Une symphonie merveilleuse
Dans l’œuvre de Zola, quel rang prendra Germinal ? Jamais il n’avait si hardiment, si effroyablement fouillé les misères sociales : il semble même que, cette fois, il soit sorti, par moment, de son impassibilité d’observateur, de physiologiste, pour prendre sa part des passions qu’il met en jeu, tant la chaleur du drame étreint, angoisse, tant le tableau s’anime, au point que la pitié ressentie pour ces lamentables travailleurs souterrains a des éclairs de révolte.
Ce qu’il proclame souverainement, ce livre, c’est le droit à la vie, à la liberté, au soleil, au repos après la tâche accomplie, à la mort tranquille aussi, venant comme un dénouement naturel, et non comme une catastrophe toujours menaçante ! Mais, ce droit, qui le donnera ? […]
L’œuvre est donc, dans sa tendance générale, triste, amère, navrée. À quoi bon des efforts isolés, des soulèvements, des grèves ? Dans un inconnu lointain, existe-t-elle seulement, l’idée régénératrice, apportant dans ses flancs l’universelle libération ? Peut-être est-ce là, en dépit de ses colères généreuses, la théorie du penseur ?
Quant aux figures dessinées par l’artiste, quel prodigieux relief il leur a donné, de quelle vie intense, dans sa réalité violente, il les a fait vivre : Étienne, cet assoiffé d’un idéal vague de justice, en qui bourdonnent des révoltes d’instinct ; Maheu, ce résigné, ce travailleur dompté dont l’âme craintive s’éveille tout à coup ; Souvarine, ce slave séduisant et terrible, qui d’une voix douce de charmeur, prêche la destruction et la mort ; Catherine, cette vaillante et triste fille incarnant une génération de victimes ; la Maheude, ce spectre de la misère elle-même !
Et quels paysages, aussi ! Quelle puissance d’évocation dans ces tableaux des mille aspects de la mine, cette dévorante d’hommes ; du coron où des cris d’affamés retentissent ; des folies sanglantes de la grève, et de cet envahissement par l’eau, au milieu de la nuit éternelle, de la fosse, dans le fracas des éboulements et la terreur des ténèbres ! Assurément, une des plus belles pages d’Émile Zola, où quelque chose de l’épouvante des visions des deux amants de Thérèse Raquin se retrouve, est cette effroyable agonie de Catherine dans le Voreux inondé, affolée par le retour obstiné du cadavre de Chaval, tué par Étienne, et que toujours les eaux, montant, reportent à la même place. […]
Je sais des admirateurs déterminés et passionnés d’Émile Zola qui osent avouer qu’ils préfèrent à la description détaillée de la mutilation de l’épicier Maigrat les sévères restitutions des horreurs de la fosse, perdue dans l’obscurité, s’effondrant et croulant ou, surtout, cet admirable, cet inimitable chant d’allégresse de la campagne, cet éveil de printemps, dans un frisson de jeunesse, dans une chaleur de vie, par où se termine ce livre sombre.
C’est une symphonie merveilleuse, où des débordements de sève semblent couler avec des voix chuchotantes, où bruit, en un concert radieux, tout ce qui est la force, tout ce qui est la vie, tout ce qui est l’amour !
Paul Ginisty, Gil Blas, 1er mars 1885.
Magistral
On sent que Zola a revêtu la casaque du haveur et s’est couché à côté de lui à la lueur d’une lampe Davy, dans la veine fouillée par le pic. […] Germinal, sous ce point de vue, est une œuvre magistrale et de toute beauté. Ce n’est pas que nous n’ayons des réserves formelles à inscrire à côté de ce témoignage d’admiration donné à l’écrivain. Germinal nous froisse par des croquis, répétés à satiété, de passions bestiales, par la complaisance de son auteur à s’étendre sur le rut continuel de ces populations misérables et débauchées qu’il a voulu décrire, par les continuelles répétitions des grossièretés du langage ouvrier.
Zola ne nous persuadera jamais que son livre perdrait en intensité d’intérêt si tous les paragraphes n’étaient pas ponctués par des : « nom de Dieu ! » ou des : « foutu ! » ou des saloperies répugnantes. Cela fait partie de son système, nous le savons. Mais c’est précisément cette partie de son système qui nous déplaît et nous dégoûte.
Zola aura eu sur la littérature de son époque une influence indéniable et heureuse. Il nous a enseigné à nous tous qui tenions une plume, la nécessité de la précision et de l’effort continuel pour trouver dans la langue le mot exact qui rende la chose, la formule concise qui frappe la pensée. Ceux d’entre nous qui ne savent pas la langue ont trouvé plus commode d’inventer des mots. Cela faisait le compte de leur nonchalance, de leur paresse. Les autres ont travaillé, ont profité du procédé du maître, de ses qualités et même de ses défauts.
Ces qualités et aussi ces défauts se retrouvent agrandis dans Germinal. Quant aux tendances socialistes de Zola, on nous permettra de n’y pas insister. C’est la partie faible de l’œuvre, et nous pensons que si l’écrivain avait étudié aussi consciencieusement l’économie politique et sociale qu’il a fouillé les galeries des charbonnages, il aurait trouvé une moralité, à formuler et un conseil à donner aux travailleurs, peut-être aussi aux capitalistes.
