Une ordure
Un bohème démocrate, le citoyen Zola, publie en ce moment dans un journal d’une nuance communeuse un roman intitulé La Curée.
C’est une simple ordure. D’ailleurs le susdit Zola n’en est pas à son coup d’essai dans le genre. Son début fut loin d’être un coup de maître, mais il suffit à faire estimer la manière de cet écrivain hystérique.
Covielle, Le Figaro, 10 novembre 1871.
L’odeur nauséabonde du vice
Je ne voudrais point passer sous silence le nouveau roman de M. Émile Zola, et je sens qu’il m’est aussi impossible de l’analyser que de n’en pas blâmer énergiquement la forme et le fond. De quoi s’agit-il dans La Curée ? De toutes les monstruosités morales d’une époque de corruption et de décadence. L’auteur s’imagine-t-il que l’étalage de ces plaies hideuses aura pour résultat la réforme des mœurs ? S’il en est ainsi, il se trompe grandement. La complaisance qu’il met à peindre toutes ces vilaines choses, ne peut qu’aggraver le mal.
Il ne faut jamais suspecter la bonne foi des gens, et je veux bien croire, puisqu’il le déclare, que M. Zola a tenté d’écrire « une œuvre d’art et de science. » Art dangereux, science malsaine que l’on a pu empêcher de se produire dans le journal, et qui reparaissent dans le livre avec un redoublement d’audace ! Que l’on puisse constater dans la société de ces vingt dernières années bien des misères et des dépravations, je l’admets sans peine. Mais c’est le cas d’appliquer au livre de M. Zola ce que M. Patin dit des satires de Juvénal : « Ces satires sont en dehors du vrai, parce qu’aux plus mauvais temps, il reste toujours une portion de la société, plus considérable qu’on ne pense, dans laquelle ne pénètre point la corruption générale, où se perpétuent, avec les notions de la morale, les traditions d’une vie innocente et pure. »
Il est difficile à la muse de n’être pas éhontée, quand elle habite le monde des scandales éclatants et des infamies sans nom. Les écrivains qui volontairement se confinent dans ce monde-là, n’ont rien de bon à nous apprendre. Ils feraient mieux d’en sortir quelquefois, et de fréquenter un peu la compagnie des honnêtes gens. Au lieu de l’odeur nauséabonde du vice, leurs compositions et leur style exhaleraient un parfum de vertu et d’honneur qui nous consolerait des tableaux obligeants placés sous nos yeux.
Tolb, Le Français, 10 février 1872.
Un réalisme cruel
C’est la couleur que recherche M. Émile Zola dans ce roman ardent, excessif, d’un réalisme cruel. Je n’oserais pas recommander cette Curée à mes lectrices, mais je n’hésite pas à déclarer que les artistes y trouveront leur compte. Trop de crudités, certes, mais une vigueur absolue et des bonheurs de descriptions vraiment singuliers.
Jules Clarétie, L’Illustration, 17 février 1872
À mettre au feu
Y a-t-il lieu de classer les livres, j’entends les livres de divertissement faits mi-partie d’imagination, mi-partie d’observation, en bons et en mauvais livres ? Avec le sens commun, nous répondons hardiment : oui, et nous ajoutons que nous n’en connaissons guère de plus foncièrement mauvais que La Curée. M. Zola, en sa qualité de radical, aspire peut-être à réformer quelque chose dans la société. Il rêve assurément la famille chaste, les mœurs privées honnêtes et les mœurs publiques, austères et dignes d’hommes libres. Qu’il commence à passer au chlore sa plume et son encrier.
Il a du talent, c’est incontestable. Il décrit à ravir ; il fait voir et se mouvoir les choses comme si elles étaient présentes. Il a une palette riche de couleurs et un stylet dont le trait, quoique sec et sans largeur, et étrangement net et juste. C’est du style d’art, ce qu’il écrit. Mais plus d’un des sculpteurs inconnus qui taillèrent dans le marbre les effronteries cyniques du musée secret de Naples avait aussi du talent. A-t-on tort de rougir de l’emploi qu’ils en ont fait ? Rien de pire que la littérature effrontée et le cynisme élégant. Les grossières fusées de mots obscènes et les pétarades gauloises de Rabelais sont fort innocentes en comparaison. Celles-ci souillent les lèvres. L’autre salit l’imagination. Il n’y a qu’un moyen, à notre avis, de purifier le livre de M. Zola, c’est de le mettre au feu.
Maître Blazius, Le Français, 26 septembre 1872.
