PRÉMISSES
« Ah ! quelle curée que le second Empire ! Dès le lendemain du coup d’État, l’orchestre a battu les premières mesures de la valse, et vite le thème langoureux est devenu un galop diabolique. Ils ont mis les mains aux plats, en plein dans la sauce, mangeant goulûment, s’arrachant les morceaux de la bouche. Ils se sont rués à la satisfaction de leurs appétits, avec un emportement de bête, et, lorsqu’ils ont été gorgés, ils ont mangé encore. Ils mangent toujours.
Il est inutile de les nommer, n’est-ce pas, ces aventuriers de la banque et de la politique ! La fortune de la France a été jouée aux cartes, et ce sont les plus adroits qui l’ont empochée. Jouir, jouir, par tous les moyens et tout de suite a été le seul but.
Depuis dix-huit ans, nous assistons à cette ripaille. Et nous en sommes au dessert, à l’heure où tout ce monde-là est soûl et se jette les bouteilles de vin à la tête. […]
N’est-ce pas que la curée dure depuis d’assez longues années et qu’il est temps d’y mettre fin ? Quand la folie de l’ivresse en est venue à ce point, on doit pousser sous la table, au milieu des débris, les derniers des convives. »
La Cloche, 13 février 1870.
ARGUMENT
« J’y étudie les fortunes rapides nées du coup d’État, l’effroyable gâchis financier qui a suivi, les appétits lâchés dans les jouissances, les scandales mondains. Je crois tout naïvement à un succès, car je soigne l’œuvre avec amour, et je tâche de lui donner une exactitude extrême et un relief saisissant. »
Lettre à Louis Ulbach, 27 mai 1870.
« La Curée, c’est la plante malsaine poussée sur le fumier impérial, c’est l’inceste grandi dans le terreau des millions. J’ai voulu, dans cette nouvelle Phèdre, montrer à quel effroyable écroulement on en arrive, lorsque les mœurs sont pourris et que les liens de famille n’existent plus. Ma Renée, c’est la Parisienne affolée, jetée au crime par le luxe et la vie à outrance ; mon Maxime, c’est le produit d’une société épuisée, l’homme-femme, la chair inerte qui accepte les dernières infamies ; mon Aristide, c’est le spéculateur né des bouleversements de Paris, l’enrichi imprudent, qui joue à la Bourse avec tout ce qui lui tombe sous la main, femme, enfants, honneur, pavés, conscience. Et j’ai essayé, avec ces trois monstruosités sociales, de donner une idée de l’effroyable bourbier dans lequel la France se noyait. »
Lettre à Louis Ulbach, 8 novembre 1871
PRÉPARATION
« Il ne faut pas oublier que mon roman est le tableau vigoureux du déchainement des appétits et des fortunes rapides et de surface. Tout doit être compris dans ce sens. Aristide, appétit d’argent ; Agathe, appétit de bien-être ; Blanche appétit de toilettes, de jouissances ; Maxime, appétits naissants et sans frein moral. Pour aller à leur but, les personnages enjambent tous les obstacles, rien ne les arrête. Quel est le dénouement logique ? Ils vont au-delà, ils tombent dans l’énervement, dans la demi-folie. Leurs produits, seuls, Maxime et le fils de Blanche, Gustave, pourront aller plus loin sans crever ; ces jeunes messieurs trouvent leurs parents bourgeois, chose horrible ! Il est vrai qu’au fond d’Aristide, il y a toujours le bourgeois de Plassans, et au fond de Blanche, la fille bourgeoise de Paris. Ainsi donc, à un certain moment, dans le tourbillon qui les emporte, on pourrait les montrer comme affolés, écœurés de satiété, ayant une monomanie.
Décidément, c’est une nouvelle Phèdre que je vais faire ».
Documents préparatoires de La Curée NAF 10282, f° 297-298.
« Le sujet moral est donc celui-ci : la rapidité de la fortune, les plaisirs fous, l’abus des jouissances qui blasent et qui font chercher des jouissances plus aiguës, ont jeté une femme dans une sorte d’ivresse, cette femme ayant d’ailleurs par éducation des tendances à jouir ; c’est alors que les relâchements des liens de la famille la jettent dans les bras de son beau-fils ; mais quand la situation devient trop horrible, quand Blanche se trouve prise entre Aristide qui cherche à spéculer sur elle comme il a spéculé sur les maisons, et Maxime, jeune crevé abruti, qui n’a pas le courage de son crime et qui est incapable de la défendre et de lui donner les dernières joies qu’elle a rêvées, la voix de son origine se réveille en elle, et par son sang elle revient à l’honnêteté bourgeoise, elle souffre, elle jette sa boue à la tête du père et du fils qui l’ont faite ce qu’elle est, l’un par son emportement du gain, l’autre par ses facilités morales, sa tendance au vice.»
Documents préparatoires de La Curée NAF 10282, f° 301-302
PRÉFACE
« Dans l’Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le second Empire, La Curée est la note de l’or et de la chair. L’artiste en moi se refusait à faire de l’ombre sur cet éclat de la vie à outrance qui a éclairé tout le règne d’un jour suspect de mauvais lieu. Un point de l’histoire que j’ai entreprise en serait resté obscur.
J’ai voulu montrer l’épuisement prématuré d’une race qui a vécu trop vite et qui aboutit à l’homme-femme des sociétés pourries ; la spéculation furieuse d’une époque s’incarnant dans un tempérament sans scrupule, enclin aux aventures ; le détraquement nerveux d’une femme dont un milieu de luxe et de honte décuple les appétits natifs. Et avec ces trois monstruosités sociales, j’ai essayé d’écrire une œuvre d’art et de science qui fût en même temps une des pages les plus étranges de nos mœurs.
Si je crois devoir expliquer La Curée, c’est que le côté littéraire et scientifique a paru en être si peu compris dans le journal où j’ai tenté de donner ce roman, qu’il m’a fallu en interrompre la publication et rester au milieu de l’expérience. »
15 novembre 1872.
PUBLICATION EN FEUILLETON
« J’ai reçu de M. le procureur de la République l’invitation de me rendre à son cabinet, et là ce magistrat m’a très poliment averti qu’il avait reçu un grand nombre de dénonciations contre La Curée. Il n’a pas lu le roman ; mais dans la crainte d’avoir à sévir, et voulant éviter un procès, il m’a fait entendre qu’il serait peut-être prudent de cesser la publication d’une pareille œuvre, me laissant d’ailleurs toute liberté de la continuer à mes risques et périls.
La situation est donc très nette. Dans le cas où nous nous entêterions, il est à croire que mon roman dénoncé à la justice ferait saisir La Cloche, et que nous aurions un bon procès sur les bras. Si j’étais seul, je tenterais certainement l’aventure, désireux de connaître mon crime et de savoir quelle peine est réservée à l’écrivain consciencieux qui fait œuvre d’art et de science. Mais, par égard pour vous, je consens à me refuser cette satisfaction. Ce n’est pas le procureur de la République, c’est moi qui vous prie de suspendre la publication de mon roman. »
Lettre à Louis Ulbach, 8 novembre 1871.