« Il y a trente-six rayons, donc trente-six chefs de rayon ou de comptoir (pour les marchandises). Les chefs traitent directement et souverainement toutes les affaires d’achat. Ils font des voyages, achètent, etc. Comme appointements, ils ont un minimum assuré, dix, douze ou quinze mille francs, sur lequel ils peuvent toucher cinq ou six cents francs par mois. Le reste est touché après l’inventaire et se calcule d’après un tant pour cent sur l’augmentation du chiffre des affaires pendant l’année. C’est là qu’intervient le minimum, mais il est, il doit toujours être dépassé. Comme les chefs ne touchent que sur l’augmentation, ils pourraient être tentés de marquer les marchandises très bas, pour faire plus d’affaires ; et c’est là que les administrateurs interviennent pour surveiller la marque, et estimer le prix auquel il convient de vendre.
Le commerce de ces grands magasins est basé sur le renouvellement rapide du capital. Ainsi, si l’on a un million de capital, il s’agit de le faire revenir trois et quatre fois en marchandises pendant une année, c’est-à-dire d’établir un roulement de marchandises assez grand pour que le capital, représenté par elles, passe trois et quatre fois dans le magasin. Donc il faut vendre beaucoup, et pour cela vendre bon marché ; en outre, il faut attirer le client par la présence de toutes les marchandises imaginables (utiles à la femme) dans un seul lieu. De là l’idée de ces bazars pour la femme, où elle trouve tout ce qu’il lui faut, jusqu’à du superflu (et même quelques bibelots pour les hommes, qu’elle peut acheter, cannes, articles Paris). On a joint l’enfant naturellement. Mon Octave se creusera la tête pour toujours contenter la femme, pour lui donner tout ce qu’elle peut désirer, pour l’envelopper d’une caresse (cabinet de toilette et autres, très luxueux ; gâteaux et rafraîchissements ; correspondances ; salle de lectures ; galeries de peinture ; salons ; flatterie dans l’enfant). Octave recommandera la galanterie, la caresse comme première règle.
Je reprends les moyens pour activer la vente. Comme tout le système consiste à vendre beaucoup, on a poussé à intéresser les employés à la vente. De là le tant pour cent des chefs de rayon, sur l’augmentation du chiffre des affaires ; et la guelte ou le tant pour cent sur les marchandises vendues par les simples commis. Les commis sont intéressés sur la vente individuelle quotidienne. La guelte. Autrefois cette guelte n’avait lieu que sur les marchandises défraîchies : marchandises gueltées. Or on s’aperçut que ces marchandises s’enlevaient rapidement, parce que l’employé était intéressé à les vendre. C’est de cette observation qu’est née la guelte générale. Les commis ont désormais tout intérêt à vendre le plus possible.
L’idée moderne. Comment une marchandise achetée sort du magasin. Le commis a trois cahiers à souche, un par deux jours. II note sur une feuille la marchandise achetée, met le prix, et son nom, avec la lettre du rayon (la lettre du rayon imprimée). Il va à une caisse, appelle à haute voix au caissier la marchandise et le prix. Le caissier inscrit sur un livre, puis fait un contre-appel qui est suivi par le commis. Ensuite il perçoit, prend l’adresse s’il y a lieu. La marchandise est empaquetée derrière lui par un garçon de magasin en livrée, sur la table aux paquets. Enfin le caissier fait descendre le paquet au service des courses, avec des instructions particulières, s’il y a lieu. Le livre du commis s’appelle : livre des notes de débit, livre à souches, trois pour une semaine, parce qu’il y en a toujours deux à la caisse où l’on calcule la guelte. C’est d’après ce livre que la guelte de chacun est calculée. Devant le caissier, il y a une pique, où il plante chaque note de débit. Le soir, le caissier fait l’addition de la journée, met en paquet les notes, et remet le tout au bureau du contrôle. Ce bureau du contrôle, ou bureau de défalcation, compte une trentaine d’employés, qui refont les calculs (ils reçoivent même une petite indemnité sur les erreurs qu’ils découvrent). Toute la comptabilité de sortie est là, la comptabilité de l’avoir. Il n’y a pas de crédit, et par conséquent pas de contentieux. »
Documents préparatoires du Bonheur des Dames, NAF 10278, f° 8-13.
« Octave pourra d’abord avoir fait ranger méthodiquement les rayons, tous les rayons de tissus confectionnés d’un côté, tous les tissus de l’autre, tous les articles en dehors des tissus d’un autre. Puis il s’apercevra que cela localise trop la foule. Alors, il mettra un apparent désordre, par exemple il enlèvera les modes, les robes et costumes d’à côté des confections et manteaux, pour les mettre à un autre bout et à un autre étage. En un mot il disséminera les articles dont une femme peut avoir besoin successivement, ou simplement désire voir l’un après l’autre. Cet apparent désordre donne les résultats suivants : d’abord cela répartit la foule, en met partout à la fois ; ensuite cela produit un va-et-vient considérable qui anime et semble multiplier les clientes, lorsque les vendeurs sont obligés de mener les clientes d’un bout à l’autre du magasin, ce qui les fatigue, mais ce qui emplit le magasin de leurs promenades ; enfin cela force la cliente à traverser le magasin en tous sens, à tout voir, à passer devant des étalages qui la tentent.
