Après la chute de l’Empire, [Balzac] publia sa Comédie humaine, une suite de romans, traversés par les mêmes personnages et dont l’ensemble doit former un tableau de la société contemporaine. Les Rougon-Macquart ne tendent à rien de moins. Le premier de ces romans, La Fortune des Rougon, est précédé d’une préface qui expose le but de l’œuvre. « Je veux m’expliquer, y dit M. Zola, comment une famille se comporte dans une société en s’épanouissant pour donner naissance à dix, à vingt individus qui paraissent, au premier coup d’œil, profondément dissemblables, mais que l’analyse montre intimement liés les uns aux autres. » On savait, avant les Rougon-Macquart et leurs démonstrations analytiques, que la parenté est un lien intime. M. Zola ajoute : « L’hérédité a ses lois comme la pesanteur. » Qui en doute ? Mais les lois de la pesanteur ont été réduites en formules et celles de l’hérédité sont encore très mal connues
Les ascendants transmettent aux descendants le type de l’espèce ; c’est-à-dire que les pigeons font des pigeons, les saumons des saumons et les chiens des chiens. Ce n’est pas sans doute cette vérité que M. Zola a entrepris de démontrer. Les ascendants transmettent en outre aux descendants quelques particularités d’organisation et d’aptitude. Lamarck et Geoffroy Saint-Hilaire ont fait sur ce sujet d’importantes études, et depuis un observateur incomparable a édifié un vaste système sur la base de la variabilité des espèces. Mais la théorie de l’hérédité, mal dégagée encore de l’observation des phénomènes naturels, est d’un faible secours dans l’ordre plus complexe des phénomènes sociaux. […]
Zola veut prouver davantage. On croirait, à l’entendre, que tous les mystères de la conception lui sont révélés. C’est un travers commun à bien des romanciers de vouloir beaucoup prouver. Autrefois, ils démontraient des vérités morales, maintenant ils démontrent des vérités scientifiques. La mode a changé. Dans le fait, les meilleurs d’entre eux n’ont rien prouvé. Ils ont charmé le monde, et c’est assez.
Les Rougon-Macquart, histoire naturelle et sociale d’une famille sous le second empire, n’est pas à la vérité une œuvre faite pour charmer le monde ; mais cela est de force à causer quelque surprise et à obtenir l’attention. Il faut une énergie peu commune pour agiter tant de personnages dans des milieux divers.
Le premier tome, très compact et d’une lecture pénible, contient premièrement l’obscure et lente généalogie des Rougon et des Macquart depuis le premier empire ; deuxièmement une relation de l’avènement des Rougon aux honneurs, dans la sous-préfecture de Plassans, à l’issue du coup d’État du Deux Décembre, qu’ils ont servi par l’intrigue, le guet-apens et le meurtre ; troisièmement une longue idylle qui est l’histoire de Miette et de Silvère. Ils sont des enfants et s’aiment dans l’herbe d’un vieux cimetière.
Zola a pensé aux romans grecs. Comme il le laisse entendre, il a compté faire son Daphnis et Chloé. Toutes les parties de description, bien que trop lourdes, ont quelque chose de robuste qu’il faut estimer. Mais on ne trouverait pas dans cette pastorale la grâce achevée, la naïveté savante des Daphnis, des Théagène et des Héliodore de l’hellénisme finissant. Que M. Zola relise l’Eubéenne de Dion Chrysostome ; il y verra tout ce qu’une littérature en décadence peut encore retenir de goût, de mesure et de modestie. Il y apprendra à peindre avec innocence des amours innocents, C’est un art qu’il ignore. Il est indiscret avec les deux enfants Silvère et Miette, et il donne de leur chasteté une image qui n’est point chaste.
Le deuxième tome, La Curée, nous amène à Paris, à la suite d’un Rougon, plat coquin qui, comme agent voyer, a fait une fortune scandaleuse dans des affaires d’expropriation. « J’ai voulu donner la note de la chair, » dit l’auteur dans un avertissement. J’avoue que je ne sais pas ce que c’est précisément que la note de la chair. Il faudrait renoncer à ce jargon et parler français. Mais ce qui est certain, c’est que M. Zola a donné quelque chose qui ressemblerait au Satiricon, si toutefois Pétrone était un écrivain moins savant et moins expert en élégances. Plus de passions, des appétits béats, un inceste tranquille et un tourbillonnement de femmes dévêtues, voilà tout le livre. Mais ce livre, pour être juste, s’ouvre par une description du bois de Boulogne, animé de voitures et de toilettes, qui est vive comme une aquarelle d’Eugène Lamy.
