour expliquer l’amour de Renée, la folie de sa perversion, il faudrait que Maxime fût rendu, d’abord dans sa grâce physique de statuette de saxe, exquis, troublant et désirable, puis qu’il vécût son personnage sur la scène, tel qu’il serait dans la vie, avec l’excuse de la vérité, à chacun de ses abandons. Seulement, où trouver l’artiste capable de réaliser une pareille création, l’artiste ayant encore son charme d’éphèbe et possédant déjà la science d’un vieux comédien ? Une grande artiste jouerait bien le rôle en travesti, mais nos vices ont trop de pudeur pour qu’on ose en risquer l’expérience. Tous les hommes de théâtre vous diront qu’il est fou d’écrire ainsi des rôles qu’on ne peut distribuer ; et, s’ils ont raison, on devrait au moins convenir de ce qu’il y a de nouveau à être fou de la sorte.

Saccard aussi doit être vieux jeu, puisque tout a été déclaré vieux jeu dans le drame. Et, par une inconséquence, on s’est fâché contre l’ignominie du personnage, on s’est étonné de ce qu’il restait bâcleur d’affaires, jusque dans son coup de passion pour sa femme. C’est qu’au théâtre on n’accepte volontiers que les personnages tout d’une pièce : il aime sa femme, donc il ne la vole plus, le triomphe est là. Mais, si vous descendez plus à fond dans cet être, si vous tentez de montrer les rouages compliqués de la machine humaine, les apparentes contradictions, la vie enfin avec ses inconséquences et ses obscurités, vous pouvez être un profond analyste, on déclare que vous n’êtes pas un homme de théâtre, au nom du code qui a remplacé chez nous le libre génie. Ce Saccard, j’avoue qu’il me tient au cœur, je suis furieusement tenté de le défendre, depuis le premier acte où il se pose dans son rêve de la force, dans son ambition dédaigneuse et brutale, jusqu’à ce coup de passion qui le terrasse au quatrième acte, en plein triomphe. Et je suis un peu fier de ne pas avoir lâché le spéculateur, même chez l’amoureux, d’avoir si intimement mêlé la question argent à la question amour, que je défie bien qu’on les sépare. Pour moi, c’est de la vie, et n’y eût-il que cette figure de Saccard, on aurait dû, il me semble, être plus doux pour l’œuvre .

Nous touchons ici à la vraie et unique question, celle du personnage sympathique. On parait le dire avec raison : il n’y a pas de pièce possible sans personnage sympathique, le public exige des figures idéalisées, des créations parfaites, réalisant les grands sentiments humains, dans des types de vertu conventionnelle ; et il ne faut pas chercher ailleurs la cause de l’infériorité de notre théâtre, lorsqu’on le compare au roman de ces cinquante dernières années. Pourquoi, avec Balzac, avec Flaubert, avec les Goncourt, la vie, toute la vie, est-elle entrée si largement dans le roman ? C’est qu’ils ont pu s’affranchir des idées faites sur la jeune fille, la mère, l’amant, toutes ces perfections dont le poncif passait de main en main. Ils se sont risqués à montrer que rien n’est absolu chez l’homme, que la vertu ne va pas sans vice, ni le vice sans vertu, que tout se mélange et se complique, que la grandeur est même là, dans ces luttes de l’être pour l’existence. Dès lors, le roman a compté des personnages réels, agissant et respirant comme nous, tandis que le théâtre gardait son personnel de marionnettes, taillées dans l’idéal comme dans du bois. Certes, il y en a eu jadis de sublimes, et j’insiste seulement pour répéter que, de nos jours, dans notre besoin ardent de vérité, cela suffit à expliquer pourquoi les romans de Balzac n’ont rien qui les vaille, et de très loin, sur notre scène française. Tant que le public exigera des personnages sympathiques, je veux dire des poupées ornées conventionnellement de toutes les vertus, l’évolution naturaliste est impossible au théâtre. Les tentatives échoueront devant des salles vides.

Seulement, j’ai bon espoir, et il est nécessaire de s’entendre sur ce mot de « personnage sympathique ». Il est certain qu’il faut intéresser le public. Si vous le répugnez, si vous le blessez dans ses idées et ses sentiments, vous ne l’aurez à coup sûr jamais avec vous. Donc, il ne saurait être question de remplacer le personnage sympathique par le personnage antipathique, tout uniment. Les imbéciles seuls nous prêtent cette bêtise. Notre ambition serait de déplacer la sympathie au théâtre, de l’enlever à la vertu bêlante, au personnage conventionnel, qui n’a eu que la peine de naître pour être parfait, et de la porter sur l’homme misérable, qui lutte et qui pleure, sur nous tous qui agonisons du bien et du mal. Voici un homme doué des plus belles qualités, agissant avec une continuelle noblesse : il touche la foule. Mais en voici un autre, parti d’une vilaine action, s’élevant à force d’intelligence, puis frappé en plein cœur, dans ce cœur qu’il a nié, et torturé dès lors d’une douleur affreuse : pourquoi la foule ne serait-elle pas touchée et prise ? En un mot, au théâtre, nous voudrions donner à la foule l’amour de l’humanité, non plus la satisfaction menteuse de la perfection humaine, mais la fraternité émue pour tout ce qui souffre et combat. Est-ce trop demander au public ? Il n’en est certes pas là, on l’a tant gorgé des flatteries de l’optimisme ! N’importe, il y viendra, car tout le siècle va à la vérité, d’une marche lente et irrésistible.

Naturellement, si la critique n’a rien découvert de nouveau dans Renée, elle a déclaré les personnages abominables, antipathiques, un ramassis d’âmes basses et criminelles. Eh mais, peut-être ai-je bien voulu cela. Accordez-moi donc que j’ai tenté de battre en brèche votre vertu bêlante, et croyez que le grand courage est là, car l’insuccès y est encore certain. Selon moi, d’ailleurs, Renée et Saccard ne sont pas des êtres antipathiques ; j’ai simplement tâché de les rendre sympathiques, par des moyens autres, la vérité, la lutte, la force, la souffrance ; et, en admettant que j’aie échoué, l’intention n’en demeure pas moins. Quant à la prétendue immoralité de la pièce, elle me fait sourire. La pièce est trop morale, voilà le vrai. Elle prouve trop, elle déclame même un peu. Je lui voudrais un désintéressement plus hautain, le désintéressement des faits, sans phrases.

Enfin, pour nous résumer, si vous désirez connaître mon sentiment sur Renée, le voici tout net. La pièce est incomplète, elle pèche par la double source d’où elle est née, elle a contre elle d’avoir été abâtardie, compliquée, en vue d’une comédienne et d’un théâtre. Mais je suis content du premier acte, du quatrième et de certaines parties du cinquième : j’en trouve la marche générale logique et simple. C’est là cette simplicité classique, à laquelle j’ai demandé souvent qu’on fît retour. D’autres compareront Renée à la Phèdre de Racine, et, si justement sévères qu’ils soient, ils constateront le même désir de sobriété tragique. La fameuse formule serait celle-ci : l’homme physiologique, psychologique si vous voulez, déterminé par les milieux, étudié dans les fonctions totales de la vie ; tout l’intérêt de la pièce, placé dans l’analyse des caractères, sentiments et passions ; et, pour action, un fait unique et vrai, produit et subi par les personnages, mettant en branle leur humanité, jusqu’à l’extrême conclusion logique.

Préface à l’édition en volume, datée par Zola de mai 1887.

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