I. Sur sa terrasse, au soleil couchant de septembre, Marthe Mouret, tirant de grandes aiguillées régulières, couve du regard ses trois enfants. Le second étage de la maison ne servait à rien et se délabrait, son mari l’a loué à un prêtre : il n’y a rien à craindre pour l’argent avec eux, on ne les entend même pas mettre leur clef dans la serrure. Et la soutane de cet abbé ne lui fait pas peur.
II. L’abbé Faujas est arrivé avec sa mère, une femme qui lui ressemble énormément, plus petite, l’air plus rude. Sa soutane râpée semble toute rouge, des reprises en brodent les bords ; elle est propre, mais mince et lamentable. Sur son crâne rude, la tonsure est comme la cicatrice d’un coup de massue. Son regard d’aigle est clair, parfois au fond de l’œil une flamme passe brusquement, comme ces lampes qu’on promène aux faces endormies des maisons. Il y a un mépris dans le redressement de son cou quand il lève la tête comme pour voir jusqu’au fond de la petite ville, tandis que ses pensées lui mettent de la dureté au front.
III. Pas un bruit ne vient de chez les Faujas. On ne les verrait pas, tant ils marchent doucement, si leurs ombres ne passaient sur les carreaux. Le logis semble mort, aucun bruit humain ne descend de l’appartement. L’opinion de la ville est que l’abbé est un prêtre sans moyens, sans ambition aucune, honteux de sa pauvreté, acceptant les mauvaises besognes de la cathédrale, restant dans une ombre où il semble se plaire.
IV. La chambre de l’abbé est comme lui, muette, froide, polie, impénétrable. Elle donne sur le jardin de M. Péqueur des Saulaies, le sous-préfet bonapartiste, et sur celui de M. Rastoil, le président du tribunal, un légitimiste chez qui fréquente l’abbé Fenil, le grand vicaire.
V. Le salon de Madame Rougon, la mère de Marthe, est sa grande gloire. C’est un terrain neutre, où elle a la prétention d’avoir tout ce que la ville renferme de personnes distinguées. Elle veut y trôner non en chef de parti, mais en femme du monde.
VI. L’abbé Faujas y fait une impression défavorable : il est trop grand, trop carré des épaules, la face trop dure, les mains trop grosses, sa soutane trop lamentable. Il se sent dans un milieu hostile, de froideur, de mépris muet. « Si vous voulez que la ville soit à vous, soyez aimable, plaisez aux femmes » lui murmure Madame Rougon.
VII. Les Mouret invitent les Faujas, qui acceptent sans grimaces de passer les soirées avec eux. Chacun a sa place marquée autour de la table, les mêmes mots des joueurs de piquet tombent dans les mêmes silences, dans les mêmes paroles adoucies du prêtre et de Marthe, qui se laisse briser d’une compassion continue. Elle sera le cœur maternel, chaud et tout dévoué qui s’occupera de créer l’Œuvre de la Vierge, une sorte de crèche pour les filles d’ouvriers qui grandiront ainsi loin du vice.
VIII. Le comité des dames patronnesses est constitué. Toute la ville est remuée par un vacarme pieux. L’abbé Faujas entre en pleine sérénité : il continue sa vie sévère, seulement il prend une aisance aimable. Et les amis de Monsieur Péqueur et ceux de Monsieur Rastoil le saluent à sa fenêtre.
IX. Marthe est très occupée par l’Œuvre de la Vierge. Sa maison tourne mal, ce coin tranquille devient criard, abandonné, empli de la débandade des enfants, des méchantes humeurs du père, des lassitudes indifférentes de la mère. Les succès de l’abbé grandissent, tout un cercle de bourgeoises en robes de soie s’agenouille autour de son confessionnal.
X. En septembre, l’inauguration de l’Œuvre donne lieu à une fête très touchante. Pour les écritures, l’abbé Faujas propose son beau-frère, Trouche, qui va arriver dans quelques jours. Mouret n’en veut pas chez lui, la sœur est une sans-cœur, et le mari un garnement. Mais, comme toujours, il se fait une raison, s’isole encore, s’enfonce tout à fait dans le cercle égoïste où il tourne. Marthe n’entend plus les criailleries de son mari : elle glisse à la dévotion, lentement, sans secousse, s’y berce, s’y endort.
XI. L’évêque nomme Faujas curé de la cathédrale. Il a conscience de sa faiblesse, il en est même un peu honteux, mais il se console en jugeant les hommes pour ce qu’ils valent. Pour l’instant c’est Faujas qui l’emporte sur Fenil. Aussi les belles dévotes se chauffent doucement à ce soleil levant.
XII. Depuis qu’il est curé, Faujas a une dignité douce, qui semble le grandir encore. Il porte son bréviaire et son chapeau magistralement, mais n’a pas la sottise de triompher brutalement. Sa fierté est d’une souplesse et d’une humilité surprenantes. Quand on l’accuse d’avoir des opinions politiques fort louches, il sourit, dit qu’il est du parti des honnêtes gens, ce qui le dispense de répondre plus nettement.
XIII. Serge Mouret veut entrer au séminaire. Assommé sous le coup, son père est encore plus triste et plus désœuvré. Il n’a plus de goût à rien, ses cheveux ont grisonné en quelques mois, il fléchit sur les jambes et n’est plus le terrible moqueur que toute la ville redoutait. Marthe ne semble pas avoir conscience des bouderies de son mari, elle se détache chaque jour davantage de ce qui l’entoure, s’enfonce plus avant dans son rêve. Les Trouche ont pris la chambre de Serge, et descendent tous les jours dans le jardin.
