« Je cherche mon prochain roman, et je ne suis pas encore assez certain de ce que je ferai, pour vous en parler nettement. Je vais sans doute mettre quelque drame terrible dans le cadre des chemins de fer, une étude du crime, avec une échappée sur la magistrature. Mais, je le répète, tout cela reste bien confus. »
Lettre à Jacques van Santen Kolff, 16 novembre 1888.
« Je prépare en ce moment un roman, mais il n’est pas encore assez « arrêté » pour que je puisse vous en donner le thème exact.
Vous savez comment je procède. J’ai tout d’abord l’idée du monde dans lequel mon roman doit se passer ; je cherche et je trouve ensuite une intrigue quelconque qui m’est presque toujours fournie par le monde où je veux placer mon drame. Quand j’ai composé la maquette, le « monstre », je me préoccupe des documents ; je les recherche avec soin, et il arrive souvent que ces documents modifient complètement l’idée générale du roman. Mon ouvrage n’est « arrêté » que lorsque je possède tous mes documents, et que j’ai trouvé l’effet réflexe du sujet sur les documents et des documents sur le sujet.
Pour le livre dont j’ai l’idée aujourd’hui et dont pas une ligne n’est écrite, je rassemble mes documents ; c’est vous dire que l’échafaudage du « monstre » peut subir encore bien des modifications.
Son titre ? J’avais pensé à L’Homme qui tue. Ces trois mots bien mélodramatiques, rendaient bien l’essence du livre qui sera un gros drame. Par malheur, le titre est déjà pris par M. Hector France, et je ne me suis pas encore préoccupé d’en trouver un autre.
Le sujet ? C’est tout simplement l’histoire d’un crime accompli en chemin de fer, avec instruction, descente de justice, procureur de la République, personnel judiciaire, etc. Le drame se dénouera, s’il se dénoue, à la cour d’assises de Rouen. En un mot, je veux faire un roman dramatique, tragique, quelque chose de « cauchemardant » comme Thérèse Raquin, une étude de ce que le crime peut amener comme réactif dans certains tempéraments. On verra l’accomplissement et la suite du crime dans le cadre d’une grande ligne en mouvement. Voilà l’idée. Vous comprenez combien je dois travailler pour me procurer les documents nécessaires à faire sur cette donnée un ouvrage complet.
J’ai choisi pour théâtre de mon drame la ligne de l’Ouest, qui est courte, qui est une bonne artère, avec deux terminus, Paris d’un côté, Le Havre de l’autre. Considérant le chemin de fer comme un être, j’ai trouvé que la ligne de l’Ouest figurait une bonne colonne vertébrale, avec la mer au bout.
Je me suis adressé à la Compagnie de l’Ouest, à laquelle je me plais à rendre témoignage de la courtoisie et de l’affabilité avec laquelle ses chefs de service se sont mis à ma disposition. […]
À Paris, j’ai visité la gare dans tous ses détails avec M. Lefèvre, qui m’a expliqué minutieusement le mouvement. Puis je suis parti ces jours derniers pour le Havre. Je me suis arrêté à Rouen, et dans quelque temps, quand la saison le permettra, je me propose d’aller à Mantes sur une locomotive, de jour et de nuit, avec le chauffeur et le mécanicien, pour me rendre compte par moi-même – un de mes héros est mécanicien – de la nature des sensations que l’on éprouve. C’est dans ces différents voyages que je recueillerai mes documents.
J’en ai déjà quelques-uns et de fort intéressants. Mon roman se passant à Paris, à Rouen, au Havre, et peut-être à une station intermédiaire. Il me fallait connaître la gare du Havre. Or cette gare a été reconstruite il y a cinq ans. C’était gênant. Heureusement le chef de gare, M. Cugnot, auquel je m’adressai, me mit en rapport avec un vieil employé qui m’a fourni des renseignements qui me serviront.
J’ai fait de même à Rouen ; j’y ai visité avec soin le palais de justice et la cour d’assises qui tiendra une place dans le livre ; j’ai cherché aux environs une station pouvant servir au déroulement du drame.
Quant à la gare de Paris, bien qu’elle soit entièrement transformée, le souvenir que j’en ai gardé, joint aux plans que l’on a bien voulu m’en communiquer, me permettront de la reconstituer de toutes pièces.
Tout en faisant pour ce nouveau livre ce que j’ai fait pour les autres, je suis néanmoins effrayé de la grandeur de l’œuvre ; je serai obligé de « ramasser » mon sujet au lieu de l’étendre. Quand on décrit le Bonheur des Dames, on n’a affaire qu’à une maison de nouveautés ; dans Germinal, il ne s’agit que d’une mine ; mais dans un roman qui traite des chemins de fer avec ses télégraphes, ses systèmes, en un mot la vie d’une ligne, on est forcé de « peindre au fresque » pour être bien compris. Ayant une connaissance approfondie du sujet, je veux « en savoir plus long que je n’en dirai », sans cela je serais débordé, et je tiens à ce que mon volume, pas gros, mais bien digéré, donne la sensation de la vie vécue, sans être noyé dans les détails.
