Pour ceux qui ont suivi l’étude des Rougon-Macquart dans les dix-neuf volumes publiés par M. Zola, la marche ascendante de la pensée de l’écrivain est manifeste. Il ne faut pas juger La Débâcle comme un livre isolé ; il faut considérer La Débâcle comme une partie de l’édifice, bien près d’être achevé, et alors on se sent pénétré d’admiration pour celui qui a mené à bien cette tâche gigantesque ; on reste surpris quand on constate avec quelle méthode il a exécuté son plan, avec quelle sûreté de délicatesse il a distribué les différents points qui faisaient l’objet de son étude. Je me figure aisément cette évolution sociale des Rougon-Macquart à travers le second empire, comme un panorama de dimensions géantes, dont l’unité est cependant d’une harmonie parfaite. Si vous détachez quelques mètres de la toile circulaire, et si vous considérez l’épisode peint sur cette toile, ou mieux sur ce fragment de toile, vous voyez des personnages trop montés de ton, des perspectives qui offusquent votre œil, des agrandissements que la nature ne justifie pas ; mais ces défauts apparents ne sont tels que parce que votre analyse est erronée et incomplète ; remettez à sa place le morceau isolé et tout rentre dans l’ordre ; les personnages ont bien le relief qui sied à leur position et à leur éclairage ; les perspectives s’équilibrent, sans que votre œil ait aucun effort à faire, les agrandissements ne sont plus que l’expression même de la vérité et lorsque le cicérone qui, dans l’espoir d’une généreuse obole, vous a conduit devant chaque station de l’œuvre, en commençant par la première, vous arrivez à la fin, n’ayant pas tout embrassé d’un coup d’œil, mais ayant dans la mémoire le souvenir de la station d’épreuve assez présente pour sentir l’intérêt croissant qui se dégage de la composition et de sa mise en scène.
Dans les Rougon-Macquart, la sensation est la même. Depuis La Fortune des Rougon, jusqu’à La Débâcle, il n’y a pas un temps d’arrêt, il n’y a pas un recul. L’écrivain vous tient en haleine, sans vous fatiguer, sans monotonie, mettant tour à tour dans son récit des notes vigoureuses et des atténuations, des brutalités et des douceurs, de la gaieté et de l’angoisse, de la pitié profondément humaine et des coups de fouets ; une force prodigieuse d’observation, une implacable volonté d’être vrai, d’être vécu, d’être vivant ; un scrupule peut-être inconnu jusqu’alors, de documenter ce qui pourrait ne sembler que vraisemblable ; une abondance que nul effort ne lasse, une solidité de métier, que nulle faiblesse ne trahit, un souffle enfin, qui est plus que du talent, et que l’avenir fera procéder du génie.
Roger-Milès, Le Siècle, 2 juillet 1892