Le point de vue d’Edmond de Goncourt

Un roman comme La Bête humaine, un roman comme en fabrique aujourd’hui Zola, où tout est invention, imagination, fabulation, où les êtres sont de pures ou de sales sécrétions de sa cervelle, un roman sans un sou d’étude de la vraie humanité, n’a à l’heure qu’il est aucun intérêt pour moi.

Journal d’Edmond de Goncourt,16 avril 1890.

Un Milieu, une Bête et un Chœur

Je viens de lire, presque d’une seule traite, le nouveau roman de M. Émile Zola, et j’en garde une impression très forte. À l’heure qu’il est, n’ayant pas encore eu le temps de reprendre mes esprits, je n’hésiterai pas, en vérité, à mettre La Bête humaine au rang de ses plus belles œuvres, tout à côté de Germinal, de L’Assommoir, et de la Conquête de Plassans.

Pourtant je vous avouerai qu’en commençant ma lecture j’étais fort éloigné de ce sentiment. Si, en effet, La Bête humaine est un des romans où M. Zola a su le plus puissamment exprimer sa vision simplifiée et si triste des hommes et des choses, c’est aussi un de ceux où apparaît le plus crûment l’artifice de quelques-uns de ses procédés de composition. On dirait que lui-même les a appliqués ici un peu mécaniquement et avec une sorte d’ennui. Cela est sensible surtout dans la première partie.

Car M. Zola est pareil aux locomotives qui mugissent en si grand nombre dans ce livre plein de fumée et de sang ; il est long à se mettre en train, il ne démarre que par un effort qui ressemble à un arrachement. Après quoi il va droit devant lui avec une « lourdeur véloce » pour parler comme Victor Hugo.

La Bête humaine est donc un livre commode pour bien étudier soit la rhétorique qui est chère à M. Zola, soit la poésie qui lui est propre ; car nulle part vous ne les verrez mieux séparées qu’ici.

La rhétorique, d’abord. Vous savez que, dans presque tous les romans qui forment la série des Rougon-Macquart et surtout à partir de L’Assommoir, il y a un Milieu, une Bête et un Chœur.

Dans les meilleurs de ces romans, le rapport est étroit et naturel entre l’action et le milieu. L’action de L’Assommoir ne se conçoit que dans un faubourg ouvrier ; celle de Pot-Bouille que dans une maison bourgeoise ; celle du Bonheur des Dames que dans un grand magasin ; celle de Germinal que dans une mine ; celle de La Terre qu’à la campagne, etc.

Mais il n’y a aucun lien nécessaire, absolument aucun, entre le monde des chemins de fer et le drame qui se déroule dans La Bête humaine. Un mari assassine, dans un accès de jalousie, un vieillard débauché, par qui sa femme a été souillée avant le mariage. Il la force à être la complice de cet assassinat. Le souvenir du sang pèse sur le ménage et le désagrège. […]

Il fallait à M. Zola son « milieu ». Il n’avait pas encore « fait » les chemins de fer. Maintenant il les a faits. C’est bien. Tout l’Indicateur y a passé, et tout le Manuel de l’aiguilleur et du mécanicien. Et, comme nous avions, dans La Terre, une description de veillée, une description de marché, une description de grêle, de moisson, de vendange, etc., nous avons ici toute une anthologie : des départs, des arrivées, des effets de gares à toutes les heures de jour et de nuit, un train arrêté par la neige, un accident ; bref, à peu près tout ce qui eût constitué, il y a cent ans, les « épisodes » d’un poème didactique sur les Chemins de fer, si les chemins de fer avaient été inventés. Et plusieurs de ces morceaux sont excellents en eux-mêmes : mais ils sont plaqués et sentent tout de même un peu trop l’exercice de littérature. (Je fais une exception pour l’admirable lutte du chauffeur contre la neige.)