Au lieu de cela, il s’est contenté de dépeindre les souffrances des uns et les défauts des autres sans indiquer aucun remède. Son œuvre est décourageante, attristante. Et c’est un vrai tour de force qu’il a accompli en attachant le lecteur sans lui fournir jamais la moindre pensée consolante.
Le Matin, 2 mars 1885.
Terrifiant
Zola a pris encore cette fois la nature brute et terrible pour modèle, et avec quelle vigueur de tons, quelle magistrale force de couleur il nous a peint des scènes de la vie cruelle ! Il semble que les misères, que les tableaux effrayants des souffrances terrestres ne lui suffisent plus : il allume une lampe de mineur et c’est bien loin au-dessous du sol, bien loin de la lumière qu’il va nous faire étudier ces vivants qui s’immobilisent côte à côte avec les fossiles de Cuvier. Le tableau, je le répète, est terrifiant, d’autant plus qu’il nous montre revendiquant leur place au soleil les gens qui, jetés par leurs misères dans les terrains antédiluviens, surgissent noirs et effrayants pour exiger une part dans le monde social.
Je passe sur les critiques de forme, sur les protestations contre des mots, des scènes qui doivent forcément froisser bien des délicatesses, mais je dois ajouter que ces brutalités justement reprochées renferment souvent de rares énergies et que sous le vocable trivial on trouve, presque toujours, une idée véritablement forte. Parfois ce mot même était nécessaire dans la scène, mais fallait-il faire la scène ? Grave question.
Philippe Gille. Le Figaro, 4 mars 1885.
Un maître livre
Zola vient de publier un roman : Germinal, qui possède toutes les qualités et aussi tous les défauts de ses aînés. C’est cependant un maître livre qui, en dépit des parti pris de naturalisme, révèle plus que jamais le tempérament romantique, lyrique même, de son auteur. Il y a dans Germinal des pages superbes, qui vous font couler dans l’âme des frissons tragiques, comme ceux dont vous secouent les sombres rêves du Dante.
C’est dans l’enfer moderne, au fond sinistre des mines, dont les gueules béantes engloutissent chaque jour tant de proies humaines, que l’auteur a placé son drame effrayant. Il nous en reste un sentiment de terreur profonde, et aussi une pitié douloureuse, pour ces déshérités des joies terrestres, pour ces condamnés aux ténèbres, qui peinent, halètent, succombent dans ces nuits sépulcrales, et qui jamais ne voient le soleil se coucher aux horizons lointains, ne respirent jamais l’air qui se vivifie aux soirées de la vie et de la fécondation universelles.
Zola a merveilleusement indiqué, et par des réalités impitoyables, ce qu’il y a d’insalubre et pour ainsi dire de fatal dans les disproportions des destinées humaines. D’un côté, la révolte que la misère et la besogne maudite arment et qui finit par les boucheries sanglantes et les tueries effrayantes ; d’un autre côté, l’indifférence bourgeoise, et son incapacité à déplacer le mécanisme de la vie sociale, si injustement doux aux uns, si injustement cruel aux autres. C’est par là que son roman est magnifique, car on y voit, distinctement, l’inutilité des efforts, des aspirations de ces misérables, dont les poussées périodiques les font retomber plus bas, plus meurtris et plus enchaînés que jamais.
J’ignore si la vie des mines y est exactement exprimée ; il y a des chances pour qu’elle le soit, car tout y est d’une apparence saisissante de vérité, avec ce grandissement des objets qui est le lot des imaginations romantiques, comme est celle de Zola. Au milieu d’épisodes inutiles, de détails encombrants, de redites fatigantes, à travers un style embroussaillé et touffu où la pensée quelquefois se perd, il faut admirer la logique du drame, laquelle ne se dément pas un seul instant, malgré l’extrême difficulté qu’il y avait à conduire, à faire mouvoir, chacun suivant son tempérament, une quantité innombrable de personnages, différents d’instinct. Tout concourt, le plus habilement du monde, et dans un bel ordre de composition, à la catastrophe finale.
Il est regrettable seulement que ce puissant artiste qu’est Zola ne puisse se débarrasser de certains parti-pris enfantins qui déparent souvent ses livres et rompent désagréablement l’harmonie d’une œuvre, sans nécessité pour la couleur et pour le dessin. Je n’ai point de répugnance pour le mot cru. Je prétends au contraire qu’il faut savoir ne pas reculer devant lui, quand il est nécessaire à l’effet. Cela est affaire de valeurs, disent les peintres, de tact littéraire, dirait un gendelettre. Mais on ne doit l’employer qu’à bon escient, et sans qu’il déborde sur le reste.