C’est ainsi que le comptoir du Japon est central, on est obligé de passer là pour se rendre d’un point à un autre, et on est tenté. Naissance modeste de certains rayons. Le Japon : c’était un vendeur qui avait quelques boîtes sur une table. Aujourd’hui le Japon fait un million d’affaires. Le bronze et la barbotine, quatre cent mille francs ; et ils occupent des passages autrefois inemployés.
Les femmes vendeuses écrivent au crayon sur leur cahier des notes de débit. Les chics ont un petit porte-crayon tenu par une petite chaînette. Les autres ont un grand crayon taillé très fin, passé dans une boutonnière du corsage, comme enfoncé dans le sein, la pointe en l’air. Le cahier des notes de débit dans la poche du paletot. Les hommes ont leur crayon dans la poche du gilet, ou tenu par une chaînette. Les hommes ont aussi le plus souvent le crayon derrière l’oreille. Le numéro de la caisse, « Caisse 14 », est en lettres de cuivre sur une plaque de cristal tenue au-dessus de la caisse par deux tiges de cuivre. Sur la table aux paquets, la ficelle dans une boîte. Le caissier a sa monnaie dans un tiroir à sa gauche ou à sa droite. De grands stores intérieurs pour les rayons de soleil qui tombent en poudre d’or. Les garçons de magasin ont une livrée. Habit bleu, gilet rayé noir et rouge. Ils portent chacun un numéro sur une plaque de cuivre, sur le sein gauche. Leurs boutons, très larges, en cuivre, portent le nom du magasin. »
Documents préparatoires du Bonheur des Dames, NAF 10278, f° 59-63.
« Rue de la Sourdière, je prendrai le numéro 3, pour y installer les Baudu. Un boulanger occupe le rez-de-chaussée. Boutique très basse de plafond, avec entresol encore plus bas, écrasé. Vitrine écrasée, à petits carreaux, sous le luxe que le boulanger y a mis. Il existe un second entresol, un second rang de petites fenêtres écrasées, que je supprimerai sans doute. Au-dessus, trois étages avec fenêtres plus grandes, mais toujours carrées, garnies de rampes intérieures en fer forgé. La façade est complètement plate et nue ; un simple cordon saillant, un bandeau étroit de plâtre marque les étages, sépare les planchers. Il y a quatre fenêtres de façade, j’en mettrai trois seulement.
Allée noire, cour intérieure humide et obscure ; le pavé, le trottoir semble entrer dans la maison, quand il fait gras. Une maison étroite et haute. Des chambres hautes, on voit les toits, avec des terrasses pleines de feuillages. Ce côté de la rue de la Michodière compte cinq grandes maisons, des hôtels avec de larges cours intérieures. Les rez-de-chaussée ont été divisés en petites boutiques. Dans l’hôtel voisin de la maison des Baudu, l’entresol a des fenêtres en demi-lune. Sur la rue de la Michodière, dans mon pâté de maisons, deux immenses hôtels seulement, sans compter les maisons d’angle. Grande porte cochère. Très beaux premiers étages avec des plafonds de cinq mètres. Mais toujours des rez-de-chaussée et des entresols écrasés. Au second, au troisième, les étages bas recommencent.
Les rez-de-chaussée sont divisés en toutes petites boutiques. Le grand hôtel, celui qui est à côté de la première maison d’angle, compte six boutiques. Il me faudra donc imaginer pour la maison de Barrois une étroite maison de deux fenêtres de façade : cinq mètres, pris entre deux grands hôtels. Boutique, allée noire, escalier noir en bas s’éclairant d’une lueur louche, lorsqu’on arrive au premier : jour pris sur la cour. Chambre devant cinq mètres sur cinq mètres, assez grande, derrière chambre diminuée par l’escalier étroit qui prend un mètre cinquante pour l’aller et le retour. Donc trois mètres cinquante pour la chambre sur quatre de profondeur. Deux chambres par étage, ce qui fait quatre chambres. En bas, la boutique a cinq mètres sur cinq. Puis l’arrière-boutique, trois mètres sur quatre. Et une cour comme un puits. La façade vieille et délabrée, du plâtre rouillé. Au premier état, la boutique sera dépeinte, lugubre. Plus tard, Barrois, quand il voudra lutter, fera peindre les boiseries en couleur tendre, et badigeonnera la façade.
Le grand magasin tuera les commerces des rues Neuve-Saint-Augustin, Sainte-Anne, Choiseul, Grammont, du passage Choiseul et tuera ceux des rues Richelieu, Neuve-des-Petits-Champs, enfin fera sentir son influence jusqu’aux rues Saint-Honoré, Montmartre, de la Paix et Boulevards. »
Documents préparatoires du Bonheur des Dames, NAF 10278, f° 325-328.