Le troisième tome, Le Ventre de Paris n’est guère qu’une minutieuse monographie des halles. Jamais romancier n’avait eu de telles incontinences de statistique. On croit lire des notes assemblées par M. Maxime Du Camp en vue d’un chapitre de Paris, ses organes, ses fonctions. Quelques figures humaines apparaissent confusément sous des amas de légumes ou de poissons et derrières les gras étalages des rôtisseurs et des charcutiers.
Le quatrième tome nous ramène en Provence. Il est intitulé La Conquête de Plassans, et vaut incomparablement mieux que les précédents. Le héros est un prêtre ambitieux, comme Balzac en a montré un dans Le Curé de Tours et M. Ferdinand Fabre dans L’Abbé Tigrane. Le roman de Balzac est machiné avec une irrésistible puissance. Celui de M. Ferdinand Fabre est conduit avec une rectitude exemplaire; celui de M. Zola a un incomparable mérite d’observation, et tout y semble vrai jusqu’à l’évidence. Le conquérant de Plassans, l’abbé Faujas, chaste et fort, exempt de toute pitié, terrible dans sa carrure de fermier en soutane, est un caractère fortement conçu. La crise que Marthe Mouret subit, à quarante ans, sous l’influence de ce prêtre colossal, est bien suivie. Le bourgeois Mouret, pitoyablement faible sous un air de rude et moqueuse indépendance, Mme Faujas, paysanne aux bras noueux comme des sarments, éperdue d’amour et d’adoration pour son fils prêtre, comme une vierge mère d’un dieu, les Paloque M. et Mme de Condamin, tous les personnages épisodiques sont nettement figurés. Tout ce monde s’agite, convoite et médit : c’est le train d’une petite ville. Voilà un roman solide. Je n’y trouve à reprendre qu’un peu trop d’arrangement dans la mort de Marthe,
Le cinquième tome, La Faute de l’abbé Mouret, nous ouvre une petite cure de campagne et nous initie d’abord à la vie pieuse d’un prêtre de village. Puis nous tombons brusquement dans un parc, qui est le jardin de la rue Plumet monstrueusement agrandi. Ce parc est prodigieux : abandonné depuis vingt ans, les plantes les plus délicates, celles qui gèlent et qu’il faut mettre en serre, celles qui ne vivent qu’une année et ne fleurissent qu’une fois y prospèrent miraculeusement loin de tout jardinier.
C’est là que l’abbé Mouret, transformé en Silvain, commet sa faute, sous l’influence d’une sorte de faunesse enfantine, qui vit là, on ne sait ni pourquoi, ni comment. C’est un cauchemar que M. Zola nous a conté là.
Le sixième tome, Son Excellence Eugène Rougon nous conduit aux séances du Corps législatif, dans l’hôtel de la place Beauvau et dans les résidences impériales de Compiègne et de Saint-Cloud. Napoléon III y paraît en personnage épisodique tout comme Louis XIII, dans le drame de Marion de Lorme. L’action se résume en une lutte pour le portefeuille entre le comte de Marsy et Eugène Rougon, petit avocat de province devenu grand homme d’État à Paris. On a reconnu, sous ces deux noms, les deux plus intimes conseillers de l’empire. Il y a dans ce roman une princesse de table d’hôte, amazone et paperassière, qui fait et défait les Ministères, l’Italienne Clorinde : elle est bien vue. Eugène Rougon, le politique aux gros poings est traité avec assez d’énergie. L’auteur laisse percer, malgré lui, son admiration pour un homme aussi fort.
J’arrive enfin au septième tome, qui est L’Assommoir. C’est celui de tous qui a causé le plus de surprise. L’Assommoir est une distillerie de la Chapelle. Le zingueur Coupeau et la blanchisseuse Gervaise, sa femme, naturellement bons, laborieux, courageux et gais, vont boire de l’eau-de-vie à l’Assommoir, deviennent désordonnés, stupides, ignobles et meurent, Coupeau du delirium tremens, à l’hôpital, Gervaise de misère, dans une niche à chiens. Voilà le fond du roman. Les personnages, fort nombreux, y parlent le langage des faubourgs. Quand l’auteur, sans les faire parler, achève leur pensée ou décrit leur état d’esprit, il emploie lui-même leur langage. On l’en a blâmé. Je l’en loue. Vous ne pouvez traduire fidèlement les pensées ou les sensations d’un être que dans sa langue. Il est vrai que, pour les descriptions, M. Zola a dû recourir à son propre vocabulaire. L’idiome de la Chapelle est pauvre, paraît-il, en termes propres à décrire le coucher du soleil dans les nuées.
