Dans La Curée, dans Une page d’amour, l’action qui est mise en scène se meut naturellement sur un fond auquel on essaie de la faire tenir. C’est même dans ces deux volumes-là, comme aussi dans La Faute de l’abbé Mouret, que M. Zola multiplie les descriptions, qu’il les reprend à vingt reprises, avec la préoccupation trop sensible d’en envelopper ses personnages, de les y plonger et replonger sans cesse, pour que les entours qu’il dépeint fassent corps avec eux, les pénètrent et justifient pleinement la théorie naturaliste pour laquelle chaque être vivant est adéquat à son milieu. Mais le résultat ne répond pas aux intentions. La Phèdre bourgeoise de La Curée n’est qu’une figure quelconque, qui pourrait être plaquée sur n’importe quel autre fond décoratif. Le couple amoureux, si émotionnant, de la Page d’amour, existe par lui-même et pour lui-même, d’après le vieux procédé qui fait agir les personnages par les seuls mobiles internes avec réaction directe de l’un sur l’autre, mais sans préoccupation des influences ambiantes ; les multiples aspects de Paris que M. Zola évoque et déroule derrière son groupe de la Page d’amour, sont des toiles de féerie qu’il plante successivement, mais qui sont à peine dans le cadre du sujet. L’Abbé Mouret, lui aussi, est indépendant du tableau dans lequel on le fait apparaître. Le Paradou que M. Zola brosse avec tant d’énergie, tout le long de son roman, n’est qu’un paysage adapté, presqu’un truc de théâtre, d’un ton faux, plutôt fait pour le gaz de la rampe que pour le plein jour du livre.
Dans ces parties-là de son œuvre, M. Zola, malgré sa théorie si vraie des milieux, reste, à mon sens, très peu fidèle à sa théorie. Il y fait du roman de caractère, à l’exemple de Balzac, avec des descriptions de second plan et une notion de mise en scène comme le fait Balzac, mais avec une bien moindre pénétration, et un clavier psychologique bien moins étendu, moins complexe et moins riche que celui du grand romancier.
Dans l’œuvre antérieure de M. Zola, on pourrait faire des observations de même nature à propos de La Fortune des Rougon, de La Conquête de Plassans, de Son Excellence Eugène Rougon, trio de livres spécialement apparentés entre eux par le nom familial et par la loi du sang. Si on voulait pousser un peu l’analyse, on reconnaîtrait qu’entre ces divers Rougon-Macquart les rapports d’hérédité, qui devraient expliquer les caractères, ne sont qu’une apparence très peu creusée et qui ne fera illusion qu’aux naïfs. Les indications physiologiques sur lesquelles M. Zola s’appuie pour rattacher les personnages principaux de ces diverses combinaisons à une sorte d’« Histoire naturelle » commune, sont d’une science entièrement de surface et de fantaisie. Par système préconçu, M. Zola s’est dit qu’il serait intéressant de suivre, dans les conditions très disparates de la vie moderne, les multiples produits d’une famille unique dont toutes les branches et les rejetons, même lointains, puiseraient leur sève et leur sang aux mêmes racines ; de telle façon que les impulsions internes pouvant être ainsi déterminées par la loi de famille et d’hérédité, et les influences externes s’exerçant par l’action du milieu ambiant, on arriverait à l’approximation la plus grande possible de la vérité naturelle et sociale.
Certes, cette théorie comprenait bien le programme de ce qu’un analyste du drame humain devrait pouvoir réaliser. Mais il y a loin du programme à la réalisation. Et de même que pour l’adaptation des personnages à leur milieu propre, nous n’en trouvons qu’une ébauche dans le groupe auquel appartiennent La Curée, La Faute de l’abbé Mouret et Une page d’amour, œuvres dans lesquelles, du reste, les rapports familiaux sont à peine soupçonnés ; de même pour le groupe proprement dit des Rougon, pour lequel l’étude sérieuse des milieux est cette fois tout à fait négligée, l’explication des caractères par la parenté n’est elle-même que de pure apparence.
Ces six volumes forment à peu près la première partie de l’œuvre de M. Zola. Ce sont les tâtonnements d’un homme du plus grand talent vers l’application de sa double théorie de l’hérédité et du milieu, mais sans réussir suffisamment ni d’un côté ni de l’autre.
À cette première période appartient également Le Ventre de Paris, tentative incomplète elle aussi, mais qui échoue par des raisons inverses. En effet, si pour les ouvrages mentionnés ci-dessus, l’action ne trempe pas suffisamment dans le milieu et ne s’en pénètre pas assez, pour Le Ventre de Paris, en revanche, la préoccupation du milieu tient toute la place, au point d’étouffer les personnages, qui n’apparaissent plus que comme des êtres informes, sans caractère ni personnalité, remuant vaguement dans la monstrueuse nature morte où ils sont engloutis, comme le petit Jonas dans le sein de sa baleine, et comme la minuscule souris dans le ventre de sa montagne avant qu’elle eut accouché !