Il fallait ensuite une « Bête » à M. Zola. La Bête, c’était, dans L’Assommoir, l’alambic du père Colombe ; dans Nana, Nana elle-même ; dans Germinal, la mine, etc.… La Bête, ici, ce sera une locomotive ; elle s’appellera Lison ; elle vivra comme un monstre et comme une femme. Son mécanicien l’aimera. […] Et, naturellement, la Lison, éventrée par le choc d’un tombereau chargé de pierres, meurt aussi à la façon d’une créature vivante, tout comme le Voreux dans Germinal. C’est absolument le même tableau.

Enfin, il lui fallait un Chœur. Le Chœur, dans L’Assommoir, c’étaient les parents et amis de Coupeau ; dans Pot-Bouille, les domestiques ; dans La Joie de vivre, les pêcheurs, et les mendiants, etc. Ici, ce sont les employés de la gare du Havre :
M. Dabadie, M. Gauche, M. et Mme Moulin, Mme Lebleu, Mlle Guichon, Philomène. À vrai dire, le Chœur est terne cette fois et tient peu de place. On dirait que M. Zola a décrit ces insignifiantes figures humaines avec lassitude et pour l’amour de Dieu.

Telle est la partie mécaniquement fabriquée du livre de M. Zola. Mais il y a, comme je le disais, autre chose : une poésie magnifique et terrible dans sa tristesse et dans sa brutalité.

Il faut pourtant se résigner à prendre M. Émile Zola comme il est. Un labeur immense, un énorme monument lentement élevé par un incessant effort, un vaste et sombre et patient entassement d’images de la vie humaine, où de plus en plus éclate le génie, tout cela impose à la fin. On ne se sent plus le courage de répéter des critiques tant de fois ressassées déjà et devenues décidément inutiles. On accepte le monstre. On renonce à lui reprocher d’être ce qu’il est.

Ô terre ! tout vient de toi, tout rentre en toi. L’homme est fils du limon. Il est, à l’origine, le pareil des bêtes ; et nous n’offenserons aucune foi en disant que l’homme civilisé n’est qu’un animal parvenu.

Or, certains écrivains, qui peut-être m’étonnent moins que M. Zola, mais à qui je garde une particulière tendresse, ne veulent étudier la Vie que dans ses aboutissements les plus distingués, et ne prennent l’homme qu’au dernier point de son développement intellectuel et moral. M. Zola le prend dans ses commencements, proche encore de la bête, proche de la fange. D’autres nous décrivent les sentiments humains dans leur degré suprême de finesse et de grâce, et dans leurs subtils conflits avec l’intelligence et la volonté. M. Zola les observe et les traduit au moment où ils se réduisent presque encore à des instincts et à des sensations. C’est là le domaine où il est souverain.

Dans ses romans antérieurs, c’était l’instinct de l’amour physique (l’Abbé Mouret, Nana), l’instinct de lucre et de rapacité (La Terre), ou de conservation (Germinal), la poussée des instincts sous le mensonge de l’éducation bourgeoise (Pot-Bouille), ou même, car il existe aussi, l’instinct altruiste (Florent du Ventre de Paris, Denise et Pauline du Bonheur des Dames et de La Joie de vivre). Dans son dernier roman, M. Zola étudie le plus effrayant et. le plus mystérieux de ces instincts primordiaux ; l’instinct de la destruction et du meurtre et son obscure corrélation avec l’instinct amoureux. Il est le poète du fond ténébreux de l’homme, et c’est son œuvre entière qui devrait porter ce titre : La Bête humaine.

Ici, plus encore que dans L’Assommoir ou Germinal, les personnages sont purement passifs, absolument soumis, d’une part, à la fatalité intime de leur tempérament, de l’autre, à la pression des objets et des circonstances extérieures. Ils n’agissent que par des impulsions irrésistibles. Ils ne se gouvernent pas. C’est ainsi que Séverine, sans savoir pour quoi, sans raison apparente, révèle à son mari ce qu’elle a le plus d’intérêt à lui cacher. Et c’est ainsi que Roubaud, comme dans un rêve où veille seule l’idée fixe, assassine le vieux Grandmorin. Et dès lors le souvenir, l’image du sang détermine jusqu’aux moindres mouvements de Roubaud et de Séverine, travaille en eux. Roubaud glisse à l’abrutissement complet. Séverine devient la maîtresse de Jacques Lantier, parce qu’il a vu le crime ; et c’est l’idée du premier meurtre dont elle a été la complice involontaire qui, germant et fructifiant en elle, lui fait concevoir le désir du second meurtre. Quant à Jacques Lantier, ce n’est pas lui qui veut ni qui agit, c’est la longue série des mâles ses ancêtres trahis par la femelle dès l’âge des cavernes et qui, depuis, ont soif du sang de la femme. Ces personnages ne sont point des caractères, ce sont des instincts qui parlent, qui marchent, qui se meuvent…

