Quand on prend dans son ensemble l’œuvre de M. Zola, et à mesure qu’on avance dans cette lecture, on sent qu’il s’en dégage une impression étrange : on est transporté dans un monde qui n’est certes pas celui de la fantaisie, ni celui de l’imagination, et qui pourtant n’est pas celui de la réalité. C’est pour expliquer cette impression qu’on a inventé de traiter
M. Zola de poète épique. On ne pouvait trouver d’appellation plus impropre. Car ce qui caractérise le poète épique, c’est sans doute qu’il grandit la réalité ; mais, en la grandissant, il conserve tout de même les proportions relatives des êtres et des choses. Grandir, amplifier, exagérer même, ce n’est pas déformer. Or on constate dans l’œuvre de M. Zola une continuelle déformation de la réalité.
J’indiquerai quelques-unes des raisons qui expliquent ce phénomène littéraire.
La première, c’est, chez M. Zola, la hantise de certaines idées, l’espèce d’obsession dont il est victime. On a souvent prétendu que si M. Zola prodigue dans ses livres les détails obscènes, c’est de sa part un calcul pour amorcer le lecteur et pousser à la vente. Ses ennemis le lui ont maintes fois reproché, et ses amis eux-mêmes ont constaté la part du scandale dans le succès. C’est M. Paul Alexis, le naïf biographe, qui écrit : « Tandis que le volume de début, les Contes à Ninon, très bien accueillis par la critique, ont mis dix ans à se vendre à mille exemplaires ; dès La Confession de Claude, le romancier est conspué et appelé « égoutier littéraire ». Pour Thérèse Raquin, il s’agit de « littérature putride ». C’est le succès qui commence. » Il est vrai d’autre part, qu’il y a, sous ce rapport, une sorte de progression dans les livres de M. Zola, que depuis L’Assommoir les peintures de mœurs ignobles y deviennent de plus en plus nombreuses et fournies, que les derniers en date, La Terre et La Bête humaine, en sont particulièrement riches, et que cette progression coïncide avec une diminution du talent. Mais, en somme, il n’y a rien là qui ne soit très naturel : il est de toute nécessité qu’à mesure que le talent diminue, les défauts aillent en s’exagérant, et qu’on tombe du côté où l’on penchait. Ce n’est l’effet d’aucune espèce de calcul.
Ce qui le prouve, c’est qu’à plusieurs reprises M. Zola s’est efforcé d’écrire des chapitres et même des livres entièrement chastes : ses idylles de jeunes gens en pleine nature, son roman Une Page d’amour, et ce Rêve spécialement écrit pour les jeunes filles. Or à peine serait-il exagéré de dire que jamais il ne s’est montré plus grossier que lorsqu’il s’est efforcé d’être délicat. Ce qui l’intéresse chez les jeunes filles, ce n’est guère que l’éveil physique de la puberté. Partout et toujours les images sensuelles le poursuivent. C’est à travers de telles images qu’il aperçoit habituellement la nature. La campagne endormie prend à ses yeux « un étrange vautrement de passion ». Ce qu’il aperçoit sous l’azur pâli du ciel, c’est « une chair vivante, une vaste nudité immaculée qu’un souffle faisait battre comme une poitrine de femme ». Je ne cite, bien entendu, que ce qui peut être cité. L’impuissance de l’écrivain à écarter ces sortes de visions témoigne assez de la violence avec laquelle il en est obsédé. – D’ailleurs, l’importance accordée à ces détails s’accorde bien avec la conception générale que M. Zola se fait de l’humanité. Il est clair que si l’on réduit la nature de l’homme aux instincts primitifs de la brute, il faut faire à l’instinct de reproduction une belle place. De là cette conception d’une société où ceux de toutes les classes, et presque de tous les âges, ont le même souci constant et la même préoccupation qui domine toutes les autres : c’est de se ruer aux plaisirs des sens et de s’y vautrer.
Une autre raison qui gâte chez M. Zola sa vision de la réalité, c’est son tour d’imagination romantique. Bien des fois il s’est révolté contre l’influence du romantisme qu’il sent très profonde en lui. « J’ai trop trempé dans la mixture romantique ; je suis né trop tôt. Si j’ai parfois des colères contre le romantisme, c’est que je le hais pour toute la fausse éducation littéraire qu’il m’a donnée. J’en suis et j’en enrage. » – « Ah ! nous y trempons tous dans la sauce romantique. Notre jeunesse y a trop barboté, nous en sommes barbouillés jusqu’au menton… Il se désespérait d’être né au confluent d’Hugo et de Balzac. » Et l’image ne manque pas d’à-propos. Le monde tel que le peint M Zola, fait assez bien songer à ce quelque chose d’hybride et de paradoxal que pourrait être le monde de Balzac, vu par les yeux d’Hugo. Mais peut-être Hugo n’est-il pas le grand coupable en cette affaire. Si M. Zola n’a pu, malgré des efforts « enragés », parvenir à exorciser ce démon romantique qu’il sent en lui, c’est, selon toute apparence, qu’il n’est pas seulement romantique par éducation, mais qu’il l’est de naissance, et qu’il a le romantisme dans le sang et dans les moelles.
Comme les romantiques, il sent en lui « le tourment d’un symbolisme secret ». Incapable de voir les choses, sauf à travers les conceptions de son cerveau, il s’efforce ensuite de les arranger de façon à composer un beau symbole tout plein de sens. On retrouverait ce souci dans chacun des romans de la série. Le Ventre de Paris symbolise assez clairement l’hostilité des repus et des affamés, des gras et des maigres. La Faute de l’abbé Mouret symbolise la lutte de la nature contre l’ascétisme religieux.