L’époque des tâtonnements finit avec Nana. Là, la connexité entre les caractères et leur milieu commence à être établie avec une puissance supérieure, qui s’affirme ensuite de mieux en mieux dans Pot-Bouille, Au Bonheur des Dames, et dans La Joie de vivre, nouveau trio d’une égalité très sensible de procédés et de facture. M. Zola, ici, dans la conception des milieux, dans la liberté avec laquelle s’y développe l’action, montre une sûreté plus grande et une plus grande aisance. On l’y sent devenir maître de sa théorie et savoir y conformer enfin sa pensée toute entière. Que Pot-Bouille tienne dans une maison bourgeoise, ou que La Joie de vivre ait besoin de l’horizon étendu des mers, il n’importe. L’adaptation est complète : l’atmosphère fait un tout avec l’action, et l’action est pleinement adéquate aux caractères, eux-mêmes en rapport si intime avec leur milieu qu’ils ne s’expliquent que par lui.
Le développement est donc très régulier et très normal chez M. Zola, preuve certaine de la santé et de la vigueur de son esprit, et aujourd’hui, il est arrivé, pensons-nous, à sa maturité pleine, et peut-être à la plus haute puissance qu’il puisse lui être donné d’atteindre.
L’Assommoir, Germinal et La Terre forment ce sommet de l’évolution intellectuelle de M. Zola, où réellement une forme nouvelle et complète est devenue l’expression naturelle et pleine d’une conception plus haute du roman moderne. Je sais bien que L’Assommoir a paru déjà vers la fin de ce que j’ai appelé la première période, et avant même Une page d’Amour. Mais L’Assommoir a dû être là, pour M. Zola, comme une révélation inattendue et isolée de pensée définitive, puisqu’il n’a plus repris avec une égale force la pleine possession de lui-même avant Germinal. Peu importe, du reste, le plus ou le moins de régularité de ces poussées successives qui ont amené M. Zola au point où le voici parvenu. L’admiration reste entière devant la ténacité et la conviction ininterrompues par lesquelles il s’est élevé jusqu’à saisir enfin dans ses bras robustes l’idéal depuis le premier jour entrevu. Que L’Assommoir ait été écrit avant d’autres livres moins complets, par sa nature et sa manière, L’Assommoir appartient, avec Germinal et La Terre, à une même formation cérébrale, qui affirme le génie littéraire de M. Zola dans toute son ampleur. Ce sont, cette fois, des corps à corps directs entre la pensée de l’écrivain et la réalité brutale, et où la réalité, vaincue enfin, se livre tout entière. L’âpre amour de la vérité qui parfois a porté M. Zola si loin que l’on se demandait s’il resterait un public pour le suivre, s’est enfin assouvi.
Ces trois épopées de prose sont vraiment la création, ou plutôt la recréation, sur le plan même de la vie, de mondes complets, présentant tous les caractères de cet ensemble organique que l’artiste entrevoyait comme étant pour lui la forme suprême de l’art. Non, certes, que tout soit à louer dans ces trois livres, et que ce soient là de ces chefs-d’œuvre purs devant lesquels il n’y a qu’à se taire et à admirer. L’outrance y est presque partout. La volonté de dire et de décrire ce que d’autres osent à peine indiquer, a aussi ses entraînements auxquels M. Zola ne sait pas résister, et qui le font glisser dans l’au-delà, aussi faux que l’en-deçà eût pu l’être. Souvent la crudité est prise pour du courage littéraire. La passion du vrai est poussée jusqu’à la violence de la satire, et M. Zola perd trop souvent le calme qui n’abandonne jamais les grands créateurs, et qui leur fait juger leur œuvre en même temps qu’ils la produisent, afin d’y maintenir l’équilibre et l’harmonie.