L’effet de ces simplifications est formidable et beau. Sous des enveloppes empruntées aux trente dernières années de l’humanité, on voit l’action de puissances élémentaires plus antiques que le Chaos. La scène où Séverine, dans l’obscurité de la chambre et la chaleur du lit, éprouve l’invincible besoin de raconter à son amant le premier meurtre, et comment elle maintenait par son poids les jambes du vieillard pendant que son mari enfonçait le couteau ; le je ne sais quoi de furieux et de désespéré que la confidence sanglante, chuchotée entre deux baisers, donne à leur bestial et sombre amour… non, je ne crois pas avoir jamais vu, sur l’éternel hymen de l’amour et de la mort, de pages plus frissonnantes d’horreur et de mystère…

Je ne veux point parler des autres mérites du roman, ni de ce qu’il offre, au milieu de tout cela, d’intérêt à la Gaboriau. Je cherche ce qu’il a de vraiment grand. Il a ceci, qu’il est comme un mémento de nos lointaines origines. Il y a des brutes parmi nous, et innombrables. Nous-mêmes, chrétiens, civilisés, lettrés, artistes, nous avons des mouvements de haine ou d’amour, de concupiscence ou de colère, qui viennent pour ainsi dire de plus loin que nous ; et nous ne savons pas toujours à quoi nous obéissons. Nos chétives et passagères personnes ne sont que les vagues infiniment petites d’un océan de forces impersonnelles, éternelles et aveugles; et sous ces vagues il y a toujours un gouffre. C’est, en somme, ce qu’exprime La Bête humaine avec une mélancolique et farouche majesté. C’est une épopée préhistorique sous la forme d’une histoire d’aujourd’hui.

Jules Lemaitre, Le Figaro, 8 mars 1890.

Instructif

La Bête humaine, le nouveau roman de M. Zola, est le roman des chemins de fer. Il aurait besoin d’être considérablement expurgé avant d’être mis entre les mains des jeunes filles ; tel qu’il est, il est très intéressant, et surtout très instructif. Nous conseillons aux voyageurs de Paris au Havre de le prendre avec eux ; il remplace avantageusement l’lndicateur. Peut-être le document humain laisse-t-il à désirer; mais le document administratif, mécanique et topographique y est d’une précision merveilleuse. Toutes les stations entre le Havre et Paris sont soigneusement notées ; nous apprenons l’heure exacte du départ des trains et de leur passage par chaque point, avec la durée des arrêts ; pas un tunnel, pas une courbe de quelque importance ne sont oubliés. La supériorité du roman sur l’lndicateur c’est qu’il nous renseigne non seulement sur tout ce qui se rapporte aux besoins des voyageurs, mais sur ceux de la locomotive. Nous savons tout juste à quel moment elle lâche de la vapeur, à quel moment elle lâche de l’eau et dans quelle quantité, à quel moment elle réclame du charbon pour se remonter ; enfin nous sommes initiés à tous les détails de sa vie de machine, sans parler de son organisation intérieure qui n’a plus pour nous de secrets. Les mots techniques se pressent sous la plume de M. Zola ; nous les épargnons à nos lecteurs […]

