Au fur et à mesure que l’Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire – titre significatif sous lequel se ramasse le monde d’Émile Zola – se déroule, elle se rapproche – figurativement – d’une sphère, aujourd’hui presque parfaite, qui tournerait et évoluerait, ayant Paris comme axe. Cette sphère passe sous un zodiaque spécial dont les signes sont : dans Eugène Rougon, la politique ; dans Le Ventre de Paris, la gourmandise ; dans Nana, l’appétit charnel ; dans L’Assommoir, l’ivrognerie ; dans Le Bonheur des dames, le gain ; dans Germinal, l’anarchie ; dans La Terre, l’avarice ; dans La Bête humaine, le meurtre ; dans L’Argent, le jeu. Chaque livre affirme un vice. On songe à des péchés capitaux modernisés et complétés par quelque statisticien plus scrupuleux et mieux renseigné sur les spécialités et les fractionnements d’une même laideur humaine.
L’œuvre s’atteste énorme ; et vraiment de pauvre et mesquine appréciation sont-ils, les critiques qui s’attardent à signaler en cette série d’œuvres quelques tares de style – dans L’Argent je note « les mains louches » comme type de ces tares, – quelque monotonie dans le procédé et quelque ronronance dans ce style d’écrivain, qui peut-être compose et pense trop bourgeoisement, au coin de son feu. Toutes ces vétilles ne nuisent guère à la formidable rotation de l’œuvre, à sa force dynamique, à sa valeur et à son englobante étendue.
À lire Zola, on a la sensation d’écouter quelqu’un pour lequel le mal et le bien sont avant tout et au même titre attirants, parce que tous les deux prouvent la vie. Il s’agit bien de savoir si l’activité humaine est bonne ou mauvaise, si les protagonistes sont honnêtes ou non, si tel acte soulève le dégoût ou l’admiration. La vie haletante, fougueuse, débordante ne s’en soucie guère. Elle n’a qu’un but : se prouver, et dès qu’elle se prouve, on sent que l’écrivain la trouve grande et belle. Le beau et la vie lui semblent n’être qu’une et même chose. Dès qu’il parle de l’une, sa phrase s’enfle, gronde, passe en éclair ; on le sent parti, tête en avant, comme aveuglé par un flot de soudain emballement qui lui chauffe le style. Les comparaisons lui viennent rouges et frappantes, et presque toujours se rencontre, à point nommé sous sa plume, soit un détail caractéristique, soit une phrase nette et adéquate qu’il répétera plus loin pour fixer définitivement dans l’esprit du lecteur un type ou une situation ou une spéciale manière de voir les objets. Certes, bien moins que Balzac il analyse, il approfondit, il raisonne et éclaire – mais combien plus intensément que lui, il montre et taille et campe et définit en bloc son étude d’êtres et de choses. Ses livres ont tous une charpente très solide et très simple. Ils sont l’histoire bien plus de la société que des individus. Ceux-ci, bien souvent, n’apparaissent que comme traits d’union entre les groupes. Ils sont les minces fils de la trame – ce qu’anciennement on nommait intrigue – qui rattachent les différents morceaux de l’étude ensemble.
À ce point de vue, Zola affirme une évidente innovation en art. Il est le premier romancier nettement dramatique qui s’inquiète de masses, des castes, des fatalités et les fait se heurter non pas seulement par leurs protagonistes, mais par elles-mêmes. Les différents mondes : l’aristocratique, le financier, le commerçant, le bourgeois, l’ouvrier, le galant, l’ecclésiastique, le rural, le conservateur, le révolutionnaire, l’anarchiste se sont tour à tour étalés aux premiers plans de son œuvre. On a eu l’impression, non pas de s’intéresser à une étude de caractère : on a senti l’âme commune, à des numéros formant des totaux, s’épanouir. Au reste cette remarque a déjà été faite. Nous ne la réitérons que pour appuyer sur notre comparaison de sphères évoluantes sous tels signes, les masses étudiées formant pour ainsi dire les peuples dispersés sur les continents et les îles de cette mappemonde littéraire. Quand Zola étudie un vice, il ne décrit ses personnages qu’en tant que sujets à ce vice et comme orientés vers lui. Cette tendance à étudier le vice, avant le personnage lui-même, nous paraît évidente. Les seuls titres des livres le prouvent : L’Assommoir, Germinal, La Terre, Pot-Bouille, L’Argent. Seulement nous admettons qu’en les premiers ouvrages cette préoccupation n’existait pas. Là, c’était l’étude de l’individu qui primait l’étude du travers et aussi l’étude du groupe auquel l’individu appartenait. Et d’accord avec ce vouloir, les titres sont significatifs : La Faute de l’abbé Mouret, Son Excellence Eugène Rougon, Nana.
De ces diverses réflexions sur le talent de M. Zola, il résulte que, au fur et à mesure que cet écrivain s’est développé et élargi, il s’est attaché aux généralités, aux lois et nous oserions même dire : aux idées. Oui, aux idées, le cas particulier disparaissant de plus en plus du champ de son observation, au début si soucieuse de faits, l’individu faisant place au groupe de gens, la sculpture du détail se sacrifiant aux coups de marteau en plein bloc, l’étude ne se faisant plus par l’observation directe et menue, mais en des livres de science où sont établies des lois et des classifications ; peu à peu la manière de voir est devenue plus abstraite, plus au delà de la preuve immédiate de la prise sur le vif, et lentement à la réalité s’est substituée l’idée de cette réalité même et comme une conception a priori. Si bien que, dans L’Argent, c’est le vice bien plus que les hommes vicieux qui s’éclaire de leur lueur soudaine et la spéculation qui apparaît comme une sorte de divinité malfaisante au delà du vouloir des hommes, les maîtrisant, les conduisant, les perdant, et indépendante d’eux. Et même, ajoutons-nous, l’auteur se plaît à donner à cette force au-dessus des hommes, à ce vice qui existe d’une vie personnelle, toute une agitation mystérieuse d’hostilité et de quand même séduction.
Quelle autre explication donner en effet à cette préoccupation d’entourer de superstition et de présages les nombreux actes des protagonistes des livres ? Lorsque Saccard s’abouche avec Daigremont pour fonder « l’Union universelle », la voix de Mme Daigremont, qu’on entend dans la pièce voisine, exhale une plainte de tendresse, éperdue, d’une ampleur tragique qui semble prédire des catastrophes. Et, plus loin, quand Saccard s’en allant chez Kolle s’arrête, « une musique légère, cristalline, qui sortait du sol, pareille à la voix des fées légendaires, l’enveloppa ; et il reconnut la musique de l’or, la continuelle sonnerie de ce quartier du négoce et de la spéculation entendue déjà le matin… Il s’épanouit à la caresse de cette voix comme si elle lui confirmait le bon présage ». Résumer l’histoire – la chose a été faite – du nouveau livre de M. Zola nous paraît assez inutile. Au reste, il ne s’apprend point par un compte rendu. Nous avons essayé d’émettre quelques notes rapides sur le romancier et nous avons voulu montrer l’évolution qu’il a littérairement subie, depuis les presque vingt ans qu’il travaille à sa série des Rougon-Macquart. Il est allé du particulier au général, de la synthèse à l’idée ; quelques-uns diront au symbole. Mais, quant à ce dernier terme, il nous paraît discutable.
Émile Verhaeren, La Nation, 12 avril 1891.