Une œuvre saine et morale
Zola ne nous avait pas habitués à tant de délicatesse et de grâce. On le croyait plus enclin à chercher et plus apte à représenter les vilains côtés de notre espèce ; il a voulu prouver qu’il n’ignorait pas qu’il y avait autre chose ici-bas que de la sottise et des turpitudes, et que la même plume qui avait si magistralement décrit les soûleries de L’Assommoir et les ignominies de la blonde Nana saurait tout aussi bien retracer les épreuves, les luttes, la courageuse existence d’une humble et honnête fille. Il y a réussi pleinement, et Le Bonheur des Dames, où la vertu est récompensée et le vice puni, […] est non seulement une œuvre saine, morale, mais un récit des plus émouvants, des plus pathétiques.
Le Bonheur des Dames, comme la plupart des œuvres précédentes de M. Zola renferme de nombreuses et très amples descriptions. Il y en a de fort belles – celle, par exemple, de la grande exposition de blanc, au dernier chapitre ; – il y en a d’inutiles et de complètement disproportionnées au sujet. Flaubert, que M. Zola a déclaré un jour et à juste titre « le plus grand écrivain que la France possède en ce moment » était d’avis que « la sobriété c’est la perfection ». […]
Un roman n’est pas un traité d’algèbre, pas même de philosophie, quoi qu’en disent certains disciples de M. Zola ; il n’est pas obligé d’instruire, mais il est indispensable qu’il intéresse et plaise. Le Bonheur des Dames emplit certainement cette condition : il la remplirait mieux encore, si les longueurs et les superfétations en étaient retranchées.
Albert Cim, Le Radical, 14 mars 1883.
La vertu récompensée
Zola vient de faire paraître chez Charpentier : Au Bonheur des Dames, son dernier roman. Cette fois le maître naturaliste aura satisfait les plus exigeants, car dans son livre, dont le but principal est de décrire l’écrasement du petit commerce parisien d’autrefois, par les grands bazars d’aujourd’hui, la vertu se trouve récompensée. Il n’y a même pas de vice à punir !!!
Philippe Gille, Le Figaro, 14 mars 1883.
Toujours vulgaire
Ne trouvez-vous pas que l’apparition en volume du Bonheur des Dames n’a pas causé l’émotion ordinairement inséparable d’un nouveau livre de M. Zola ? […]
Le roman est-il inférieur à ses aînés ? non pas, mais il vous conduit ou plus exactement vous emprisonne en plein monde de la vente, et ce n’est pas folichon d’écouter quelques heures durant les bavardages des calicots. […]
Constatons que M. Zola emprunte maintenant aux romantiques leur procédé ordinaire, l’antithèse. Voilà un homme beau, riche, puissant, adoré qui va s’amouracher de la plus insignifiante des fillettes, alors qu’il n’a qu’à étendre la main pour cueillir la plus désirable des femmes. C’est le ver luisant amoureux d’une étoile, ordre des facteurs intervertis.
D’autre part, l’auteur de Nana renonce cette fois à son dédain systématique de l’idéal pour entourer Denise d’un charme, d’une poésie tout immatériels ; pour en faire une héroïne à la vieille et bonne manière de M. Feuillet .
Peu ou pas de tableaux trop crus : la figure de Denise plane au dessus de l’œuvre comme, une vision purifiante, une sorte d’ange gardien des bonnes mœurs.
Vous allez croire alors que M. Zola a abjuré et que le chef de l’école naturaliste s’est confessé aux genoux du R. P. Cherbuliez.
Pas du tout. Supprimez l’idylle que je vous ai contée, elle ne tient du reste qu’une place restreinte dans le livre, et vous retombez dans tout ce que le réalisme a de plus vulgaire. Le reste du roman est un guide très complet à l’usage du parfait employé du Louvre. Le fonctionnement du magasin, la division du travail, la distinction des rayons, l’entrée, la sortie, le débit des marchandises, tout y est développé, expliqué, class é avec une précision, une minutie de détails stupéfiantes. Les bavardages, les potins de comptoir y sont rapportés, et les plaisirs et les corvées des calicots. […]
Les personnages principaux du Bonheur des Dames ne sont pas assez profondément fouillés et s’ils restent – comme sont restés ceux que M. Zola a créés dans ses autres livres – ce sera à l’état d’ébauches esquissées au premier plan de merveilleuses peintures décoratives.
Louis Lapie, La Presse, 15 mars 1883.