M. Zola l’étale avec une sorte de complaisance agaçante ; il y revient avec persistance, comme s’il éprouvait une joie d’enfant à défier le « bégueulisme » bourgeois, à envoyer des pieds de nez à ses pudeurs qui s’effarouchent. Le mot cru finit par emplir le livre : on ne voit que lui ; on ne sent plus que son odeur. Il gâte le plaisir et fige l’admiration. […]
À part ces réserves, dans la forme souvent négligée, il faut avouer que Germinal est une œuvre admirable, grouillante de vie et de vie terrible, aussi peu naturaliste que possible, aussi forte et d’une beauté artistique aussi grande que L’Assommoir, avec une plainte humaine plus durcie et qui résonne plus douloureusement encore. […]
Zola ne devrait-il pas abandonner cette direction du naturalisme, laquelle ne dirige rien d’ailleurs, et laisse à sa réputation je ne sais quoi d’amoindrissant qui irrite ? Cet admirable écrivain, qui sait donner de la vie au plus petit et au plus fugitif de ses rêves, est un poète aux larges coups d’ailes qui l’emportent, malgré lui, vers les pures et splendides régions de l’art. Par quelle déraison veut-il faire croire à la foule qu’il a coupé ses ailes, et qu’il rampe tristement sur des moignons, dans la boue du chemin ?
Octave Mirbeau, La France, 11 mars 1885.
Sublime d’horreur
Voici le livre du jour : Germinal ! Un livre puissant, un livre superbe ! L’auteur a ressuscité le roman socialiste d’Eugène Sue et de George Sand. Il a mis en scène le peuple lui-même, le peuple travailleur avec ses appétits et ses rages. Il a évoqué tous les pressentiments du monde moderne et tous les fantômes de demain, il a amené, face à face, sur leur vrai terrain de bataille, le capital et le salaire. Enfin, il s’est jeté à corps perdu, sa plume à la main, dans le mouvement irrésistible qui entraîne les foules vers un avenir inconnu. Il a fait un livre dont on peut tout contester, excepter l’intérêt qu’il a. […]
Tout ce qui, dans ces pages violentes, est école et théorie, tout ce qui est système et procédé me paraît absolument détestable. Le naturalisme s’y étale dans toute sa gloire, comme un pourceau sur son fumier, avec une triomphante et tyrannique insolence. Il ne s’y refuse plus rien. […] Tant pis pour l’auteur s’il croit nous plaire en nous montrant, à chaque pas, des figures qui ne sont point des visages, et tant pis pour nous s’il nous plaît ! Je crois cependant lui rendre service en l’avertissant que cet étalage de sensualité et de bestialité ne produit jamais l’effet qu’il en attend. Il vous présente cela gravement, avec un sérieux qui tourne au tragique. Il désire que nous y attachions, comme lui, une importance énorme ; et c’est justement tout le contraire qui arrive. Au lieu de l’impression forte dont il veut nous saisir, c’est la nausée ou le rire qui viennent. Quand le cœur ne se soulève pas, la rate part. […]
Malgré cela, sans cela, Germinal est un livre supérieur, un livre puissant, où la vie déborde. Il est certain que l’auteur a senti, à un moment donné, passer en lui l’âme des masses populaires, et qu’il lui a suffi de la toucher au point juste, en certaines pages de son roman, pour en tirer les plus grandioses et les plus terribles effets. Vous trouverez là une émeute de mineurs qui vous donne vraiment la chair de poule, une mêlée féroce, où les femmes débridées mêlent une note infâme, et qui produit sur nous autant d’impression, par exemple, que l’Assassinat de l’évêque de Liège d’Eugène Delacroix. Je recommande à ceux qui veulent avoir une idée complète de Zola, du vrai Zola dans toute sa force, la scène où ces nouvelles tricoteuses, ivres de sang et de crime, s’acharnent sur le cadavre de l’épicier Maigrat. C’est presque sublime d’horreur ! Et j’avoue qu’ici cette horreur ne fait pas reculer mon admiration.
Quidam, Le Figaro, 14 mars 1885.
Grandiose et sombre
Tout ce que j’ai cru voir dans les romans antérieurs surabonde dans Germinal et on peut dire que jamais ni la morosité de M. Zola et sa faculté épique, ni les procédés dont elles comportent et commandent l’emploi, ne se sont plus puissamment étalés que dans ce livre grandiose et sombre. Le sujet est très simple : c’est l’histoire d’une grève ou plutôt c’est le poème de la grève. Des mineurs, à la suite d’une mesure qui leur paraît inique, refusent de descendre dans les fosses. La faim les exaspère jusqu’au pillage et au meurtre. L’ordre est rétabli par la troupe Le jour où les ouvriers redescendent, la fosse est noyée et quelques-uns des principaux personnages restent au fond. Cette dernière catastrophe, œuvre d’un ouvrier nihiliste, est le seul trait qui distingue cette grève de tant d’autres. C’est donc l’histoire, non d’un homme ou de quelques hommes, mais d’une multitude. Je ne sache pas que dans aucun roman on ait fait vivre ni remué de pareilles masses. Cela tantôt grouille et fourmille, tantôt est emporté d’un mouvement vertigineux par une poussée d’instincts aveugles Le poète déroule avec sa patience robuste, avec sa brutalité morne, avec sa largeur d’évocation, une série de vastes et lamentables tableaux, composés de détails monochromes qui s’entassent, s’entassent, montent et s’étalent comme une marée : une journée dans la mine, une journée au coron, une réunion des révoltés la nuit dans une clairière, la promenade furieuse de trois mille misérables dans la campagne plate, le heurt de cette masse contre les soldats, une agonie de dix jour dans la fosse noyée…
