Le point de vue de Flaubert
Je viens de lire d’un trait, aujourd’hui même, le dernier roman de Zola, La Conquête de Plassans, et j’en suis encore tout ahuri. C’est roide. Ça vaut mieux que Le Ventre de Paris. Il y a, vers la fin, deux ou trois choses superbes.
Lettre à Ivan Tourgueniev, 1er juin [1874].
Je l’ai lue, La Conquête de Plassans, lue, tout d’une haleine comme on avale un bon verre de vin puis ruminée – et maintenant, mon cher ami, j’en peux causer, sciemment.
J’avais peur après Le Ventre de Paris que vous ne vous enfonciez dans le système, dans le parti pris. Mais non ! Allons, vous êtes un gaillard ! et votre dernier livre est un crâne bouquin !
Peut-être manque-t-il d’un milieu proéminent, d’une scène centrale, (chose qui n’arrive jamais dans la nature) et peut-être aussi, y a-t-il un peu trop de dialogues dans les parties accessoires ! Voilà, en vous épluchant bien, tout ce que je trouve à dire, – de défavorable – mais quelle observation ! quelle profondeur ! quelle poigne !
Ce qui me frappe, c’est d’abord, le ton général du livre, cette férocité de passion sous une surface bonhomme. Cela est fort, mon vieux, très fort, râblé & bien portant. […]
Mais ce qui écrase tout – ce qui couronne l’œuvre c’est la fin ! Je ne connais rien de plus empoignant que ce dénouement. La visite de Marthe chez son oncle, – le retour de Mouret, et l’inspection qu’il fait de sa maison ! La peur vous prend, comme à la lecture d’un conte fantastique, et vous arrivez à cet effet-là par l’excès de la réalité, par l’intensité du vrai ! Le lecteur sent que la tête lui tourne comme à Mouret lui-même. […]
Une chicane, cependant. Le lecteur (qui n’a pas de mémoire) ne sait pas quel instinct pousse à agir comme ils font Me Rougon et l’oncle Macquart. Deux paragraphes d’explication eussent été suffisants. N’importe ça y est et je vous remercie du plaisir que vous m’avez fait.
Lettre à Émile Zola, 3 juin [1874].
Inférieur au roman précédent
Nous ne sommes pas très fanatique de ce dernier roman de notre ami Zola. Nous le trouvons bien inférieur au précédent : Le Ventre de Paris, comme vérité des types principaux.
La belle charcutière et son mari n’ont pas leur équivalent dans La Conquête de Plassans, et le caractère du prêtre nous a paru très tourmenté. Il y a là des réticences. Ce n’est pas, croyons-nous, ce prêtre-là que Zola voulait nous montrer, il aura été arrêté, retenu, contenu par quelque chose, par quelque chose qui ne se devine que trop.
Néanmoins, le livre abonde en détails d’observation très fins et très vrais, comme toujours.
La mesquinerie des petites sociétés de province y est en divers endroits admirablement peinte ; et les amateurs de descriptions consciencieuses, de tableaux d’intérieur vraiment étudiés, trouveront largement leur compte dans ce nouveau roman.
Robert Briquet, Le Tintamarre, 7 juin 1874.
Instructif, mais désolant
Tous ces personnages sont d’une vérité frappante, presque brutale. Ils se recrutent des auxiliaires et poursuivent impitoyablement leur œuvre ténébreuse. Chacun s’arme de son vice spécial et tous marchent vers le but avec un ensemble diabolique. On dirait les sept péchés capitaux délégués par Satan pour conquérir à l’enfer cette bonne petite ville provençale.
Cette bonne petite ville est conquise.
La même comédie se jouait du reste dans les autres départements, et La Conquête de Plassans est une étude édifiante sur les moyens intimes de gouvernement employés par l’empire. La leçon est forte et bonne ; mais quel monstrueux assemblage de fous, d’imbéciles et de coquins ! C’est à désespérer de l’avenir et de l’humanité. Pas une figure d’homme sensé, pas un type d’honnête femme. On finit par étouffer dans cette atmosphère malsaine, où ne pénètre pas un souffle d’air pur. Il semble que l’on soit enfermé dans une salle d’hôpital où un analyste féroce, le tablier sur la poitrine et le scalpel à la main, se plaît à étudier toutes sortes de pestes et de gangrènes.
C’est instructif, mais désolant.
Émile Blémont, Le Rappel, 10 juin 1874.
Quel monde ignoble !
La Conquête de Plassans rentre dans le plan que s’est imposé l’auteur « de faire raconter le second empire par ses personnages, à l’aide de leurs drames individuels. » Les politiques de Paris ont donné mission à certain abbé Faujas de convertir aux sentiments plébiscitaires la sous-préfecture de Plassans, et pour atteindre le but il n’est moyens honteux ou violents que le prêtre ne mette en usage. L’âpreté de son ambition, l’autorité despotique de son attitude et de son geste, la sécheresse de sa parole, la domination d’épouvante enfin qu’il exerce également sur son évêque et sur ses pénitentes, ont bientôt mis la ville à ses pieds.