Terrible à lire
Zola expose avec clarté, car c’est un remarquable évocateur du monde visible ; il est enragé de couleur et la force jusqu’à la faire crier. Pour ce qui est d’être précis, on sait qu’il est d’une précision implacable ; il possède une ardeur à tout décrire, une disposition à ne s’ennuyer d’aucune besogne ; une solidité de cœur dans la dissection des vulgarités les plus indifférentes ou les plus grossières, une aptitude à respirer librement dans l’air nauséabond des ragots et des commérages qui font contraster perpétuellement dans ses œuvres l’éclat violent de la peinture et l’insignifiance des choses; peintes. Il est d’une imagination prodigieuse dans ce que les peintres appellent les natures mortes ; les images lui viennent en foule pour décrire. […] Enfin, l’animation ne lui manque point ; c’est en effet le contraire d’un homme froid ; il est toujours secoué d’un emportement intérieur qui éclate en coups brusques, en expressions sensuelles. La matière, sous sa plume, s’émeut échauffée de cette flamme qui le remue. […]
Quel est le résultat ? Trois cents pages de description en font une de ces œuvres qu’on peut mettre dans sa poche quand on craint d’être enlevé par le vent ; il est terrible à lire.
Le genre didactique n’a pas porté bonheur aux poètes; je ne crois pas qu’il réussisse davantage aux romanciers. Ce monstre à deux têtes n’est pas viable. Si dans la déroute de l’ancienne rhétorique il est un principe qui doive survivre, c’est celui qui veut qu’un sujet soit traité dans la forme qui lui convient le mieux. Or, il est évident qu’une monographie ordinaire, prenant tout bonnement chapitre par chapitre chaque point à exposer, conviendrait mieux à la description d’un magasin que la forme romanesque. Il s’ensuit qu’un tel sujet ne relève pas du roman. […]
Tel quel, Au Bonheur des Dames paraît marquer une étape curieuse dans la carrière du bruyant romancier. Darwin, cherchant les origines de la morale, raconte, d’après un voyageur africain, l’histoire d’un singe dont la troupe était poursuivie par un lion et qui, au passage d’une rivière, voyant deux petits attardés sur le bord, retourna en arrière et retraversa le courant pour protéger leur retraite. Pendant longtemps on n’aurait pas trouvé dans l’œuvre de M. Zola un homme capable du dévouement de cette bête. Aussi les malades, les imbéciles et les coquins qui composaient son personnel ordinaire ont-ils dû accueillir avec étonnement, comme des visages inconnus parmi eux, quelques-uns des héros de ce dernier roman. Le pessimiste farouche qui ne parlait que de fouiller les plaies humaines et de disséquer le cadavre humain vient de découvrir que la bonhomie est de ce monde et que l’égoïsme et les appétits ne sont pas le principe de toutes les actions. Denise est une jeune fille toute simplette, que son honnêteté native n’empêche pas d’être intelligente, l’oncle Baudu est un brave homme, et le marchand de parapluies Bourras est un sympathique grotesque qui semble sortir d’un conte de Daudet.
Est-ce le succès qui adoucit le naturalisme ? Il a enfin quitté son ton habituel de portière hargneuse racontant les histoires de ses locataires.
Pour s’être un peu accru du côté de l’agréable, le champ des observations de M. Zola reste toujours singulièrement restreint. Ses personnages, quel que soit le rang social où il les prenne, ne parviennent pas, pour ce qui est du développement de l’intelligence, du raffinement et de la profondeur des passions, à se dégager des catégories inférieures de l’humanité.
Paul Bourde. Le Temps, 25 mars 1883.
Une création au charme inattendu
Zola a très bien rendu la tristesse morne, la vie monotone et désolée des petits magasins de l’ancien commerce, avec leur obscurité de cave, leurs plafonds écrasés, leurs murs suintant l’humidité et l’abandon, et il leur a opposé l’éclat triomphal, les ruissellements de lumière, le débordement de vie des grands magasins de nouveautés. Le tableau est parfait, et le personnage de Bourras, le dernier représentant, implacable et désespéré du petit commerce, nous rappelle les héros d’Erckmann-Chatrian, les forgerons qui se plantent mollement la fourche à la main sur le passage de la locomotive qu’ils abhorrent et qui, raidis dans un efforts surhumain, reçoivent sans pâlir le choc de la locomotive qui va les broyer.
Mais la création qui fait le charme inattendu du Bonheur des Dames, c’est Denise. Cette petite fille simple, énergique et placidement résolue, dont la douceur chaste et la froide persévérance triomphent de la volonté du dompteur irrésistible, du millionnaire qui n’a pas trouvé de cruelles, est exquise. Elle est plus dans la réalité que la Miette de La Fortune des Rougon ou l’Albine de La Faute de l’abbé Mouret, et le charme qu’elle dégage est aussi profond. Denise restera dans l’œuvre de M. Zola comme une des créations maîtresses du romancier naturaliste.
Léon Millot, La Justice, 4 avril 1883.