Zola a magnifiquement rendu ce qu’il y a de fatal, d’aveugle, d’impersonnel, d’irrésistible dans un drame de cette sorte, la contagion des colères rassemblées, l’âme collective des foules, violente et aisément furieuse. […]
On dit, et c’est peut-être vrai, que M. Zola ne possède pas à un très haut degré le don d’entrer dans les âmes, de les décomposer, d’y noter les origines et les progrès des idées et des sentiments ou le retentissement des mille influences du dehors : aussi n’a-t-il pas voulu faire ici l’histoire d’une âme, mais celle d’une foule. Et ce n’est pas non plus un drame de sentiments qu’il a voulu écrire, mais un drame de sensations, un drame tout matériel. Les sentiments se réduisent à des instincts ou en sont tout proches, et les souffrances sont surtout des souffrances physiques : ainsi, quand Jeanlin a les jambes cassées, quand la petite Alzire meurt de faim, quand Catherine monte par le « goyot » les sept cents mètres d’échelles ou quand elle agonise dans la fosse aux bras d’Étienne, coudoyée par le cadavre de Chaval. On dira qu’il est facile de serrer le cœur ou mieux de pincer les nerfs à ce prix et que c’est là du plus grossier mélodrame. Croyez-vous ? Mais ces morts et ces tortures, c’est le drame même : M. Zola n’a pas eu l’intention de composer une tragédie psychologique. Et il y a là autre chose que la description de spectacles atroces : la pitié morose du romancier, sa compassion qu’un parti pris de philosophie pessimiste tourne en impassibilité cruelle – pour nous et pour lui. […]
Les hommes apparaissant, semblables à des flots sur une mer de ténèbres et d’inconscience : voilà la vision philosophique, très simple, dans laquelle ce drame se résout. M. Zola laisse aux psychologues le soin d’écrire la monographie de chacun de ces flots, d’en faire un centre et comme un microcosme. Il n’a que l’imagination des vastes ensembles matériels et des infinis détails extérieurs. Mais je me demande si personne l’a jamais eue à ce degré.
Jules Lemaître, La Revue politique et littéraire, 14 mars 1885.
Remarquable
Le dernier roman de M. Zola est un des plus remarquables et peut-être le plus curieux qu’il ait écrit. À tout prendre, l’œuvre est belle, imposante, saine. Dans aucun livre de M. Zola ne surgit en une plus franche saillie le contraste dont est fait l’originalité de l’écrivain qui mêle à de persistantes prétentions de savant de si rares et de si instinctives qualités de poète. De cette juxtaposition chez M. Zola du théoricien de l’expérience scientifique et du poète romantique, il résulte que ses œuvres de critique sont, en partie au moins, la condamnation de ses procédés de romancier, comme ses romans sont une concluante protestation contre ses théories d’esthétique.[…]
M. Zola a tracé de cette existence des mineurs plutôt une caricature attristée et grandiose qu’une description « scientifique ».
Quoiqu’il en soit, M. Zola excelle à peindre les masses humaines, à leur donner le frissonnement intense de la vie, d’une vie monstrueuse et surnaturelle. […] Psychologiquement, M. Zola néglige la nuance s’il la voit, et supprime toute analyse morale d’une complexité tant soit peu délicate et profonde. Mais avec quel éclat et quelle énergie d’expressions il sait rendre les instincts comme les passions de la foule !
Marcel Fouquier, La France, 23 mars 1885.
Extraordinaire
Germinal est le sombre poème de la mine ; il suit ses héros dans toutes leurs luttes avec la nature et avec la société, et cette fois, loin de reprocher au grand artiste d’être resté impassible en face de tant de vaillance et de misère, on lui reprochera – on lui reproche – de ne l’avoir pas été assez. Nos critiques porteront sur d’autres points. […] Dans aucun de ses précédents romans, les qualités et les défauts de Zola n’étaient parvenus à un épanouissement plus complet. Il y a dix pages dans ce livre que nous voudrions arracher ou du moins atténuer. L’admirable romancier a des fureurs de sincérité qui nuisent à la beauté de son œuvre, sans en diminuer d’ailleurs la puissance. Dans tous les cas, elles en rendent la lecture difficile pour trop de gens.
Et quel dommage pour Germinal ! On ne peut imaginer vie plus intense, tableaux plus superbes, drame plus poignant. La grève des mineurs de Montsou se déroule dans une série de scènes plus superbes et plus terribles les unes que les autres. À part le répugnant épisode du boulanger Maigrat, nous ne connaissons rien de fort et de saisissant comme la réunion dans la forêt, comme la sortie des mineurs de Sainte-Barbe au milieu des grévistes et comme l’épisode qui se termine par la fusillade du Voreux.
Quoi qu’on en ait dit malgré les brutalités de leurs natures incultes, malgré leurs mœurs qui sont le résultat de l’ignorance plutôt que du vice, les personnages de Germinal sont généralement sympathiques. D’ailleurs, il est juste de le reconnaître, l’écrivain s’est bien gardé de recourir au procédé vulgaire, pour indiquer ses préférences, de prêter des qualités à ceux-ci et des défauts à ceux-là. Ouvriers et bourgeois, il a peint des hommes également victimes de faits sociaux dont la fatalité, – et non la responsabilité – pèse sur eux. Toutefois la pénétration de la science ou, pour parler plus exactement, du savoir, dans les masses profondes, dans les dures cervelles des mineurs, doit amener la transformation d’un état de choses que les honnêtes gens de tous les partis reconnaissent intolérable. M. Zola a tout simplement constaté le fait dans le roman le plus extraordinaire qu’il ait écrit.