L’Assommoir n’est certes pas un livre aimable, mais c’est un livre puissant. La vie y est rendue d’une façon immédiate et directe ; l’illusion de la réalité ne saurait aller plus loin. C’est, avec La Conquête de Plassans, la seule œuvre vraiment forte qui soit encore sortie de la tête de M Zola. Le reste n’est qu’effort. Dans L’Assommoir je n’aime ni le croque-mort fantastique de la rue des Poissonniers, ni la petite Lalie, martyre séraphique d’un ivrogne démoniaque. Le prince de l’émotion, Dickens eût pu seul animer de telles figures, en même temps idéales et vulgaires, vagues comme des rêves, lucides comme des allégories et qui ne sortent vraiment vives que de l’imagination d’un chrétien fervent, hanté par le combat perpétuel du ciel et de l’enfer. Hors celles-là, toutes les figures de L’Assommoir vivent et sont, pour le lecteur parfaitement indistinctes de la réalité même.
Tel est Lantier, l’amant de Gervaise fainéant et sensuel, fin mangeur, beau parleur, chapelier inventant des chapeaux et n’en vendant pas, politique de cabaret, confondant par ses discours son ami, le sergent de ville sentimental et triste, dont il a pris la maison et la femme. Gouget, dit la Gueule d’or (à cause de sa barbe), l’ouvrier sobre et honnête, d’une force de colosse et d’une candeur d’enfant, le parfait forgeron ; Mme Gouget, sa mère, si probe, si digne, dans ses vêtements noirs, expiant, par une vie irréprochable et solitaire, une faute, une violence du mari dont elle est veuve depuis longtemps, cette mère et ce fils sont des figures d’une beauté, d’une noblesse relatives, et qui, vues dans leur milieu, produisent un grand effet. La cité ouvrière, la sombre ruche de la rue des Poissonniers, m’a laissé un profond souvenir. Je n’ai pas le livre sous les yeux, mais voici le tableau.
Gervaise monte. Elle voit au sommet de l’escalier un bec de gaz allumé si haut, si haut, qu’il est comme une étoile. Elle monte. À tous les paliers, elle entend des querelles de ménage et des cris d’enfants, des bruits de coups. Tous ces gens qui vivent en famille n’ont que de la peine et de la misère à se partager. Mais tout en haut, au-dessus de cette lumière, qui du bas semblait une étoile, passe à travers une porte de mansarde une chanson grêle et chevrotante, quelque chose de léger. C’est la chanson d’une vieille femme dont on ne sait plus l’âge et qui habille là-haut des poupées, seule, bien seule, délivrée de tout soin et de toute pensée, ne vivant presque plus, déjà hors de misère.
N’y a-t-il pas là quelque chose de touchant et de profond ? Je me hâte, et je rappelle seulement la lutte héroïque de deux forgerons se disputant à qui forgera le plus beau boulon devant une belle femme venue dans l’atelier et qui les regarde.
Nous avons rapidement considéré l’œuvre entière de M. Zola. Que faut-il en penser ? Parlons d’abord du style. Il est incorrect et brutal, chargé, dans les parties descriptives, de termes d’ateliers. Il n’a pas les recherches, les affectations, les curiosités de la phrase de MM. de Goncourt ; sans être simple, il est moins compliqué, va plus droit et frappe plus fort ; mais on n’y sent pas, comme dans le style de Flaubert, un écrivain de race. M. Zola recherche les mots grossiers. (je ne songe pas à L’Assommoir.) Il est affecté en cela et a son genre de gongorisme. Bien souvent, de deux mots, il choisit non le plus juste, mais le plus laid, Il semble très content quand il a dit que le jour se levait sale et crapuleux.
Quand il veut exprimer des idées abstraites, il manque de mots et se réfugie dans les images les plus inadmissibles. Il dit : « Toucher le néant du doigt » (Madeleine Férat), et il se figure « les bras du vide» (d°).
Il répète vingt fois, cent fois les mêmes termes. Le verbe suer, par exemple, revient constamment à son imagination de travailleur obstiné. « Les meubles de damas suaient l’or (Curée, p. 39). « Des euphorbes d’Abyssinie suaient le poison » (d°, p. 46). « La terre suait la mort » (Fortune des Rougon, p. 4). « Ces bourgeois suaient le crime (d°, p. 329). « Sa grosse face pâle suait le triomphe (d°, p. 374). Je m’arrête. Quand il est content d’une formule, il la répète. « Les noces puissantes de la terre », dit-il deux fois littéralement dans le même livre.