Au Bonheur des Dames dans Le Grand Dictionnaire universel de Pierre Larousse
Denise Baudu, jeune fille de vingt ans, vient à Paris avec ses deux jeunes frères pour chercher de l’ouvrage et arriver à les nourrir. Elle va d’abord chez son oncle Baudu, qui tient rue de la Michodière, à l’enseigne du Vieil Elbeuf, un magasin de draps et de flanelles. Les affaires de ce pauvre homme ne marchent pas très bien : il a pour voisin, pour rival, pour ennemi, Octave Mouret, un garçon tombé du Midi à Paris, avec l’audace aimable d’un aventurier, qu’un précédent roman de M. Zola, Pot-Bouille nous a déjà fait connaître, et qui, grâce à son mariage avec Mme veuve Hédouin, est devenu le propriétaire du grand magasin Au bonheur des Dames. Sa femme morte, il a acheté les maisons qui entourent son magasin, et celui-ci grandit, grandit sans cesse, au point qu’il menace de dévorer tous les autres du voisinage.
L’oncle Baudu ayant diminué son personnel, et ne pouvant plus garder chez lui que trois personnes, c’est au Bonheur des Dames que Denise vient se proposer comme vendeuse. Par un heureux hasard, au moment où sa personne chétive et sa figure triste vont faire rejeter sa demande, passe Octave Mouret, qui devine chez cette jeune fille un charme caché, une force de grâce et de tendresse ignorée d’elle-même. La jeune fille ayant plu au patron, son entrée dans la maison ne souffre pas de retard. La voilà admise, mais elle doit subir la sourde persécution de ses camarades, des mots blessants, des inventions cruelles, une mise à l’écart qui la frappe au cœur.
Un jour, elle reçoit la visite d’un de ses frères, qui, ayant besoin d’argent, vient lui en demander ; pour l’attendrir, il embrasse ses mains qu’il mouille de larmes : un inspecteur, que naguère la jeune fille a repoussé, surprend cette scène, l’interprète à sa façon, et comme le règlement est formel, Denise est jetée sur le pavé. Elle connaît alors la misère noire ; pas de viande, pas de pain, ni pour elle ni pour ses frères ; c’est une de ces débâcles sombres qui jettent les jeunes filles au ruisseau ou à la Seine.
Heureusement le propriétaire de sa chambre, le vieux Bourras, marchand de parapluies, à qui le Bonheur des Dames a porté un coup terrible en créant un rayon de parapluies et d’ombrelles, consent à la prendre comme ouvrière, bien que, pour diminuer ses frais, il fasse lui-même les nettoyages, les reprises, la couture, etc. Denise a du pain tous les jours ; mais son plus vif désir est de trouver du travail ailleurs que chez ce pauvre Bourras, qui l’emploie par charité pure et invente pour elle de petites besognes.
Elle finit par entrer comme vendeuse chez les Robineau, qui luttent aussi contre le Bonheur des Dames pour la spécialité des soies ; mais le grand magasin est le plus fort et écrase définitivement tout le voisinage ; Baudu voit mourir de désespoir sa fille d’abord, puis sa femme ; Robineau, qu’un huissier va jeter hors de chez lui, se précipite sous les roues d’un omnibus ; Bourras enfin, dont la boutique est enclavée dans la façade de l’immense bazar de Mouret, et qui ne veut à aucun prix céder son pauvre magasin, Bourras est expulsé, ses marchandises sont vendues, ses chambres déménagées, tandis que lui s’obstine dans le coin ou il couche, jusqu’au jour où les démolisseurs attaquent la toiture sur sa tête.
Quant à Denise, elle est revenue triomphante au Bonheur des dames. Un jour, Mouret l’a rencontrée aux Tuileries, où elle se promenait avec son jeune frère. À sa vue, il est repris par ce sentiment confus, éprouvé déjà quand il l’aperçut pour la première fois : il la prie de rentrer dans ses magasins, puis lui offre une existence de plaisirs et de luxe, si elle veut consentir à être sa maîtresse. Elle, sans ruse, sans coquetterie, sans calcul, tout honnêtement, refuse. Cela ne l’empêche pas de devenir seconde, puis première ; son influence sur Mouret ne cesse de grandir, car elle est le bon génie de la maison. Elle se rappelle ses souffrances du début et cherche à rendre moins précaire le sort des commis ; sur ses conseils, on remplace les renvois en masse par une série de congés accordés pendant les mortes-saisons ; on crée une caisse de secours mutuels, qui met les employés à l’abri des chômages forcés ; on installe des salles de jeu, on organise des cours de langues étrangères, de grammaire, de géographie, etc. : le Bonheur des dames se suffit à lui-même pour les plaisirs comme pour les besoins.