A.Z., Le Siècle, 18 avril 1885.
Une magnifique unité
On sait le sujet de Germinal. C’est la mine et le mineur, – la mine dans tout son ensemble et avec tous ses détails, le mineur dans tout l’exercice de sa vie matérielle et de sa vie morale, avec toutes les nécessités physiques, tout le réel de ses instincts, tout le vague de ses aspirations. L’œuvre est complète, d’une magnifique unité depuis la première ligne jusqu’à la dernière. Voici le trou qui affleure la plaine et qui descend au profond de la terre ; voici l’eau jaillissant des parois ; voici le feu flambant des fourneaux ; voici le charbon qu’on extrait ; voici le brûlant, voici l’humide, voici le noir ! Et voici l’ Il n’a pas été isolé, peint à part, dressé solitairement. Il est dans le trou ; il est dans le feu, dans l’eau, dans la poussière ; il est dans la houille qu’il extrait ; il y mange, il y boit, il y dort, il y aime ; son pain est entre sa veste et sa chemise ; ses outils ne le quittent pas, – la bataille étant continuelle, le soldat a toujours ses armes en main. Et il n’est pas seul, toute sa famille l’accompagne, son père, ses fils, sa fille, – la femme est seule à la maison ; ses ancêtres sont nés et morts dans ce coin ; ses fils y sont nés, ils y mourront ; toutes ces vies se résument en ce perpétuel et monotone va-et-vient entre maison du coron et le puits de la compagnie. Il y a comme une pénétration réciproque de l’homme et des choses qui l’entourent ; à mesure que les détails s’accumulent, un résumé se dégage ; quelque chose qui est un composé de la vie des objets et de la vie de l’homme apparaît, – quelque chose de vivant, de grand, de symbolique – qui est à la fois la mine et le mineur.
L’intéressant, c’est de voir comment ce résultat est obtenu, comment celle synthèse s’élabore. On a bientôt fait de parler de systématisation, de vision des surfaces, de gesticulations identiques, de détails répétés remplaçant la psychologie. Il faut regarder ce qu’il y a sous les mots, chercher la raison de la mise en place des chapitres et de l’équilibre des paragraphes, surprendre, chez l’homme, le choc de l’impression et la qualité de la réflexion, reconnaître l’habiteté de construction et le procédé d’écriture de l’artiste.
Avant d’aborder les êtres, qu’on marche d’abord sur le sol, qu’on prenne le plan du terrain, qu’on contemple le paysage, qu’on fasse le tour des choses.
Les choses, – la façon dont elles sont présentées, – les lignes qui les dessinent, – c’est là ce qui fournira les renseignements les plus précis, les notes les plus curieuses. Au premier objet inanimé, de pierre, ou de bois, ou de fer, qu’on rencontre, une observation et une sensation s’affirment. Cet objet, Zola l’a vu vivant ; sous ses yeux, il s’est animé, il bouge, il respire ; – il fait mieux, il éprouve des sentiments, il représente une fonction, il entre en action. Lisez et regardez. Les échappements de vapeurs ont « de grosses respirations » ; si la pompe réapparaît, il est question de « l’haleine engorgée du monstre ». La fosse, tassée au fond d’un creux, a « un air mauvais de bête goulue, accroupie là pour manger le monde ». La signification du puits s’accentue de page en page ; il « s’écrase davantage au fond de son trou, avec son tassement de bête méchante » ; il « respire d’une haleine plus grosse et plus longue, l’air gêné par sa digestion pénible de chair humaine ». Il « mange les hommes » ; il les « avale par bouchées de vingt et de trente et d’un coup de gosier si facile qu’il semblait ne pas les sentir passer. » […]
On voit ainsi tout tressaillir, s’animer, lutter, aimer, haïr, – cage glissante, bielle plongeante, beffroi, bouche du puits, réflecteurs, rampes de fer, leviers des signaux et des verrous, madriers des guides, passerelles, hangars, lampes, aciers, cuivres, briques, sonneries, bobines, câbles d’acier qui s’enroulent et qui tournent, molettes, charpentes de fer, générateurs. Les bruits, tous les bruits, deviennent des chuchotements, des voix, des cris, – bruits de marteaux, sonneries des signaux, des timbres, sifflements des chaudières, roulements des berlines, filtrations d’eaux, fuites de grisou ; toute une symphonie est orchestrée par tout ce qui frappe, par tout ce qui creuse, par tout ce qui roule, par tout le fracas et par tout l’insaisissable, depuis l’écroulement des rocs jusqu’au vol du câble, jusqu’à la morsure des outils. Les odeurs, toutes les odeurs, jouent des rôles, sont bienfaisantes ou perverses ; l’odeur des herbes parfume la plaine et monte vers le soleil ; l’odeur du salpêtre, l’odeur des caves, l’odeur des écuries, l’odeur humaine, circulent sous terre, dans les escaliers où l’on trébuche, dans les couloirs où l’on tâtonne. L’humidité, le froid, l’averse, la nuit, sont des personnages qui interviennent.