L’étude des chemins de fer sera donc le principal attrait du livre ; c’est celle qui m’a donné et me donnera encore le plus de travail. Quant un monde judiciaire, je le prendrai sur le vif – et facilement – dans des conversations avec des avocats, des juges. Il ne tient pas, d’ailleurs, une place considérable dans le roman. »
Interview par Eugène Clisson, L’Événement, 8 mars 1889.
« J’ai commencé mon nouveau roman, La Bête humaine, le 5 mai, et en voilà pour sept à huit mois à me dévorer. […]
Si je n’ai pas pris Etienne Lantier, c’est que ses précédents, dans Germinal, me gênaient par trop. J’ai donc préféré créer un nouveau fils de Gervaise, Jacques Lantier, qui sera un frère d’Étienne et de Claude : elle aura eu trois fils, voilà tout, et je compléterai l’arbre généalogique à la fin. Déjà, j’ai dû créer ainsi Angélique. J’espère qu’on me pardonnera ces retouches, d’autant plus que, sur tous les autres points, mon plan primitif a été suivi avec une extrême rigueur.
Quant au titre, La Bête humaine, il m’a donné beaucoup de mal, je l’ai cherché longtemps. Je voulais exprimer cette idée : l’homme des cavernes resté dans l’homme de notre dix-neuvième siècle, ce qu’il y a en nous de l’ancêtre lointain. D’abord, j’avais choisi : « Retour atavique ». Mais cela était trop abstrait et ne m’allait guère. J’ai préféré La Bête humaine, un peu plus obscur, mais plus large ; et le titre s’imposera, lorsqu’on aura lu le livre.
Je ne puis guère vous dire tout au long le sujet, qui est assez compliqué, et dont les rouages nombreux mordent profondément les uns dans les autres. C’est en somme l’histoire de plusieurs crimes, dont l’un central. Je suis très content de la construction du plan, qui est peut-être le plus ouvragé que j’aie fait, je veux dire celui dont les diverses parties se commandent avec le plus de complication et de logique. L’originalité est que l’histoire se passe d’un bout à l’autre sur la ligne du chemin de fer de l’Ouest, de Paris au Havre. On y entend un continuel grondement de trains c’est le progrès qui passe, allant au vingtième siècle, et cela au milieu d’un abominable drame, mystérieux, ignoré de tous. La bête humaine sous la civilisation.
Le roman passera dans La Vie populaire, un journal qui jusqu’à présent n’a donné que des reproductions. Je préfère ces journaux hebdomadaires aux journaux quotidiens.
Rien n’a été plus simple, mais rien n’a été plus long que l’étude du milieu et que la recherche des documents. Pendant tout l’hiver, j’ai fréquenté la gare Saint-Lazare, j’ai parcouru la ligne de l’Ouest, regardant, faisant causer, revenant mes poches pleines de notes. »
Lettre à Jacques van Santen Kolff, 6 juin 1889.
« Je n’ai plus que quatre volumes à écrire pour terminer Les Rougon-Macquart, et la place me manquant, je vais être obligé de tasser un peu les uns sur les autres les mondes qu’il me reste à étudier. C’est pourquoi. dans le cadre d’une étude sur les chemins de fer, je viens de réunir et le monde judiciaire et le monde du crime. Naturellement, tout cela sera réduit ; par exemple, j’abandonne le tableau d’une exécution capitale, et bien d’autres. – Mon idée d’une étude sur les chemins de fer date de très loin, du plan général de la série. Seulement, j’ai déjà un peu abusé des machines, dans Germinal, et c’est pourquoi, ne voulant pas me répéter, j’ai réduit le chemin de fer à n’être plus qu’un cadre, dans lequel j’étudierai la dégénérescence criminelle, chez un de mes Rougon-Macquart. J’ai trouvé là une opposition philosophique qui est l’idée centrale de mon nouveau roman, et qui m’a décidé. Le chemin de fer tout seul ne m’aurait donné qu’une monographie, et, je le répète, Germinal
Il m’est difficile de vous expliquer le choix des lieux où se passe mon roman, sans entrer dans de trop longues explications. D’abord, il se passe surtout au Havre, puis à Paris, puis à Rouen, et enfin dans un poste de cantonnement, au sortir du tunnel de Malaunay, avant la station de Barentin. Le choix de ce poste m’a été imposé par l’intrigue même de l’œuvre. Il faut que certaines scènes se passent là, parce qu’elles ne peuvent pas se passer ailleurs. Après avoir arrêté le point, j’ai fait le voyage pour connaître bien le pays ; j’ai poussé jusqu’au Havre ; enfin, j’ai recueilli les notes nécessaires, comme d’habitude. »
Lettre à Jacques van Santen Kolff, 22 juin 1889.