Jamais la science n’avait été rendue plus amusante et, dans ce genre, on n’avait rien fait de comparable à La Bête humaine ; mais on ne saurait croire tout le mal que se donne M. Zola pour notre instruction. Quoiqu’il soit bien évident que la fable même de son roman n’ait à ses yeux qu’une importance secondaire, il y a des moments où, distrait lui-même par le récit, il oublie, ou peu s’en faut, de nous signaler un train qui file ; mais comme il se retrouve et se reprend vite ! Ses négligences ne durent qu’un moment, et il les répare d’une manière si complète qu’il y a des pages où l’on voit passer jusqu’à six trains : bien entendu, il nous indique quels sont ceux qui vont sur le Havre et quels sont ceux qui vont sur Paris. Ses personnages – dans les moments les plus tragiques, entre un baiser et un coup de couteau, car on ne fait pas autre chose que de s’embrasser et de se tuer sur la ligne de l’Ouest, – ses personnages entendent une sonnerie brusque, et courent aussitôt à la porte avec un drapeau rouge à la main ; puis ils rentrent, et reprennent avec furie le couteau ou l’amour. Lui, de même, à tout propos, sort de son roman pour nous annoncer des trains ; ce devoir rempli, il reprend son histoire. C’est le triomphe de la conscience et de l’attention ! Quel est son but dans cette notation minutieuse de tous les menus faits de la vie des chemins de fer ? Sans doute de nous faire, sentir que l’homme n’est rien, ou peu de chose, qu’il disparaît, comme absorbé, dans le milieu professionnel où il vit, qu’il fait partie d’un tout, qu’il est emporté dans un tourbillon matériel. Cette vérité comporte sans doute des développements plus poétiques lorsqu’on l’applique au marin et à la mer. Pour l’appliquer à la mécanique et au mécanicien, M. Zola impose à son roman la plus rigoureuse unité de lieu. Pendant plus de quatre cents pages, il ne s’écarte pas de cent mètres de la voie ferrée. Pensez donc ! s’il allait plus loin, un train pourrait passer sans qu’il s’en aperçût. Cette préoccupation donne à son œuvre nouvelle un caractère tout particulier : on y entend plus de bruit, on y voit plus de mouvement que dans la galerie des Machines !

Ce n’est pas que le récit soit insignifiant ; loin de là ! Ni Anne Radcliffe, ni Gaboriau, ni Dostoïevski n’ont imaginé autant d’horreurs. Il y a dans La Bête humaine trois assassinats, deux morts violentes, un suicide, deux condamnations au bagne, et sans doute en oublions-nous. Certes, on ne peut pas dire que tous ces gens-là, y compris leur historien, n’aient que leur chemin de fer en tête ; mais, dans la violence des plus abominables passions, ils n’oublient jamais le train ; et il le faut bien, car, sans cela, qui voudrait désormais monter en wagon ? Malgré tout, cette lecture n’est pas rassurante, et, si M. Zola est vraiment un observateur véridique, s’il ne raconte que ce qu’il a vu et ce qu’il sait par expérience, rien n’est plus dangereux que les chemins de fer. On est plus en sûreté au milieu d’une bataille. Il y a, dans La Bête humaine, la description d’un accident qui fait dresser les cheveux sur la tête : dix morts, quarante blessés, dont on nous étale les blessures sanglantes. C’est terrifiant ! Mais ce qui est le plus lamentable, et ce que M. Zola décrit avec le plus de soin, c’est la mort de la locomotive elle-même. Le morceau est déchirant ; on plaint tant la machine qu’on oublie de plaindre les voyageurs.

À la fin du volume, tout le monde est mort. Le roman finit faute de personnages. Mais, ô symbole de la supériorité du chemin de fer sur l’humanité ! il reste un train. Il a perdu son mécanicien, il a perdu son chauffeur, mais il va toujours ; il va à la diable, et peut-être au diable, on ne nous le dit pas. Ou plutôt, on nous le dit, mais en termes bien mystiques, comme il convient au poème de la mécanique : « Qu’importaient, s’écrie le prophète, les victimes que la machine écrasait en chemin. N’allait-elle pas quand même à, l’avenir, insoucieuse du sang répandu ? » Tant mieux… pour l’avenir ; mais c’est la seule station que nous ne trouvions pas dans l’lndicateur.

S., Le Journal des débats politiques et littéraires, 10 mars 1890.

