L’heure est donc venue de se recueillir un moment pour considérer dans son ensemble cette série des Rougon-Macquart qui, durant vingt années, a soulevé par tout le monde tant de passions et d’ardentes polémiques, exercé une influence si profonde sur les esprits, sur l’évolution artistique, sur le mouvement social de toute une génération, qui enfin restera, à coup sûr, le monument littéraire le plus considérable et le plus imposant de la seconde moitié de ce siècle.
Ici, la tâche du critique est difficile.
Encore trop impressionné par de récentes discussions et luttes d’écoles, par les admirations et les haines qui se sont exaspérées autour de la personnalité d’Émile Zola, il ne peut prétendre porter sur ce grand écrivain un jugement absolument impartial et définitif. Essayons, tout au moins, d’être juste.
D’abord, on demeure saisi d’étonnement devant ces vingt gros volumes composant une œuvre unique, un tout arrêté dans un cadre précis, et l’on ne peut qu’éprouver un sentiment de profond respect pour le rude homme, le travailleur discipliné, l’incomparable bâtisseur qui, à travers notre époque hésitante et fatiguée, a su mener à fin une pareille entreprise avec une sorte de régularité automatique, dédaigneux des injures, opposant l’impassibilité à toutes les fureurs déchaînées contre lui.
C’est le plus prodigieux effort que nous ayons à constater dans notre littérature. Beaucoup de romanciers furent sans doute plus féconds qu’Émile Zola, mais leurs travaux sont, en quelque sorte, isolés ou n’ont entre eux qu’un lien apparent. Aucun d’eux ne nous a laissé une œuvre aussi solidement unie, aussi complète que cette Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le second Empire. Les uns, comme Alexandre Dumas père, puisèrent indifféremment leurs sujets dans toutes les époques, les varièrent au gré d’une imagination merveilleuse et fantasque, les autres, plus capricieux encore, abordèrent tous les genres. Nulle part, enfin, dans l’art pur, nous ne retrouvons au même degré ce puissant esprit de suite de Zola. Le grand Balzac lui-même ne découvrit qu’après coup le titre général qui groupe tous ses romans. Est-ce à dire, cependant, que ce trait d’union établi par l’hérédité, phénomène inexpliqué qui rattache les membres d’une famille, ne comporte pas en lui-même quelque chose de superficiel, de plus spécieux que réel ? Peut-être. Mais, à mon sens, ce n’est pas là ce qui constitue la véritable unité des Rougon-Macquart. Cette unité réside, ce me semble, surtout en ce fait que l’œuvre entière est l’histoire sociale d’une période bien limitée.
Passons à l’examen, de la série.
Être vrai, peindre fidèlement dans une vaste étude et en s’appuyant sur la méthode analytique de Taine, tous les milieux, toutes les classes et tous les travaux d’une société ; embrasser, pour ainsi dire, la vie entière avec ses ignominies et ses douleurs, comme aussi avec ses poésies et ses joies, enfin, faire une œuvre documentée, mais aussi variée que la réalité, que la nature elle-même, s’effacer cependant derrière les événements, et, comme conclusion, s’en tenir à la leçon sévère des faits impartialement exposés, voilà ce qu’a tenté Zola. Voyons jusqu’à quel point il a réussi.
On lui a reproché d’avoir travesti la vérité et calomnié la nature humaine, de nous avoir révélé l’ouvrier, le paysan, le monde entier sous un jour odieux, de s’être plu à créer des personnages poussés par les instincts les plus vils, de ne s’être appliqué qu’à décrire les côtés tristes et répugnants de toute chose, alors que le beau, le grand existent dans la réalité aussi bien que le laid et le malpropre, alors que l’âme humaine, si complexe, est faite de contrastes, d’un mélange de vices et de vertus, de poésie et de bassesse, de forces et de défaillances. Et, pendant longtemps, de toutes parts, l’on a crié à l’auteur des Rougon : « Vous vous complaisez dans l’ordure, vous inspirez le dégoût de la vie. » Tel est encore le sentiment de la plus grande partie de la bourgeoisie actuelle.