Minutieux sans être mesquin
Le tableau est cru, et il fait monter à la gorge des spectateurs une singulière sensation de nausée ; mais le modèle était aussi hideux que le tableau. […] Il semble que tous ces types répulsifs ne se rapprochent que pour mettre leur laideur et leur pourriture en commun.
Ce roman est traité par M. Zola dans une manière étudiée, vigoureuse, avec une minutie qui n’a rien de mesquin, et qui n’est que l’acharnement d’un observateur sans pitié. Tout y est noté : la forme du plus petit meuble, et la nuance de la plus obscure sensation. L’époque impériale a été prise dans tous ses détails, – les toilettes comme les vices. Des paysages du boulevard et du « bois », des scènes de la vie moderne, vus et rendus avec une grande intensité, placent continuellement autour du personnage le milieu du temps ; les figures se détachent sur leur fond naturel.
Camille Pelletan, Le Rappel, 8 novembre 1872.
De main de maître
Nous retrouvons dans La Curée les descendants des Rougon-Macquart à Paris. Âpre à jouir, décidée à tout, cette famille que l’auteur a lui-même qualifiée de « bandits à l’affût, prêts à détrousser les événements », se rue aux plaisirs avec des frémissements et des furies de fauves. Toute la vie du Second Empire, toute la corruption de ces années de godailles et de vols, défilent dans ce livre. La femme s’incarne en Renée, une grande et souple fille aux cheveux couleur de chrome. Aristide Rougon, qui s’appellera désormais Saccard, donne, moyennant finances, son nom à cette hystérique qui s’est laissée violer et dont le ventre est plein. La chasse aux jouissances éperdues, aux vices terrifiants commence. De chutes en chutes, de cloaques en cloaques, après avoir, comme la dernière de toutes, subi un homme qu’elle ne connaît pas chez la sœur de son mari, une entremetteuse, Renée finit par s’oublier avec Maxime, son beau-fils, dans un cabinet du Café Riche.
Après avoir, dans un moment d’expansion, confié à Maxime que sa femme était divinement hanchée, Saccard découvre, dans un bal travesti, à la Mi-Carême, l’épouvantable honte qui le frappe. Il serre les poings, s’étrangle à ricaner, s’avance vers eux, puis, se ravisant, sourit, fait signer à sa femme l’acte de cession d’un terrain et l’exploite. Quelle scène que celle-là, dans le cabinet de toilette, « dans ce réduit rose où battait le glas de Charenton » ! Saccard, Maxime, sa femme se regardant sans dire mot, un souffle de musique montant par la porte ouverte, la valse se glissant et se nouant dans la pièce avec ses enroulements de couleuvre, tout cela est poignant, tout cela est superbe, on a la gorge serrée, on ne respire plus, les entrailles bouillent, un cri vous vient aux lèvres !
Et comme le vertige de ces existences désordonnées est rendu de main de maitre ! Tous ces personnages rongés par le prurit de l’or et incendiés par le feu des sens, vont, viennent, courent dans un tourbillon ; les portes des chambres claquent tout le long du livre. Ici, des boudoirs plafonnés de soie, là, des cabinets d’opulentes guinguettes, ici des grandes dames décolletées jusqu’au nombril, là des filles qui gigotent à moitié nues, et tout cela peint, mis en relief, par un style d’une vigueur et d’une puissance inouïes ! Un passage vraiment extraordinaire de la Curée, c’est celui où, par une nuit d’hiver, Renée, lasse de pratiquer l’inceste dans son grand lit gris et rose, entraîne Maxime dans la serre qui aime et brûle avec eux. La nature en rut, la terre qui trouble et affole avec ses frissons et ses flux de sève, sourd, perce, éclate dans toute l’oeuvre d’Émile Zola. Elle commence dans la Fortune des Rougon, avec l’aire Saint-Mittre, continue dans la Curée avec la serre du parc Monceau ; elle va s’épanouir en pleine efflorescence dans l’Abbé Mouret.
J.-K. Huysmans, L’Actualité, Bruxelles, 1877.
Un pinceau énergique au service d’une luxure presque bestiale
La Curée, fort ennuyeuse dans les parties consacrées aux spéculations de Saccard et aux fêtes débraillées de l’Empire, doit toute sa réputation aux amours de Renée avec l’insipide Maxime, le fils de son mari. Si l’auteur accumule ici des scènes d’une luxure presque bestiale, il sait peindre également d’un pinceau énergique ce que l’inceste communique à la passion d’excessif et d’effréné, et ensuite le vide morne et effrayant qu’il laisse après lui. C’est pour placer ces tableaux que le livre a été composé.