Vigoureux

On a dit, non sans raison, qu’en intitulant un de ses romans La Bête humaine, M. Zola avait fait tort à tous les autres. La Bête humaine, c’est bien en effet le titre qui conviendrait à son œuvre entière. Ce qu’il a montré, partout et toujours dans l’humanité, ce sont les instincts et les appétits. Pour lui, cette lutte intérieure qui s’appelle la liberté n’existe jamais. Inconscients et féroces, emportés en aveugles par leurs désirs, ses personnages vont toujours droit devant eux. Hyènes ou tigres, ours ou renards, taureaux, moutons ou pourceaux, tous appartiennent à l’animalité ; les Rougon-Macquart sont une grande ménagerie.

La bête que M. Zola nous présente cette fois, c’est la bête féroce, la bête de sang qui dévore et qui tue. L’idée que représente dans la série de l’Histoire naturelle d’une famille sous le second Empire, comme il l’appelle, La Bête humaine, c’est le crime. Il en a placé la scène dans le monde des chemins de fer, et l’on ne sait vraiment pourquoi il a choisi ce milieu plutôt qu’un autre, car on ne tue pas plus à proportion dans le monde des chemins de fer que dans tout autre.

Selon son habitude, M. Zola nous a fait la bonne mesure. Ce n’est pas un crime seulement qu’il nous sert, mais une série de crimes Jamais on n’a tué plus, même dans un roman de M. Xavier de Montépin. Il n’est pas un personnage qui n’y aille de son petit assassinat. […]

Comme il y a le nombre des crimes, il y en a aussi la variété. La variété dans les moyens d’exécution : l’assassinat, l’accident, le suicide, l’empoisonnement, l’écrasement et le déchiquetage. Le revolver manque, et c’est dommage ; mais nous avons, en revanche, deux égorgements, avec le même couteau. La variété aussi dans les mobiles : la haine chez Roubaud, la jalousie chez Flore, la vengeance chez Pecqueux, la cupidité chez Misard, le désir de se débarrasser du mari pourtant peu gênant et d’avoir son amant à elle bien librement, chez la douce Séverine, la monomanie et l’idée fixe enfin chez Lantier, ou si vous aimez mieux, l’hérédité, « la rancune amassée de mâle en mâle, à travers la longue série des générations, depuis la première tromperie de la femelle dans les cavernes ». Il semble bien que le catalogue est complet.

C’est pourtant un livre vigoureux que ce roman sombre, où il y a vraiment trop de taches de sang pour une seule histoire. Sans mettre La Bête humaine sur la même ligne que L’Assommoir, que Germinal surtout, ce roman comptera parmi les plus puissants de cette longue série des Rougon-Macquart. […]

Jamais, je crois, l’obsession de l’idée fixe, la progression envahissante de la folie, n’a été montrée avec pareille intensité ; jamais cauchemar d’un cerveau malsain et hanté n’a été déroulé avec une plus effrayante logique. Si de telles page tombaient sous les yeux de quelque détraqué glissant sur la même pente de l’obsession sanguinaire et n’ayant plus besoin que d’un léger coup dernier pour rompre ce qui, chez lui, résiste encore, l’effet pourrait être terrible.

Ce n’est pas un réaliste, au fond, c’est un poète, et un poète lyrique surtout, un visionnaire que M. Zola. II est vraiment le dernier des romantiques. Personne ne ressemble plus, par les qualités comme par les défauts, à ce Victor Hugo dont il a tant dit de mal que M. Émile Zola, et jamais ces ressemblances ne s’étaient plus fortement accusées que dans La Bête humaine. Tout ce qu’il touche il le grandit, il le grossit jusqu’aux proportions monstrueuses ; et il le simplifie aussi, le réduisant aux forces élémentaires et aveugles. L’homme civilisé revient à la bête originelle, au sauvage des cavernes. Et, tandis que l’homme redescend à l’animalité, la nature inerte y monte. La machine, la Lison devient un être vivant, un être qui sent, qui a une âme, qui est jeune et fougueuse, puis se laisse dompter, que son mécanicien aime comme une maîtresse, qui obéit, qui comprend ; puis qui vieillit, devient malade et poussive, qui est éventrée à la fin, qui étale ses boyaux crevés, qui râle et qui agonise, qui rend son âme dans une dernière convulsion. Comparez Lantier et sa Lison, Quasimodo et sa grosse cloche, et dites si tout n’est pas semblable jusqu’aux procédés et à la rhétorique. Il est vrai qu’il y a quelques autres choses encore dans Notre-Dame de Paris.