Nana symbolise la revanche des basses classes, envoyant à la société, pour la désorganiser, une créature de plaisir, comme une mouche d’or envolée d’un fumier. Dans Germinal, c’est l’intention symbolique elle-même qui donne au livre son titre, ce titre à tournure d’énigme : « Des hommes poussaient, une armée noire, vengeresse, qui germait lentement dans les sillons, grandissant pour les récoltes du siècle futur et dont la germination allait faire bientôt éclater la terre. » Mais l’œuvre même tout entière et prise dans son ensemble n’est qu’un vaste symbole. La triste famille des Rougon-Macquart symbolise la France impériale, « une époque de folie et de honte. »
Comme les romantiques, il a le goût du merveilleux, et il l’a au même degré que le goût des réalités basses. J’ai indiqué déjà le rôle mystérieux qu’il prête à la nature inanimée. Il aime à composer des spectacles d’un fantastique terrifiant : dans La Conquête de Plassans, l’incendie allumé par un fou ; dans La Bête humaine, la course vertigineuse d’une locomotive, emportée sans guide et sans frein à travers l’espace. Il se plait, dans Germinal, à nous promener par les galeries sombres de la mine, où s’agitent des formes spectrales, où des lanternes dansent dans le noir, ou s’entendent des appels qui prennent, dans cet inconnu, des sonorités tragiques et ressemblent à des râles.
Enfin, ce goût du merveilleux s’accuse dans le choix même du sujet qu’il a voulu traiter. Cette famille des Rougon-Macquart, vouée aux passions coupables, aux vices de toute sorte, à l’ivrognerie, à la folie, au crime, aux abominations de la chair et de l’esprit, c’est comme un pendant à l’antique famille des Atrides. Et en effet l’étude de l’hystérie, des maladies mentales et des affections nerveuses, c’est la source même du merveilleux moderne, du seul merveilleux qui puisse subsister dans une époque de science.
Ce qui contribue enfin à déformer l’aspect réel des choses, dans les romans de M. Zola, ce sont ses procédés de style, ou plutôt c’est l’unique procédé dont il se sert continûment et qui consiste dans l’accumulation des traits. En entassant les détails sur les détails, les images sur les métaphores, en ajoutant aux termes colorés les termes empruntés à la langue des parfums et les termes empruntés à la langue de la musique, il arrive à produire l’effet de quelque chose d’énorme. Le chef-d’œuvre du genre est évidemment la description, en cent cinquante pages, d’un jardin : le Paradou. Mais d’autres exemples ne seraient guère moins significatifs. La fameuse symphonie des fromages. — Un attroupement devant un tableau au Salon des refusés : « Il écoutait et regardait la foule. L’explosion continuait, s’aggravait dans une gamme ascendante de fous rires. Dès la porte, il voyait se fendre les mâchoires des visiteurs, se rapetisser les yeux, s’élargir les visages ; et c’étaient des souffles tempétueux d’hommes gras, des grincements rouillés d’hommes maigres, diminués par les petites flûtes aiguës des femmes… Le bruit de ce tableau si drôle venait de se répandre ; on se ruait des quatre coins du Salon, des bandes arrivaient, se poussaient, voulaient en être. » – Un goûter d’enfants : « C’étaient des gâteaux montés, des pyramides de fruits glacés, des empilements de sandwiches, et plus bas, toute une symétrie de nombreuses assiettes pleines de sucreries et de pâtisseries ; les babas, les choux à la crème, les brioches alternaient avec les biscuits secs, les croquignoles, les petits-fours aux amandes. Des gelées tremblaient dans des vases de cristal. Des crèmes emplissaient des jattes de porcelaine. Et les bouteilles de vin de Champagne, hautes comme la main, faites à la taille des convives, allumaient autour de la table l’éclair de leurs casques d’argent. On eût dit un de ces goûters gigantesques, comme les enfants doivent en imaginer en rêve. » Il n’est pas jusqu’à une dînette de bambins qui, décrite par M. Zola, ne prenne des dimensions colossales ! C’est ainsi que, sous l’action de cette vision grossissante, tous les objets et tous les êtres prennent un aspect uniforme, et uniformément monstrueux.
Cela même est ce qui fait l’originalité vraie de M. Zola et la qualité particulière de son talent. Réaliste, il ne l’est qu’au sens où on appelle réalistes ceux qui voient de préférence dans la vie ses mesquineries, et dans l’humanité ses laideurs. Il n’est pas poète, et pas même au sens le plus général du mot : il n’a pas l’imagination qui crée les âmes et les événements. Il n’a pas la fantaisie : il ne peut s’enlever de terre. Il n’a pas la sensibilité vraie, ce qui veut dire qu’à l’occasion il sera sentimental : quand il fait le projet de nous émouvoir, il ne sait que nous conter des histoires de petites filles phtisiques. Mais il a un don naturel de tout grandir et de tout enfler. Les objets et la vie lui apparaissent à travers un grossissement d’hallucination. Écrivain aux sensations fortes, au cerveau trouble et fumeux, il a voulu n’être qu’un peintre de la réalité, et il l’a peinte en effet telle qu’il l’a vue : c’est dans une sorte de perpétuel cauchemar.
René Doumic, Portraits d’écrivains, première série, 1892.