XIV. On prétend que l’abbé Faujas est un agent politique, qui soutient Paris contre Rome. Et l’on cause beaucoup trop de lui et de Madame Mouret. On n’aurait pas plus mal parlé d’un chef de brigands, mais c’est un tas de mensonges, il est au-dessus de tous soupçons ! À l’occasion d’une partie de volants, la société des bonapartistes et celle des légitimistes se trouvent ensemble dans le jardin des Mouret.
XV. Marthe vit à la cathédrale. Il y a en elle une flamme intérieure qui brise sa taille, lui bistre la peau, lui meurtrit les yeux. C’est comme un mal grandissant, un affolement de l’être entier, gagnant de proche en proche le cerveau et le cœur.
XVI. Chez elle, une haine grandit contre son mari, cet homme qui rôde sans cesse autour d’elle, comme un remords. Mme Faujas mère a pris un empire absolu dans la cuisine, bientôt les dîners se confondent, bientôt tous mangent dans la salle à manger. L’abbé est à la place d’honneur, celle de Mouret, qui mange avec des hontes de pique-assiette avant de s’enfermer dans la pièce du premier étage, renversé contre le dossier de sa chaise, bras ballants, regard perdu.
XVII. Il faut que Marthe vienne prendre la nourriture de sa passion, se blottisse dans les chuchotements des confessionnaux, se courbe sous le frisson des orgues, s’évanouisse dans le spasme de la communion. Alors elle reste sur son lit pendant des heures, avec les yeux entrouverts d’une morte. Sa haine a grandi contre son mari, vieux levain de rancune des Rougon en face du fils d’une Macquart. Elle s’imagine qu’il veut la battre, c’est une idée fixe. Une nuit, elle git haletante, la chemise déchirée, la peau saignante d’écorchures, bleuie de coups. Mouret, debout, tenant le bougeoir, la regarde se tordre à terre d’un air hébété.
XVIII. Le dimanche, Mouret fait un tour en ville. Il ne quitte plus la solitude étroite où il s’enferme avec une sorte de honte. Sa redingote n’est plus à la mode, son lacet est dénoué, toute la ville rit de lui, il baisse la tête, pris d’une sorte de peur, ne s’expliquant pas cet acharnement. Tout le monde est convaincu qu’il est fou à lier et saute à la gorge de sa femme dès qu’elle se couche. Quand le sous-préfet et le président du tribunal le voient à minuit agenouillé une bougie à la main au milieu de ses salades, il est enfermé.
XIX. La période électorale va s’ouvrir, la ville a un commencement de légère fièvre. Il n’y aura pas de candidat officiel, et les électeurs sont pris de peur depuis qu’ils se sentent la bride sur le cou. L’abbé Faujas laisse maintenant parler politique devant lui. Il se multiplie, faisant effort pour garder un sourire aimable aux lèvres : il faut un candidat auquel personne ne songe, de façon que tout le monde puisse l’accepter sans se croire compromis. Il a choisi un ambitieux vulgaire qui sera un cadeau fait au gouvernement. L’affaire est menée si rondement, le succès emporté avec une telle gaillardise, que la ville demeure toute surprise, le soir de l’élection, d’avoir eu une volonté si unanime. Faujas en est le maître, il peut allonger la main, la prendre, la faire trembler.
XX. Du prêtre souple se dégage une figure sombre, despotique, pliant toutes les volontés. Marthe est devenue très peureuse, ses peurs se terminent par des crises de catalepsie qui la tiennent comme morte. Depuis l’enfermement de son mari, elle s’enferme dans les pratiques religieuses les plus rigides, demandant à la prière un engourdissement de tout son être. Mais Dieu ne l’entend plus, elle ne le sent plus.
XXI. Redressée par une idée fixe, elle veut voir son mari sans perdre un instant. Une faiblesse mortelle s’est emparée d’elle, maintenant qu’elle ne se raidit plus contre la douleur qui lui brise la poitrine. C’est une épouvantable scène : Mouret se tord comme un ver, se bleuit la face à coups de poing, s’arrache la peau avec les ongles. Il faut porter Marthe chez sa mère, la face convulsée, roidie par une de ces crises nerveuses qui la tiennent comme morte pendant des heures.
XXII. La porte de Mouret est ouverte, il doit rentrer pour qu’ils ne soient pas inquiets à la maison. Il ouvre la porte donnant sur le jardin, descend à la serre, dépose devant les portes des brassées énormes de buis : « Il faut qu’il n’y ait plus rien. » La vue des flammes s’écrasant aux plafonds des pièces le fait asseoir par moments sur le derrière, riant, applaudissant de toute la force de ses mains. Il roule avec Faujas le long des marches embrasées ; pendant que Madame Faujas, qui lui a enfoncé les dents en pleine gorge, boit son sang.
XXIII. La maison flambe comme une immense torche. Il s’est formé un salon en plein air, pour assister à l’aise au spectacle. M. Mouret s’échappant et brûlant sa maison, quel épouvantable drame ! « On dirait une nuit d’été, ce serait très beau, si ce n’était pas si triste ». Les lueurs de l’incendie éclairent la chambre où Marthe n’a point encore repris connaissance. Quand un hoquet la secoue, elle ouvre les yeux, joint les mains avec une épouvante indicible, et expire en apercevant, dans la clarté rouge, la soutane de son fils Serge.
Ce résumé n’utilise que des mots employés par Zola