Charles Bigot, Le Siècle, 10 mars 1890.

Mauvais

C’est un des plus mauvais de ses livres. […] Il y a dans ce livre deux parties qui d’ailleurs ne se tiennent par aucun lien nécessaire, et il y a dans ce roman deux romans. L’un est le récit d’assassinats multiples. L’autre, qui est de beaucoup le plus important, met sous nos yeux la vie de ce milieu spécial : une grande exploitation de chemins de fer. La Bête humaine est avant tout le roman des chemins de fer. […]

Après avoir fait défiler devant nous toutes les parties du matériel d’une compagnie de chemins de fer, encore faut-il nous dire quelques mots du personnel. […] Le membre du conseil d’administration débauche les petites filles ; le sous-chef aidé de sa femme assassine en wagon un voyageur; la femme du sous-chef fait la noce avec la grande majorité des employés de la gare; le gardien de la voie empoisonne sa femme ; la fille du gardien chargée de présenter les signaux fait volontairement dérailler le train ; le mécanicien tue sa maîtresse ; le chauffeur tente d’assassiner le mécanicien avec qui il fait le voyage, et les deux hommes roulent sur la voie, pendant que le train sans direction continue sa course folle, broyant tout sur son passage… […]

C’est fini. Tout le monde est mort. La physionomie de tous ccs personnages est indiquée de la façon la plus rudimentaire. – Pour le portrait physique, on se contente d’une particularité, notée une fois pour toutes, mais rappelée chaque fois. On ne nous parle jamais de Séverine sans nous parler aussi de « ses yeux de pervenche». Roubaud a des « gestes brusques d’ancien homme d’équipe ». Un autre, est « frêle et sournois avec une petite toux mauvaise ». Flore est une « vierge guerrière avec son casque de cheveux blonds». Et pas un qui n’ait ainsi son étiquette. – Pour le portrait moral, c’est beaucoup plus simple encore. Hommes et femmes, tous se ressemblent, et ce sont autant de bêtes fauves chez qui se déchaînent avec la même violence l’instinct génésique et l’instinct du meurtre. Ainsi s’explique ce titre : La Bête humaine. Mais il y a là-dedans plus de philosophie que vous ne croyez. Car M. Zola, clairvoyant analyste du cœur humain, pénètre dans l’obscure conscience de ses personnages jusqu’à ce fond d’instinct, venu de très loin, des plus anciennes origines de l’espèce, des temps où l’homme primitif parcourait les forêts, assouvissant au hasard ses besoins de brute sanguinaire.

Admettons donc que La Bête humaine est un livre de philosophie, un livre de science, un supplément à L’Indicateur des Chemins de fer, un chapitre d’anthropologie, et enfin tout ce qu’il plaira à l’auteur. Aussi bien c’est une œuvre qui nous échappe. Ce fatras, à la fois indigeste, répugnant et prétentieux, est en dehors de la littérature.

René Doumic, La Gazette national ou le Moniteur universel, 14 mars 1890.

Accablant

Le livre apparaît étrange, inégal, énorme, pour ainsi dire accablant, tant s’y pressent et s’y accumulent les faits. Que de sang et que d’horreurs ! C’est une impression de rêve effroyable, avec l’accompagnement du fracas déchaîné des monstres de fer et de feu qui glissent sur les rails ; et le passage des trains furieux revient, en effet, sans cesse développé, comme le leitmotiv dans une œuvre wagnérienne.