Il procède par accumulation et entasse les adjectifs, sans voir qu’ils s’étouffent les uns les autres. Il décrit quelque part une bande d’insurgés, chantant la Marseillaise. « La bande, dit-il, descend avec un élan superbe, irrésistible… rien de plus terriblement grandiose. La Marseillaise, chantée par eux avec une furie vengeresse, éclate formidable ». Voilà bien de l’enthousiasme pour un physiologiste, et un trop grand étalage de mots pour un bon écrivain. Il faut choisir et se borner.
Bien que nullement enclin à l’abstraction, M. Zola a d’instinct une philosophie. On découvre dans ses livres une foi qui les inspire et les fortifie. Cette foi c’est, selon la bonne formule qu’il en a donnée, « une tranquille croyance aux énergies de la vie ». Voilà la religion de M. Zola, elle donne un sentiment à ses tableaux de nature ; mais qu’il la professe tout entière, et qu’il découvre enfin les énergies de la vie intelligente ; qu’il connaisse les travaux de l’homme affectueux et pensant.
Il n’a guère peint jusqu’à présent que des gens odieux ou stupides. Il ne sait très bien peindre que les méchants et les brutes. Mais ceux-là, il les suit, s’attache à eux et ne les lâche que quand ils sont achevés. Il a, pour, mettre en lumière ses figures bestiales, un procédé dont il abuse, comme il abuse de tout, mais qui est excellent. Il les montre aveuglément soumises aux suggestions extérieures et déterminées par les seules influences de ce qui les entoure. Il anime les objets ; il donne à la lumière, aux arbres, aux fauteuils, aux lampes, aux papiers de tenture, des désirs, des pensées, des volontés ; il fait que tous ces objets pressent, poussent, contraignent la pauvre machine organique, qui devient de la sorte de plus en plus idiote ou nuisible sous leur action.
Il y a dans la Curée des rideaux roses qui sont vivants, émus, sensuels, charnels, qui palpitent, se pâment et sont la cause première et la raison suffisante des désordres qu’ils enveloppent. Le plus actif personnage de la Curée est, peu s’en faut, un tanghin de Madagascar qui sécrète ses poisons dans une serre chaude. Le lustre recouvert de mousseline chassieuse, les fauteuils boiteux et le papier déteint du salon des Rougon, à Plassans, conseillent l’intrigue à leurs propriétaires et leur suggèrent des plans criminels. Un parc abandonné, dans lequel les forces végétales se sont développées avec les magnifiques expansions de la liberté, domine une enfant qui y vit seule, Albine, et fait d’elle une sorte de dryade en qui l’amour est une floraison.
Je signalerai, comme très caractéristiques, deux morceaux dans lesquels le génie immodéré de M. Zola s’est exercé avec complaisance. Je veux parler de la Symphonie des fromages, dans le Ventre de Paris et de la Symphonie des fleurs, dans la Faute de l’abbé Mouret. Ces deux symphonies, fort dissemblables de thème, mais identiques par le développement, sont de la plus vaine, de la plus vide et de la plus détestable virtuosité. Rien n’est plus éloigné de la nature. Un réaliste devrait s’épargner de telles fautes : elles ne sont point dans son système.
Zola, grand travailleur, est si obstiné à la besogne qu’il répète deux, trois et quatre fois les mêmes scènes, revient dix fois sur les mêmes développements. Il redit les choses sans y rien ajouter, sans en rien retrancher, impitoyablement. Il ne compose pas. Ce n’est pas impuissance en lui ; c’est système. Il croit que le désordre est naturel. Il ne songe pas que toutes nos conceptions d’ordre nous viennent de la seule nature et que les idées de monde et d’arrangement sont identiques. Ses disciples viendront qui n’y songeront pas davantage.
C’est pourtant un bel art que de donner à une œuvre intellectuelle des proportions heureuses et sages comme celles d’un beau corps. Les grands écrivains de tous les âges n’y ont point manqué. Ne croyez pas qu’ils s’éloignaient pourtant de la nature. Pour la voir harmonieuse et belle, ils ne la trahissaient pas. Je ne veux point imposer aux modernes les formes du passé mais l’art a des lois qui dureront autant que l’homme, parce qu’elles sont conformes à la nature de l’homme.
Anatole France, Les Romanciers contemporains, M. Émile Zola. Le Temps, 27 juin 1877