La matérialité prend ainsi une existence et une grandeur qui seront difficilement dépassées. Et quand l’écrivain en arrive aux êtres intermédiaires, à ceux qui sont classés au-dessous de l’homme, mais au-dessus des minéraux et des végétaux, quand aux formes et aux couleurs et à la densité vient s’ajouter la chaleur du sang et l’intelligence de l’œil, alors naissent une profondeur de sentiment et une émotion de vie extraordinaires. Il y a des animaux dans ce livre, des animaux qui circulent et qui vivent autour des choses qui sont insensibles ou nuisibles, et autour des hommes qui souffrent. Il y a ces deux chevaux, Bataille et Trompette : Bataille, le doyen de la mine, un cheval blanc qui avait dix ans de fond ; Trompette, le nouveau venu, un cheval bai de trois ans à peine. Le voyez-vous réfléchir et l’entendez-vous penser, ce Bataille, dans la chaleur de son écurie souterraine. […]
N’est-ce pas assez de ces hallucinations devant la matière, de ces créations d’objets vivants, de ces violentes interprétations des inconsciences naturelles, de ces cadences qui parcourent tout un volume, de ces retours de rythmes, – n’est-ce pas assez pour montrer en Émile Zola le poète qu’on se refuse généralement à voir, le poète panthéiste qui sait superbement augmenter et idéaliser les choses.[…]
Après les choses, les êtres.
Devant les choses, l’écrivain se comporte en panthéiste troublé par tout ce qui ressemble à une action ; tout ce qui est son, odeur, mouvement, affecte au plus haut point ses sens et son cerveau. Devant les êtres, un dédoublement se fait ; le poète sensitif reste, mais, en même temps que lui, intervient un tranquille observateur matérialiste, soucieux de bannir l’a priori et le convenu de ses conceptions, seulement épris de la nette vérité des constatations. […]
Oui, le poète sensitif reste. Il reste pour voir, pour sentir, pour célébrer toute la matérialité humaine. […] Il chante le corps, il le chante en physiologiste enivré par la vie qu’il découvre, par la signification des organes qu’il voit fonctionner ; il en aime tout, la force, la souplesse, la beauté, il en aime aussi la laideur ; il aime la marche, le travail des bras, la musculature, le système nerveux. Il aime aussi les misères et les basses fonctions de l’individu. Ces misères, communes à tous, le touchent et l’émeuvent au plus profond de son être ; il a pitié de tous les malades et de toutes les blessées. Les basses fonctions, pour lui, ne sont pas « basses » ; elles sont ce qu’elles sont, il les voit, il les comprend, elles ne peuvent pas être autrement, et cela lui suffit. Il ne se révolte pas, il n’a pas de dégoût. Il dit tout, il décrit tout, il proclame que tout a droit à l’attention philosophique et à l’écriture artiste. Que l’action de son livre se passe dans les milieux compliqués par l’intervention du luxe et de la mode, ou dans les couches sociales où les besoins sont plus immédiats, les instincts moins satisfaits, qu’il étudie la mondaine ou le paysan, le bourgeois ou l’ouvrière, l’artiste ou la prostituée, toujours il donnera large place à la vie physique, toujours il cherchera la bête sous le vêtement.
Dans le monde qui s’agite et qui grouille sous ce titre emblématique de Germinal, Zola n’a pas failli à son ordinaire méthode d’investigation. Il a voulu dire toute la misère du mineur, et il n’a rien caché de ce qui l’explique et de ce qui l’aggrave. Son livre n’est pas un traité didactique qui range en bataille tous les arguments de l’économie politique et de la science sociale ; c’est une peinture, qu’il a faite la plus véridique possible, d’un coin de l’humanité avec toutes ses passions, toutes ses faims de pain et de justice, toutes ses grandeurs farouches, tous ses sacrifices obscurs, toutes ses fatales petitesses. […]
Aussi, la grève, les batailles, les catastrophes viennent-elles à leur heure comme les fatales conclusions de l’affreux état de choses. On souffre des malentendus, on explique les violences. Si l’on sourit devant la lumière de lune et le décor d’opéra de la forêt de Vandame, on prend au tragique la silence de désert du village, la faim, le froid acceptés, les câbles coupés, les chaudières éteintes, la course à travers la plaine, le défilé sur la grand-route avec le cri dominateur qui coupe les couplets de la Marseillaise : Du pain ! du pain ! du pain ! la mort de Maigrat, les coups de feu des soldats, le cuvelage crevé par Souvarine, les sauvetages et les morts. On passe sur quelques confusions d’opinions, sur quelques tours de langage politique en avance, pour admirer ce qui est tout ce livre ; la belle compréhension humaine de cet instinct de justice qui pousse les masses en avant, et de ce pessimisme pensif du bourgeois qui ne croit pas qu’on puisse « retirer une peine » à l’humanité, ni lui « ajouter une joie. »
Gustave Geoffroy, La Justice, 14 et 20 juillet 1885.