Mais comment Maxime et Renée arrivent-ils à l’inceste ? L’événement est, Dieu merci, assez rare pour qu’on se donne la peine de nous l’expliquer. à trente ans, Renée qui « a mordu à toutes les pommes » s’ennuie prodigieusement et quête des jouissances inconnues. De son côté, Maxime, vieillard de vingt-deux ans environ, déclare « qu’il en a plein le dos » des amours ordinaires. Lui qui a séduit une domestique, lui qui soupe avec des filles, lui qui n’a jamais encore goûté au fruit de l’adultère, fruit d’une saveur toujours âpre même lorsqu’il se cueille aisément, il en est à rêver, dit-il de son air le plus fat, d’être aimé par une religieuse afin de ne pouvoir penser à sa maîtresse sans commettre un crime. Je veux bien prendre au sérieux les airs blasés de ce petit jeune homme et reconnaître que sa belle-mère et lui sont en bonne voie. Encore faudra-t-il quelque circonstance exceptionnelle qui les jette dans les bras l’un de l’autre presque à leur insu.
Prendre un livre pour entremetteur, c’était bon au temps de la Francesca. Il faut autre chose, et c’est ici que le romancier doit faire ses preuves d’une connaissance profonde du « document humain ». M. Zola invente… le cabinet particulier, le salon blanc du café Riche ! Le cabinet particulier, c’est paraît-il le fruit défendu. Cette pensée déjà donne à Renée un délicieux frisson. L’odeur de poussière pénétrante et comme religieuse qui se dégage du tapis de l’escalier redouble son émotion. Le large divan lui cause une sorte de gêne, mais une gêne délicieuse. Sur la nappe damassée, il passe un souffle d’adorable débauche… Dès qu’elle aura soupé, vous le comprenez, Maxime n’aura qu’à tendre les bras machinalement, sans songer à mal, comme il a l’habitude de le faire pour les jeunes personnes qu’il amène en ce lieu, et Renée s’y laissera glisser, et ils ne se relèveront qu’après avoir commis une infamie.
Si Renée, tout en étant corrompue autant qu’elle l’est, se trouvait être une petite provinciale entrant pour la première fois dans un de ces lieux « suspects et charmants », je ne dis pas que la chose n’eût pu se passer de la sorte. Mais Renée appartient au monde où l’on vit, où l’on soupe. Elle avoue, me semble-t-il, quatre amants de ce même monde qui se sont succédé dans ses faveurs. Elle a aussi le souvenir d’une amourette de trottoir avec un employé dont elle n’a pas su le nom, et qui, l’ayant suivie, a été récompensé sur l’heure même. Très souvent elle ne rentre pas pour le dîner, sans qu’on s’en inquiète. Et cette femme de trente ans, si expérimentée, n’a jamais mis les pieds dans un cabinet particulier ! Car c’est bien ainsi que l’entend M. Zola. Il ignore donc son Paris au point de ne pas se douter que des femmes n’ayant figuré dans aucune aventure galante connaissent ces lieux de perdition et qu’un de leurs premiers caprices pendant la lune de miel a été de s’y faire conduire par leur mari ? Malheureuse Renée, si l’un de ses quatre ou cinq amants avait eu pour elle la même complaisance, ni l’odeur pénétrante et religieuse du tapis, ni le souffle d’adorable débauche qui passe sur la nappe n’auraient fait d’elle une Phèdre moderne. à quoi tiennent pourtant nos destinées ? Quelque autre circonstance l’eût fait tomber tôt ou tard, dites-vous. Fort bien ! Mais c’est tout juste cette autre circonstance qu’il fallait nous raconter.
Timothée Colani, Les Rougon-Macquart, par Émile Zola, La Nouvelle Revue, 1er et 15 mars 1880.
Remarquable
La Curée est un des plus remarquables romans du maître naturaliste, éclatant et fouillé, empoignant et vrai, écrit avec emportement, dans une langue colorée et forte, un peu surchargée d’images répétées, mais d’une incontestable énergie et d’une indiscutable beauté. C’est un vigoureux tableau des mœurs et des vices de l’Empire depuis le bas jusqu’au haut de ce que l’on appelle l’échelle sociale, depuis les valets jusqu’aux grandes dames.
Guy de Maupassant, Émile Zola, Quantin, 1883.