Non, Monsieur Zola, vous nous possédez trop encore pour que nous daignions nous égayer.

L’arrêt implacable de Darwin, vulgarisé par vous et vos disciples, a poussé en nous des racines difficiles à arracher et, avant de songer à nous gargariser avec le rire, il nous faudrait acquérir cette conviction : L’homme a mieux à faire que de dévorer son voisin pour s’assurer l’existence.

Il faudra que ceux qui souffrent et ont qualité pour peindre la souffrance arrivent à instaurer sur les décombres que vous fîtes un système étayé par la mutuelle assistance et la bonté humaine à laquelle nous croyons malgré tout.

Cette instauration sera lente, bien lente et cela à cause d’eux : les poètes impassibles, qui le cœur bardé de fer et casqués de mépris, promenaient dans les jeunes crânes leur hautaine et tintinnabulante éloquence. Et à cause de vous, Monsieur Zola, de vous surtout qui avez étalé sur vos tables de dissection l’humanité tout entière, et, froidement, en chirurgien que rien n’émeut, promené votre scalpel dans les chairs pantelantes, enfoncé votre bistouri gourmand dans les abcès malsains d’où découlait un pus qui fit se détourner les regards du spectateur.

Vous avez inspiré le dégoût de cette charogne que nous sommes et votre labeur a peut-être plus fait pour la désespérance de ceux qui vous succèdent que tout le pessimisme de Schopenhauer.

Lutteur robuste et hardi que rien n’a rebuté dans sa pénible et enfin glorieuse carrière, vous pouviez mieux utiliser votre talent et nous vous aimerions comme un consolateur et un maître, si de votre œuvre emplie d’amertume jaillissait un sanglot de douleur vraie, un appel irrésistible à la compassion pour tous ceux que leur naissance destine au malheur.

Nous vous aimerions si vous aviez mis des pleurs dans cet Assommoir où les légiférants égoïstes et ignares ne verront jamais que l’alcoolisme et l’inéluctable déchéance du travailleur.

Vous qui pleurez, dit-on, en relisant votre admirable page sur l’enterrement d’un ami, de Flaubert, êtes-vous certain d’avoir fait pleurer ?

Pouvez-vous dire, en vous interrogeant le soir, dans votre palais de Médan : Oui, l’œuvre gigantesque que j’ai conçue et menée vaillamment jusqu’au bout servira la cause des infortunés.

Elle sera utile à tous les malheureux quels qu’ils soient. À ceux qui hurlent à la faim et à ceux qui clament vers l’amour. À tous ceux qui, ne croyant plus à l’au-delà détruit par les ricanements de Voltaire, espèrent en ce monde cueillir quelques-uns des fruits paradisiaques.

Peut-être le croyez-vous, mais vous n’avez pas fait partager cette croyance aux autres.

Étienne Decrept, L’Endhors [feuille anarchiste], 3 juillet 1892.

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