Enfin, le jour du triomphe définitif du grand magasin, le jour où l’on constate que la recette quotidienne, apportée chaque soir devant Mouret, a dépassé le million entrevu par lui dans ses rêves ambitieux, ce jour-là, Mouret offre sa main à la pauvre petite vendeuse de l’année précédente, tandis qu’à ses oreilles retentit la clameur de ses trois mille employés remuant à pleines mains sa royale fortune.
Telle est l’histoire, d’une simplicité voulue sans doute, qui suffit aux cinq cent vingt et une pages du livre de M. Zola. Le sujet, on le voit, pourrait tenir en deux lignes : Octave Mouret s’éprend d’une de ses vendeuses, celle-ci résiste, et le richissime négociant finit par l’épouser. Il est évident que la partie romanesque n’est ici que l’accessoire. Ce que M. Zola a voulu faire, c’est l’histoire des grands magasins ; il a décrit la transformation du commerce parisien, qui rapproche et entasse dans un établissement unique les négoces éparpillés jusque-là en cent boutiques différentes. Ce roman est un vrai poème, dont les quatorze chapitres sont quatorze chants.
Songe-t-on jamais, en passant devant un de ces immenses bazars contemporains, au sort qui attend le petit commerce de jadis ? C’est là l’idée initiale de M. Zola : Il a pris un magasin typique, au début de sa prospérité, il nous l’a montré grossissant toujours, s’engraissant de la ruine de tout un quartier et dévorant enfin le vieux négoce, malgré les efforts désespérés de celui-ci pour lutter contre le monstre triomphant ; car c’est bien un être réel et animé que cette collectivité énorme, qui attire tout à elle comme une immense pieuvre d’or, de velours et de soie. Avec quel soin M. Zola note tous les agrandissements du Bonheur des dames, dont il fait l’inventaire de la cave au grenier, et qu’il nous montre sous toutes ses faces à chaque heure de la journée ! Cette minutieuse description est entrecoupée d’épisodes curieux qui montrent la race des petits boutiquiers et leur désolation quand ils se reconnaissent impuissants à lutter. Puis, quand on lit les pages où Denise devient le bon génie de cette maison, on se rappelle le conte de Noël où le romancier anglais nous montre un patron, après un rêve où il s’est vu petit employé, étreint par la frayeur d’être jeté brutalement à la porte, revenant à des sentiments meilleurs et cherchant à améliorer le sort de ceux qui dépendent de lui.
Le héros du roman, de l’épopée, c’est évidemment le Bonheur des Dames lui-même ; mais à côté de lui que de personnages d’une vie intense ! D’abord Mouret, le patron, un méridional souple, avisé, aimable, habile et séduisant, ayant le mépris de la femme, qui ne doit être qu’un instrument de plaisir ou de fortune ; trait de race qu’Alphonse Daudet avait déjà signalé dans Numa Roumestan. C’est un féminin ; son idée générale, c’est la conquête de la femme : avoir les femmes pour soi, c’est être tout-puissant. « Est-ce que Paris n’est point aux femmes ? » s’écrie-t-il ; et comme au milieu de ce luxe, de cette agitation, de cette conquête de Paris, la vie lui parait bonne, même quand les femmes le torturent. Denise est une petite fille toute simplette, que son honnêteté native n’empêche pas d’être intelligente, opposant à la passion toujours croissante de Mouret une résistance calme, par un instinct du bonheur, non pas pour obéir à l’idée de la vertu, mais pour satisfaire son besoin d’une vie tranquille. Le marchand de parapluies, Bourras, est un grotesque sympathique : on le croirait emprunté à un des contes charmants d’Alphonse Daudet.
Dans ce roman, des pages exquises contrastent avec les descriptions trop minutieuses et trop fréquentes de l’immense bazar. Car M. Zola excelle et se complaît dans ces évocations du monde visible. « Je ne suis qu’un œil », disait Courbet ; le mot pourrait s’appliquer à M. Zola. Il adore ce que les peintres appellent des natures mortes ; son imagination se délecte à décrire les surahs plus légers que les duvets envolés des arbres, les pékins satinés et la peau souple de vierge chinoise, le rayon de la toile et du calicot, où la chanson du blanc s’envole dans la blancheur enflammée d’une aurore.
Malgré ses défauts, Au Bonheur des dames semble marquer une étape nouvelle dans la carrière de M. Zola ; on n’y retrouve plus les malades, les imbéciles et les coquins qui composaient le personnel ordinaire de ses précédents ouvrages ; aussi sommes-nous d’accord avec un critique pour dire au grand maître du naturalisme : les demoiselles de magasin qui liront peut-être votre livre dans la mansarde, à la lueur d’un bout de bougie, y trouveront plus de consolation que dans Nana, et les lecteurs de tous les mondes y trouveront plus de plaisir qu’à Pot-Bouille.
Pierre Larousse, Grand Dictionnaire universel, deuxième supplément, 1890