Germinal dans le Grand Dictionnaire universel de Pierre Larousse
Germinal occupe une place à part dans l’œuvre de M. Zola. C’est évidemment le livre le plus robuste et le plus hardi qu’il ait écrit. Le sujet était dans son tempérament. Les rudesses, les grossièretés, qui rentrent dans sa manière et semblent parfois cherchées par lui comme un appât au lecteur blasé, naissent ici, pour ainsi dire, du fond même du roman et lui donnent une partie de sa force et de son homogénéité. Il s’agissait en effet, pour l’auteur, de nous dire la rude vie des mineurs, leurs habitudes, leurs amours, leurs vices, leurs plaisirs, leurs souffrances et leurs colères. Comment, si on ne veut pas tromper le lecteur sur leur véritable état, peindre ces choses avec de riantes couleurs ? Comment faire parler un style académique à ces brutes qui ne savent pas lire et qui crèvent de faim, comme le dit le héros du roman ? Tout l’effet eût été détruit, et c’eût été dommage pour tout le monde ; car ce roman où il ne se rencontre pas une seule ligne de thèse constitue le meilleur des plaidoyers en faveur des mineurs et de certaines de leurs revendications.
L’action du roman est simple. Un ouvrier mécanicien, Etienne Lantier, poussé entre deux pavés de Paris et nourri des théories socialistes les moins limpides, se fait renvoyer de son atelier et cherche en vain de l’ouvrage. C’est au lendemain de l’expédition du Mexique ; la France commence la grande maladie qui doit finir par la guerre de 1870 ; les usines sont fermées. Repoussé de partout, Lantier arrive aux mines de Montsou, sans une croûte à se mettre sous la dent. Un brave mineur, Maheu, qui travaille à l’extraction du charbon au marchandage, c’est-à-dire à l’entreprise à forfait, l’accepte comme herscheur à trente sous par jour. Dès la première heure, Lantier, en sa qualité d’étranger, est en butte à l’animosité des mineurs, surtout d’une sorte de brute nommée Chaval. Les circonstances sont graves. La compagnie a pris des mesures pour diminuer le prix d’extraction du charbon. Pour gagner de quoi manger, les haveurs doivent extraire un nombre très élevé de berlines ; aussi négligent-ils de placer les bois de soutènement dans les galeries qu’ils creusent. De là des querelles continuelles avec les porions. La compagnie est sévère sur ce point, parce qu’elle craint, en cas d’accidents, les pensions à faire aux blessés et aux veuves. Les amendes pleuvent dru sur les négligents. Il y a là une source d’irritation constante entre la direction et les ouvriers. Lantier, qui, grâce à son instruction relativement supérieure, est bientôt parvenu à être un haveur habile, croit que le terrain est préparé pour recevoir la semence de l’Évangile socialiste ; il la répand autour de lui et organise une caisse de prévoyance. Tout est prêt, lorsqu’une nouvelle mesure de la compagnie pousse les mineurs à la grève. Lantier veut la grève calme, légale ; il compte que le bon droit triomphera par sa force seule. Mais la compagnie attend patiemment que sa meilleure alliée, la faim, ramène les ouvriers aux fosses. Lantier prêche la patience ; la faim est plus forte que lui sur la bête populaire qu’il a déchaînée ; lui-même est entraîné, affolé ; la faim lui fait voir rouge. Les mineurs se précipitent en masse a travers la concession et la dévastent comme un torrent. Les fosses sont dévastées, les machines brisées, la direction attaquée à coups de pierres ; c’est seulement lorsque la fusillade a fait une grande saignée dans ses rangs que la foule s’arrête. Alors les mineurs, baissant l’échine sous la servitude séculaire, reprennent leur travail : il faut qu’ils mangent. Rien n’est changé ; il n’y a que quelques morts de plus. Le germinal qui verra fleurir le droit à la vie heureuse n’est pas encore arrivé.
Impossible de donner autre chose que cette maigre charpente du livre de M. Zola ; le drame est tellement touffu qu’il échappe à l’analyse. Comme le Dante dans son enfer, M. Zola promène son lecteur à travers une série de cercles de misère et de dégradation où tout un monde s’agite. La seule idylle qui jette un rayon dans son terrible tableau, les amours de Catherine et de Lantier, est tragique et sanglante. Comme opposition, on pénètre dans l’intérieur du directeur Hennebeau, pas méchant homme, mais homme d’affaires, forcé de faire rendre à la mine le plus d’argent qu’il peut ; on voit la famille Grégoire, famille patriarcale d’actionnaires, qui s’engraisse paisiblement du travail des autres.
Quoi qu’on ait pu dire, et malgré la trivialité de certains détails, un souffle vraiment épique traverse l’œuvre de M. Zola, et si la lecture n’en peut être recommandée aux pensionnats de demoiselles, elle pourrait l’être peut-être avec profit à certains économistes doctrinaires, qui ont fait leur évangile de la fameuse formule de Guizot : « Enrichissez-vous. »
Pierre Larousse, Grand Dictionnaire universel, deuxième supplément, 1890.
Une interview de Zola à propos de Germinal
« J’ai beaucoup étudié le monde des mineurs, vous le savez, et je crois avoir rendu, dans Germinal, un peu de cette grandeur farouche qui est la caractéristique de la population minière.