Malgré tout cela cependant, la trilogie reste debout, d’une monstrueuse beauté animale si l’on veut, avec une prédominance telle de la sensation brutale qu’on n’aperçoit d’abord dans cette conception tripartite que la bête humaine, que l’animal populaire, et non l’homme et le peuple. Mais la bête vit, elle agit, elle est un tout, elle a ses organes complets ; elle se meut dans un milieu adéquat à elle-même ; l’œuvre est un monde où courent de vrais souffles et qu’agitent de vrais frémissements de vie ; la vie elle-même palpite dans ces livres et nous pouvons l’admirer, nous y attacher, comme nous nous attachons à toute vie, qu’elle soit dans l’éléphant ou dans l’oiseau. Ce qui importe d’abord, c’est que ces livres aient des vertèbres, du sang, des nerfs, une pensée. Les livres qui ont cela existent, mieux que cela, sont immortels. Car les créations de la pensée ont ceci de supérieur aux formations de la nature, que du moment qu’elles vivent véritablement, elles ne peuvent plus mourir. Rien de plus simple et presque de plus banal que la construction interne de ces œuvres si fortes. L’histoire de Gervaise de L’Assommoir serait la première venue, s’il fallait l’isoler de son cadre. L’Étienne de Germinal n’est qu’un passant mêlé à toutes les péripéties du roman, et abandonnant derrière lui l’immense drame dont il a tenu les fils. Pour La Terre, M Zola a pris simplement Le Père Goriot ou Le Roi Lear qu’il a transportés dans un milieu paysan et adaptés aux moeurs et aux passions des campagne. Mais dans ces trois œuvres, tout est mouvement, toutes les parties se répondent l’une à l’autre, il y a enfantement multiple d’un ensemble d’êtres qui ont figure et voix, et qui forment partie intégrante d’un milieu complet, où ils nagent comme dans leur élément naturel. C’est comme un microcosme terrestre transporté dans le monde idéal de l’art, non seulement avec sa ligne et sa forme, mais avec l’atmosphère même dans laquelle il gravite. Quand on a lu ces livres, il n’en reste pas seulement l’intérêt qu’a pu éveiller un drame vrai et quelques caractères nettement tracés et d’un relief superbe, mais trois mondes ont apparu, trois faces de notre civilisation se sont déroulées, un horizon de notre siècle, et le plus profond, le plus caractéristique, celui qui embrasse et comprend les couches les plus nombreuses et les plus redoutables de nos populations, a été entrevu. Et, il faut bien le dire, de cette vision rapide, terrible, saisissante de nos classes dites inférieures, et sur lesquelles repose en si grande part notre état social tout entier, le sentiment que l’on garde est celui d’une tristesse sans bornes, d’une immense pitié, d’une inquiétude affreuse. Et le pis, c’est qu’il est impossible de se dire que le tableau de nos dessous sociaux, tel que le montre M. Zola, ne serait pas vrai, d’une vérité d’enfer entrevu, et pourtant réelle.
Encore une fois oui, il y a outrance, disproportion parfois, laideur voulue, mal exagéré, le rude instinct de la réalité s’accroît jusqu’à ne plus s’arrêter devant rien pour se satisfaire et violer toute pudeur et toute retenue. Mais le fond, les éléments premiers, les passions, les misères, les horreurs avec lesquels l’œuvre est construite sont-ils vrais, oui ou non ? Quelques ignominies pourraient être passées sous silence, dans La Terre, par exemple, mais les vices bas, la rapacité infâme, la férocité sans nom qui, comme un nœud de vipères, s’agitent et bavent au cœur de ces populations rurales, qui pourrait les nier ? Et si cela est vrai, qu’importent en outre quelques malpropretés physiques !
Mais nous n’avons pas ici à insister sur ce côté sombre de la réalité elle-même. Les livres de M. Zola la font apparaître aux yeux comme plus ramassée, plus concentrée, plus nerveuse que nous ne la voyons disséminée autour de nous ; et l’art devient ainsi une expression de la vie, supérieure, pour ainsi dire, à la vie elle-même. Et si parfois, et notamment dans la trilogie dont nous venons de parler, on peut reprocher à M. Zola d’en exagérer les matérialités et de leur accorder une place parfois trop prépondérante, des émotions plus hautes, des souffrances de nature plus élevée ne sont-elles pas elles aussi, dans la gamme de M. Zola, lorsque le sujet le veut.
L’Assommoir, Germinal et La Terre, c’est le triple calvaire du travailleur manuel, qui, le dos cinglé par les lanières, monte, courbé et fléchissant, vers le lieu d’ignominie, non résigné comme un dieu, mais révolté et l’œil farouche, et prêt à soulever sa croix pour en accabler ses bourreaux. Mais dans L’Œuvre, M. Zola n’a-t-il pas su dépeindre d’autres angoisses, plus hautes, presque divines, de cet autre et étrange ouvrier manuel, l’artiste, qui, à toutes les misères et les douleurs terrestres des autres, ajoute encore la souffrance titanique de l’idéal deviné, approché et non atteint ? Ceux de Germinal portent le faix, et succombent, mais l’ouvrier sublime de L’Œuvre porte la couronne d’épines et expire les bras cloués. Avec L’Œuvre, planant au dessus de la trilogie ouvrière, M. Zola a élevé au Travail moderne les gibets qui le signaleront à l’horreur et à la pitié des générations futures.
Victor Arnould, L’Art moderne (Bruxelles), 12 février 1888