Heureusement, cette accusation est aussi légère qu’injuste. Zola, sans doute, est un pessimiste ; il paraît avoir une assez triste opinion de l’humanité, et peut-être la voit-il un peu plus mauvaise qu’elle n’est vraiment ; peut-être, aussi, y a-t il en lui une tendance à interpréter fâcheusement nos actes, à exagérer et à généraliser le mal, à tomber dans l’excès contraire du romantisme en faisant une part trop faible au bien, aux beaux côtés de la nature humaine, au rêve et à l’idéal, aux sentiments purs, désintéressés et nobles qui sont en nous.
Pourtant, cette part existe dans son œuvre. Chacun de ses romans nous découvre au moins un caractère bon et généreux, généralement effacé, il est vrai. En présence de Coupeau, le sublime ivrogne et malfaisant, nous trouvons Goujet, surnommé la Gueule-d’Or, l’ouvrier honnête et laborieux ; en présence de Nana, la prostituée exploiteuse d’hommes, il y a la femme vertueuse, l’épouse et même la maîtresse aimante et dévouée, la Christine de L’Œuvre.
Enfin, – car il serait trop long de poursuivre cette démonstration – aux passions méprisables et aux vilenies, Zola a toujours opposé les passions élevées et les actions louables. Mais les premières dominent dans son œuvre… Mon Dieu ! après tout, qui sait ? peut-être en est-il ainsi dans la réalité. D’ailleurs, les Rougon-Macquart ne sont pas, pour la plupart, naturellement mauvais ; ils sont surtout gâtés par le milieu où ils vivent : ils justifient le prétendu paradoxe de Rousseau.
Zola est-il un psychologue ? Ici, il faut s’entendre sur les mots. Si la psychologie consiste dans cette analyse subtile qui s’ingénie à saisir les nuances les plus délicates de nos sentiments, dans cette dérisoire historiole de l’âme dont on nous a rassasiés, évidemment Zola n’est pas psychologue. Les cas particuliers, morbides ou non, l’émeuvent peu ; il s’intéresse davantage aux masses, aux souffrances générales et bien autrement poignantes de l’humanité. C’est le psychologue des foules qu’il remue. Il n’analyse pas, il synthétise. Ses personnages ne sont nullement des êtres d’exception, ce sont des types généraux, incarnant les collectivités, les misères, l’état d’âme et d’esprit de toute une catégorie d’individus, de toute une classe sociale. Dans La Débâcle, pour prendre un exemple, Maurice personnifie le fils détraqué de la bourgeoisie, condamné à disparaître, à céder la place à Jean, l’homme de la terre, le fils du peuple sain et robuste sur qui doit compter l’avenir. C’est par là que l’œuvre de Zola, rude comme le souffle, comme l’odeur qui s’exhale des agglomérations populeuses, est une énorme épopée démocratique, d’une réelle portée sociale. Et tous les psychologues modernes auront beau faire, ils ne créeront pas des types comme Gervaise, Coupeau, Etienne, Jean Macquart et tant d’autres.
Vus dans leur ensemble, les Rougon-Macquart donnent l’impression d’un grand édifice solidement affermi à sa base par quatre gros piliers qui seraient L’Assommoir, Germinal, La Terre et La Débâcle. Ce sont là, je crois, les quatre plus puissants romans de la série, ceux qui soutiendront l’édifice, l’empêcheront de s’effondrer sous l’effort du temps. Tous les quatre sont des chefs-d’œuvre. Les autres contiennent de très grandes beautés, d’admirables descriptions. Seule, Nana paraît une œuvre à peu près manquée, et encore renferme-t-elle quatre ou cinq chapitres très estimables.
Peut-être pourrait-on dire aussi que les derniers de la série, et principalement La Bête humaine et L’Argent, sentent un peu le procédé, l’écrivain trop sûr de sa langue, de sa manière, s’abandonnant à une sorte de routine acquise, coulant toutes ses compositions et toutes ses phrases dans le même moule. […]
En résumé, l’œuvre m’apparaît très chaste, très saine, très humaine, d’une étonnante puissance, d’une formidable intensité de vie, d’un style magnifique et si large qu’il évoque parfois l’image d’un Bossuet romantique. Elle place, selon moi, Zola au-dessus de Flaubert et de Balzac.
Paul Brulat, Le Journal, 15 juin 1893