Le mépris du danger, poussé dans ses limites les plus extrêmes, semble être le trait moral de l’ouvrier mineur. N’est-ce pas un peu à cette forfanterie du courage, si je puis m’exprimer ainsi, qu’il faut attribuer ces retours de catastrophes ? Je crois que, si le mineur avait la peur du danger, ou plutôt la prudence nécessaire dans un tel métier, moins de victimes seraient remontées, tous les ans, des souterraines galeries.
Sait-on exactement à quelles causes sont dues les explosions de grisou ? Un ingénieur des mines me contait que beaucoup d’accidents sont dus à l’imprudence des ouvriers. Il y a des fumeurs enragés, qui, malgré les règlements les plus sévères, n’hésitent pas à risquer leur vie et celle de leurs semblables pour pouvoir fumer. Quelques-uns même ouvrent leur lampe fermée à clef ou soudée pour allumer la pipe. Et ce même ingénieur m’affirmait que sur dix accidents de grisou, huit au moins doivent être attribués à l’imprudence des mineurs.
Il serait injuste pourtant d’accuser les ouvriers d’être la cause de leurs accidents. Le grisou n’est pas le seul danger de la mine. Il en est d’autres ; par exemple, la rupture des cuvelages, autrement dit : les « coups d’eau ». Je me rappelle, étant allé visiter les mines d’Anzin, à l’époque des grandes grèves, qu’un accident de ce genre s’était produit quelque temps auparavant. Un puits entier avait été noyé. Vous savez qu’on a l’habitude, dans les galeries, de faire des revêtements de bois pour maintenir les terres. Lorsque ces revêtements ne sont pas rigoureusement conditionnés, ils cèdent à la pression des terres, l’eau s’échappe avec violence et en quelques minutes la galerie se trouve complètement inondée.
C’est un accident de ce genre que j’ai décrit dans Germinal. Je n’avais pas voulu, par un sentiment d’artiste et d’écrivain, décrire une explosion de grisou. La chose était trop banale, et elle avait été racontée trop souvent dans les romans, notamment dans le livre remarquable de Talmeyr, Le Grisou. C’est pourquoi j’avais préféré décrire une rupture de cuvelage.
Les éboulements sont assez fréquents dans les puits. Il y a trois ou quatre ans, dans le Pas-de-Calais, toute une fosse a été engloutie à la suite d’un accident de ce genre. La cheminée, qui avait quarante mètres de hauteur, avait littéralement disparu sous terre.
– N’est-il pas descendu dans une mine ?
Parfaitement. J’avoue même que cela a été une des impressions les plus pénibles que j’aie jamais ressenties. C’est dans le puits Renard, à côté d’Anzin, que j’ai fait cette descente. Il y avait déjà plus d’un mois que je vivais au milieu de la population minière dont j’étudiais et notais les mœurs, lorsque je me suis décidé, un beau jour, accompagné de MM. Basly et Giard, anciens députés, à revêtir le costume de mineur. Je suis resté cinq heures dans le puits, profond de sept cents mètres et qui est une des plus belles fosses, paraît-il, qui existent. Elle a des galeries de deux mille mètres de longueur : quelques-unes ont à peine soixante centimètres de hauteur et de largeur.
Ce sont de véritables boyaux, où les ouvriers sont obligés de ramper. C’est ce qu’ils appellent travailler à col tordu. J’ai voulu faire comme eux : je me suis aplati, et j’ai rampé comme une couleuvre. Jamais je n’oublierai la sensation d’épouvante et d’horreur que j’ai ressentie à ce moment. Il me semblait que j’étais irrémédiablement enfoui, enterré vivant. L’air était rare, la chaleur atroce. Songez qu’il y a des galeries où la température atteint, parfois, quarante-cinq degrés de chaleur ! Les hommes, nus jusqu’au ventre et couverts de sueur, travaillent sans relâche, taillant le roc, éventrant les galeries. Je le répète : c’est atroce.
Et le feu, il y a aussi le feu. Vous ne vous doutez pas qu’il est des fosses qui brûlent depuis cent ans et qu’on ne parvient pas à éteindre. Les ingénieurs doivent se contenter de faire boucher les galeries en feu et laisser la nature faire son œuvre de destruction. Le feu éclate sans cause déterminée, par la simple fermentation du charbon accumulé. C’est pourquoi les galeries sont journellement balayées et les poussières, les débris de charbon soigneusement enlevés. À Saint-Etienne, les couches de charbon sont extrêmement épaisses. Le charbon y est très gras ; or il est pleinement démontré aujourd’hui que le grisou se forme surtout dans les charbons gras. De là, la fréquence des accidents dans les puits de Saint-Étienne.
– Alors ces malheureux ouvriers passent toute leur vie dans l’attente d’une catastrophe presque inévitable ?
Hélas ! oui, et jusqu’à ce que les savants aient trouvé les moyens d’installer de plus puissants ventilateurs et d’aérer les galeries à outrance pour chasser le mauvais air ; puis d’inventer des appareils à éclairage plus perfectionnés, soit électriques, soit à la flamme. C’est aux mineurs, ensuite, à prendre les précautions qu’un pareil métier exige. »
Interview par Mario Fenouil, Le Gaulois, 6 août 1890.