Il est impossible, toutefois, de ne pas faire d’abord cette réflexion que le drame lui-même n’a pas pour cadre nécessaire, indispensable, fatal, le monde des chemins de fer, et que le décor est tout arbitraire, de par l’intérêt, seulement, du romancier à opposer aux restes d’animalité qui demeurent dans l’homme et peuvent faire encore de lui une bête sauvage, les manifestations les plus frappantes de la civilisation. On peut donc sentir là, si puissant que soit l’effort d’art, une sorte de placage. Les héros de La Bête humaine pourraient être tout autre chose que des employés d’une grande Compagnie, sous-chefs de gare, mécaniciens, – chauffeurs, aiguilleurs, gardes-barrière.

L’action ne se soude que par des artifices, souvent merveilleux, du reste, à cette évocation, volontiers épique et colossale, de la vie disciplinée de ces légions de travailleurs esclaves ou conducteurs de la Machine, courant vers l’avenir, passant, indifférente, haletant et sifflant, au milieu des passions de l’humanité.

Pour dire la vérité, on peut faire assez bon marché de l’affabulation du roman de M. Zola. C’est surtout une série de tableaux d’une vigueur admirable, souvent, où on retrouve, qu’il le veuille ou non, le poète qu’il est, ayant le don de grandir formidablement les choses. […]

On pourrait dire que le roman finit faute de personnages, à la suite de ces hécatombes. Heureux le conducteur-chef Dauvergne de n’avoir été mêlé qu’incidemment à l’action ! il survit ; mais même des comparses, des femmes d’employés qu’on n’a fait qu’entrevoir dans le curieux tableau de la vie de commérages d’une gare, meurent aussi. Que de places vacantes dans la Compagnie de l’Ouest, quand finit le roman !

De très belles pages, des morceaux merveilleux, où se plait le talent, toujours enclin à l’énorme, de M. Zola. Mais, il faut bien le dire aussi, une œuvre arbitraire, désordonnée, ne mettant en scène que des êtres exceptionnels – que des monstres. Et, dans cette absence de figures d’une véritable humanité, notre admiration ne se peut réserver, entière, que pour l’incomparable puissance descriptive du romancier.

Paul Ginisti, Gil Blas, 15 mars 1890.

Sinistre et sombre

Poète par nature, savant par volonté, M. Zola tient une lyre dans une main, un scalpel dans l’autre, ou, pour sortir des allégories d’antan, chacun de ses rêves est enfermé dans une dissection. La physiologie est à lui, science toute expérimentale dont il veut parfois devancer les expériences ; c’est la physiologie qui l’a guidé et qui l’a élevé, mais il a abusé de la physiologie en ne considérant, dans la vie humaine et morale, que des états de santé, plus curieux peut-être dans son idée que les matérialistes de l’Inde, mais perdant de sa grandeur assurément en étant un fataliste sans la Fatalité. Esprit devenu scientifique par la volonté et scientifique avec ardeur comme un converti, il a pu donner plus d’amour et plus de foi à la vie factice des choses qu’à la vie réelle des hommes ; et dans La Bête humaine, où une locomotive, la Lison, joue un rôle très capital, c’est l’homme qui a le souffle et la machine qui a l’âme.

Littérairement le naturalisme de M. Zola n’a fait que s’accentuer dans son idée fondamentale qui est l’observation égale de toutes les choses de la vie, vulgaires ou recherchées, publiques ou intimes ; la forme, il est vrai, paraît plus affinée et certaines scènes, d’une audace singulière sont presque écrites avec retenue, mais la forme ne suffit pas ici : il est des choses dont le mystère est la saveur, qu’on ne dit point, qu’on ne voit point : parler d’elles, c’est jeter une tache sur la robe de l’hermine. – Mais puisque c’est de la bête qu’il s’agit ! – C’est vrai ! […]

Les Rougon-Macquart, en devenant plus puissants deviennent plus sinistres et plus sombres encore, et faits d’une philosophie qui comme une folle voudrait tuer l’espérance, ils ressemblent à quelque nuage noir et colossal, d’une beauté lugubre, qui grandiosement vous emplit l’âme de tristesse ainsi qu’une nuit sans étoiles.

Étienne Brigon, Le Constitutionnel, 30 mars 1890.

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