Cependant une pauvre femme, Marthe Mouret, le poursuit dans son triomphe de l’obsession affolée d’un amour que la muette complicité du prêtre a laissé croître dans le silence pour s’en servir comme d’un instrument, mais qu’il repousse avec une brutalité d’indignation sacrilège, – trop ambitieux pour succomber à la tentation de la chair : c’est autrement qu’il doit périr. C’est le mari de Marthe, qu’elle a fait enfermer comme fou, folle elle-même, qui, s’échappant de son cabanon d’aliéné, viendra de ses mains mettre le feu à sa maison, où demeure l’abbé Faujas, et tirer vengeance ainsi du prêtre qui lui a ravi sans scrupule sa femme, ses enfants, son bonheur domestique, sa raison.
Nous écartons de l’intrigue les détails odieux familiers à M. Zola, – nous aimons mieux dire qu’il y a parmi ces grotesques de petite ville des caractères pris sur le vif et rendus avec une remarquable exactitude : le sous-préfet Péqueur des Saulaies, le président Rastoil, le juge Paloque et sa femme, – nous aimons mieux nous souvenir qu’un souffle d’écrivain traverse de loin en loin ces pages, et qu’il y a tel tableau, celui de l’incendie par exemple et de la mort de Marthe, tracé avec une vérité saisissante et lugubre.
Mais quel monde que celui où M. Zola nous promène, et quelle imagination malade que celle qui prétend nous intéresser à des personnages qui ne sont pas seulement criminels ou vicieux (il dépendrait de l’art du romancier qu’on les supportât encore), mais franchement ignobles, ignobles dans les portraits qu’on en trace, plus ignobles dans la vulgarité des appétits qui les font mouvoir !
Ferdinand Brunetière, La Revue des Deux Mondes, 1er avril 1875.
Mal fait, mais talentueux
Il y a peu d’écrivains aussi bien cuirassés contre la pointe de l’analyse que M. Zola. L’homme se dérobe sous l’écrivain qui est d’une sorte d’écrivains détestables, mais, au demeurant, très forts ; son procédé fait corps avec ses passions ; il n’est point original, il n’est pas pur, mais il est d’une solidité rare. Bien avisé qui décidera si c’est au fond un sectaire ou un habile. Une seule chose ferait pencher pour la première alternative : c’est cette ivresse de centaure, galopant à travers les bois, qui semble s’emparer de lui à l’heure de la composition littéraire. […]
La Conquête de Plassans, qui n’est pas un livre bien fait, n’est pas non plus un livre sans talent. La pensée en est d’une extrême violence, les moyens d’action sont, comme toujours, assez vigoureux, mais d’une lenteur mortelle ; le récit est, comme d’ordinaire, heurté et confus ; l’analyse des caractères systématiquement poussé au noir et à l’infâme, les personnages odieux, même dans le ridicule, le style d’une densité douloureuse, tissé d’images contradictoires qui brillent dans l’épaisseur du récit : on dirait le mastic du vitrier où l’on voit fichés des éclats de verre.
Paul Perret, La Gazette nationale, 28 décembre 1875.
Un caractère faussé
La Conquête de Plassans, le moins lu des romans de la série Rougon-Macquart, n’en est certes pas le plus mauvais. On y trouve une étude assez fouillée des mœurs du clergé et des luttes ardentes qui divisent une petite ville de province. Les lents et incessants progrès de l’abbé Faujas dans la prise de possession de Plassans au profit de ses patrons occultes, et dans l’accaparement de la maison Mouret qui doit lui servir de base d’opérations, ces progrès presque invisibles sont marqués avec une grande habileté.
Il me semble, toutefois, que la double intrigue, la double conquête, amène M. Zola à fausser le caractère de l’abbé. Ce prêtre dur, impérieux, ambitieux, ne devrait pas être chaste seulement ; il devrait être parfaitement désintéressé, car le désintéressement, comme la chasteté, sera pour ce frère de l’abbé Tigrane un moyen de parvenir et de gouverner. Je sais bien qu’il s’indigne de la cynique rapacité de sa sœur et qu’il défend avec fureur à sa mère d’emmagasiner ce qu’elle vole aux Mouret ; mais il vit sans scrupule aux dépens de Marthe, s’installant, lui et les siens, chez elle, dans son jardin, dans son salon, à sa table. C’est un vulgaire parasite. Eh bien, ce prêtre-là me paraît trop orgueilleux pour vivre aux crochets d’une femme. D’ailleurs, s’il agit ainsi, la ville entière, bien loin de se laisser subjuguer, s’ameutera contre lui, car en province on juge sévèrement les étrangers qui rongent l’héritage d’une famille. D’autre part, sans doute, si Faujas n’est pas le parasite de la femme, le mari, atteint de folie, ne viendra pas le brûler tout vif. La haute société de Plassans perdra un spectacle effrayant, nous n’aurons pas le tableau de l’incendie et le roman restera en l’air. M. Zola tient à cette catastrophe.
Timothée Colani, Les Rougon-Macquart, par Émile Zola, La Nouvelle Revue, 1er et 15 mars 1880.