C’est donc une grande injustice que d’accuser M. Zola d’immoralité et de croire qu’il spécule sur les mauvais instincts du lecteur. Au milieu des basses priapées, parmi les visions de mauvais lieu ou de clinique, il reste grave. S’il accumule certains détails, soyez sûrs que c’est chez lui affaire de conscience. Comme il prétend peindre la réalité et qu’il est persuadé qu’elle est ignoble, il nous la montre telle, avec les scrupules d’une âme délicate à sa façon, qui ne veut pas nous tromper et qui nous fait bonne mesure. Parfois il s’oublie ; il brosse de vastes peintures d’où l’ignominie de la chair est absente ; mais tout à coup un remords le traverse, il se souvient que la bête est partout, et, pour ne pas manquer à son devoir, au moment qu’on s’y attendait le moins, il glisse un détail impudique et comme un mémento de l’universelle ordure. Ces sortes de repentirs sont surtout remarquables dans le développement des rôles de Denise et de Pauline (Au Bonheur des Dames et La Joie de vivre). Et, comme j’ai dit, une mélancolie affreuse se lève de toute cette physiologie remuée.

Si l’impression est triste, elle est puissante. Je fais bien mon compliment à ces esprits fins et délicats pour qui la mesure, la décence et la correction sont si bien le tout de l’écrivain que, même après La Conquête de Plassans, La Faute de l’abbé Mouret, L’Assommoir et La Joie de vivre, ils tiennent M. Zola en petite estime littéraire et le renvoient à l’école parce qu’il n’a pas fait de bonnes humanités et que peut-être il n’écrit pas toujours parfaitement bien. Je ne saurais me guinder à un jugement aussi distingué.

Qu’on refuse tout le reste à M. Zola, est-il possible de lui dénier la puissance créatrice, restreinte à ce qu’on voudra, mais prodigieuse dans le domaine où elle s’exerce ? J’ai beau m’en défendre, ces brutalités mêmes m’imposent, je ne sais comment, par leur nombre, et ces ordures par leur masse. Avec des efforts réguliers d’Hercule embourbé, M Zola met en monceaux les immondices des écuries d’Augias (on a même dit qu’il en apportait). On admire avec effroi combien il y en a et ce qu’il a fallu de travail pour en faire un si beau tas.

Une des vertus de M. Zola, c’est la vigueur infatigable et patiente. Il voit bien les choses concrètes, tout l’extérieur de la vie, et il a, pour rendre ce qu’il voit, une faculté spéciale : c’est de pouvoir retenir et accumuler une plus grande quantité de détails qu’aucun autre descripteur de la même école ; et cela froidement, tranquillement, sans lassitude ni dégoût et en donnant à toutes choses la même saillie nette et crue. En sorte que l’unité de chaque tableau n’est plus comme chez les classiques, dans la subordination des détails (toujours peu nombreux) à l’ensemble, mais, si je puis dire, dans leur interminable monochromie.

Oui, cet artiste a une merveilleuse puissance d’entassement dans le même sens. Je crois volontiers ce qu’on raconte de lui, qu’il écrit toujours du même train et fait chaque jour le même nombre de pages. Il construit un livre comme un maçon fait un mur, en mettant des moellons l’un sur l’autre, sans se presser, indéfiniment. Vraiment cela est beau dans son genre, et c’est peut-être une des formes de la longue patience dont parle Buffon et qui serait du génie. Ce don, joint aux autres, ne laisse pas de lui faire une robuste originalité.

Néanmoins beaucoup persistent à lui refuser ce qui, dit-on, conserve les œuvres : le style. Mais ici il faudrait d’abord distinguer entre ses ouvrages de critique ou de polémique et ses romans. Les livres où il avait à exprimer des idées abstraites ne sont pas toujours en effet, bien écrits, soit que l’embarras et l’équivoque de la pensée se soient communiqués au style, ou que M. Zola soit naturellement incapable de rendre des idées avec une entière exactitude. La forme de ses romans est beaucoup plus défendable. Mais là encore il faut distinguer. M. Zola n’a jamais été un écrivain impeccable ni très sûr de sa plume ; mais dans ses premiers romans (jusqu’à Nana, à ce qu’il me semble) il s’appliquait davantage ; son style était plus tourmenté et plus riche. Il y a, même à ne considérer que la forme, des pages vraiment très belles, d’un grand éclat et d’une suffisante pureté, dans La Fortune des Rougon et dans La Faute de l’abbé Mouret. Depuis Nana, en même temps que sous prétexte de vérité il oublie de plus en plus la décence, on peut dire que sous couleur de simplicité et en haine du romantisme (qui est à la fois son père et sa bête noire), il s’est mis à dédaigner un peu le style, à écrire beaucoup plus vite, largement et de haut, sans trop se soucier du détail de la phrase. Dans l’une et l’autre de ces deux manières, mais surtout dans la seconde, il n’est pas difficile de relever des fautes assez choquantes et particulièrement cruelles pour les personnes habituées au commerce des classiques, pour les gens de forte éducation universitaire, pour les vieux professeurs qui savent bien leur langue : des impropriétés, des disparates étranges, un mélange surprenant d’expressions recherchées, « poétiques », comme on disait autrefois, et de locutions basses ou triviales, certains tics de style, parfois des incorrections, et surtout une outrance continuelle ; jamais de nuances, point de finesse…

Eh ! oui, tout cela est vrai, et j’en suis très fâché. Mais d’abord cela n’est pas vrai partout, il s’en faut. Et puis comme, dans ces romans, tout est largement construit, fait pour être embrassé d’ensemble et de loin, il ne faut pas chicaner sur les phrases, mais prendre cela comme cela a été écrit, par grands morceaux et par blocs, et juger de ce que vaut ce style par l’effet total d’un tableau. On reconnaîtra qu’en somme tel amas de phrases qui ne sont point toutes irréprochables finit pourtant par nous donner une vision vaste et saisissante des objets, et que ce style grossissant, sans nuances et quelquefois sans précision, est éminemment propre, par ses exagérations monotones et ses insistances multipliées, à rendre avec grandeur les grands ensembles de choses concrètes.

Jules Lemaître, La Revue politique et littéraire, 14 mars 1885.

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